… c’est ainsi en effet, monsieur le garde des sceaux, qu’André Malraux décrivait, au fil de ses écrits, le point commun des divers visages du terrorisme. Il exprimait également dans Les Conquérants cette évidence que « la réussite d’une action terroriste dépend de la police qu’elle trouve en face d’elle ».
Tel est bien l’objet de la proposition de loi que vous nous présentez, monsieur le président de la commission des lois : que les actions terroristes échouent parce que nous aurons été bien préparés, en particulier dans le contexte d’une menace terroriste qui, dans l’actualité récente, s’est de nouveau révélée douloureuse pour notre pays et pour le monde occidental.
Pour que vous puissiez débattre et légiférer en toute connaissance de cause, pour que ce texte puisse utilement compléter notre dispositif, je commencerai par dire un mot de l’état actuel de cette menace.
Cette année est particulière, puisque la France accueillera non seulement les jeux Olympiques et Paralympiques – cela n’arrive qu’une fois par siècle ! –, mais également les cérémonies du quatre-vingtième anniversaire des débarquements de Normandie et de Provence.
Ces grands événements rassembleurs qui se tiendront sur notre sol pourraient, parce qu’ils sont symboliques et télévisés, donner lieu à la commission d’actes de terreur. La menace terroriste demeure très élevée dans notre pays. Depuis un an et demi, je n’ai cessé de le dire aux Français.
Ainsi, depuis 2012, la France a subi 25 attaques terroristes, qui ont causé 273 morts et des centaines de blessés. Depuis que j’ai l’honneur d’être ministre de l’intérieur – cela fera bientôt quatre ans –, 12 attentats djihadistes ont été déjoués, auxquels il faut ajouter 6 attaques liées à l’ultradroite et à l’ultragauche. Quant aux 10 derniers attentats perpétrés en France depuis 2020, ils ont causé la mort de 11 personnes et en ont blessé 16 autres.
Vous l’avez dit, monsieur le président de la commission des lois, l’année 2023 fut particulièrement meurtrière. En effet, après dix-neuf mois sans attentat, un radicalisé a assassiné sauvagement un enseignant, à Arras, le 13 octobre dernier. Le 2 décembre, un partisan de l’État islamique a tué un passant à Paris, dans le quartier du pont de Bir-Hakeim.
Cette récente vague d’attentats n’a pas épargné l’Europe. Je citerai plus particulièrement la Belgique, touchée le 16 octobre dernier, dans le contexte, propice au passage à l’acte, du conflit israélo-palestinien. Ce dernier déclenche des réactions à travers le monde ; c’est l’un des aspects de la menace endogène que nous subissons.
En effet, comme vous l’avez dit, monsieur le rapporteur, la menace actuelle, qui exige de faire preuve d’une grande vigilance, est d’abord endogène : elle est parmi nous. Ce sont en effet souvent des Français ou des étrangers présents depuis longtemps sur notre sol, inspirés ou influencés par la propagande djihadiste, qui sont le plus enclins à passer à l’acte.
Ces terroristes de l’intérieur agissent souvent de leur propre chef et, depuis 2018, ils sont très autonomes par rapport aux mouvements terroristes connus ; c’est un changement radical par rapport à ce que nous connaissions jusqu’alors. Cela étant, on observe à présent quelques éléments de divergence par rapport à cette dynamique : depuis un an, on assiste à un regain d’affiliation explicite à des organisations terroristes extérieures, comme l’État islamique.
Autre fait nouveau, déjà souligné : si les terroristes sont influencés par des contenus de propagande islamiste sur internet, ils sont également perméables à d’autres discours de haine, de violence et de négation des valeurs républicaines. Nous sommes passés d’une radicalisation dans des lieux de culte, que nous avons largement fait fermer, à une radicalisation sur internet ; nous sommes passés d’organisations associatives financées par l’extérieur à un séparatisme plus insidieux.
Le succès de ces discours sur les réseaux sociaux mobilise désormais des profils extrêmement jeunes et va bien au-delà de la mouvance radicale traditionnelle. Pour vous donner un ordre de grandeur, sachez que plus de la moitié des personnes impliquées dans un projet d’attentat depuis 2021 avaient moins de 20 ans. Le rajeunissement et l’isolement des individus auxquels font face les services de renseignement, notamment la DGSI, représentent un changement profond dans les caractéristiques des loups solitaires que nous connaissions.
Ces individus, souvent isolés socialement, mais très connectés virtuellement, sont des jeunes scolarisés qui complètent leur radicalisation par de mauvaises fréquentations ou, pour 30 % d’entre eux, souffrent d’une instabilité psychiatrique. Ce dernier point justifie le recours plus systématique des services de renseignement et de police à l’aide de professionnels de la psychiatrie pour les éclairer, mieux évaluer les risques et mieux en prendre en charge les individus en question. C’est évidemment un défi au moment où la santé mentale en France connaît par ailleurs des difficultés profondes.
Toutefois, la folie n’explique pas tout et il est évident que les discours se nourrissent d’abord de la thématique du « blasphème » – je ne fais pas mien ce terme – liée à la réédition des caricatures de Mahomet, comme on l’a vu en France, en Suède et au Danemark, ou de la thématique de l’« islamophobie » – j’insiste là encore sur les guillemets –, largement instrumentalisée ; ces thématiques font basculer dans la violence des individus plus difficilement détectables, obligeant tous les policiers et les gendarmes à rester sur le qui-vive. Les images de Gaza, les détournements, les fake news, mais aussi les drames que connaissent les musulmans à travers le monde sont des déclencheurs pour tous ceux qui, en France, souhaitent avoir une excuse pour passer à l’acte.
Le milieu carcéral – vous le savez mieux que personne, monsieur le garde des sceaux – demeure aujourd’hui un défi pour la sécurité nationale, mais le terrorisme piloté de l’étranger en est un autre, d’autant qu’il connaît un regain depuis dix-huit mois. Nous pensons en effet que, si des organisations islamiques comme l’État islamique, Daech, n’ont plus les moyens de perpétrer des attentats du type de ceux de 2015 ou de 2016, ils en ont toutefois toujours l’intention. Nous voyons ainsi refleurir des publications, des financements, des sélecteurs et parfois des proxys, qui poussent les services de renseignement européens, notamment français, à envisager de nouveau une menace exogène.
Vous le savez, la résurgence du conflit israélo-palestinien est très largement exploitée par la propagande djihadiste et de récentes publications de l’État islamique appellent à cibler Israël et les juifs partout sur le territoire européen et notamment en France, qui accueille la première communauté juive d’Europe.
Enfin, aux terroristes islamistes présents à l’intérieur de nos frontières, qu’ils soient ou non pilotés de l’étranger, s’ajoutent des menaces exacerbées par d’autres idéologies ; en effet, si le terrorisme islamiste est le principal de nos ennemis, il n’est pas le seul.
Il y a d’abord le terrorisme d’ultradroite, qui prospère depuis 2020. Il est porté par des réseaux subversifs et par des cellules dépendant de mouvements mondiaux, mais aussi par des acteurs isolés, endogènes, comme c’est le cas de la menace islamiste. Les accélérationnistes, mais aussi tous ceux qui s’inscrivent dans le monde survivaliste, sont particulièrement préoccupants. L’ultradroite est très armée, beaucoup plus que le reste de la population, et très connectée, grâce à des relais sur internet. Elle aussi instrumentalise les crises internationales ; je pense bien sûr au conflit israélo-palestinien, mais également au conflit ukrainien, dont reviennent certaines personnes.
La menace de l’ultragauche existe également. Nier son existence serait une erreur, une entorse à la vérité. Pour l’instant, il y a certes eu moins de projets d’attentat émanant de l’ultragauche que de l’ultradroite, mais personne n’est à l’abri de l’usage, par des militants ultraviolents se revendiquant de la gauche radicale, d’une violence se rapprochant à brève échéance du terrorisme. Déjà, sur la voie publique, l’ultragauche instrumentalise régulièrement les manifestations et fait feu de toutes les causes sociales ou environnementales. Le risque d’un passage à l’acte terroriste de l’ultragauche n’est pas théorique ; il est avéré par les services de renseignements, comme une opération de la DGSI l’a démontré l’année dernière.
Voilà donc l’état de la menace, qui est principalement islamiste, mais émane aussi de l’ultradroite et peut-être demain de l’ultragauche. Vous connaissez son ampleur, sa nature et ses objectifs.
Les services du ministère de l’intérieur et des autres ministères sont pleinement mobilisés et disposent d’un arsenal juridique renforcé depuis 2021.
Je pense d’abord à la loi du 30 juillet 2021 relative à la prévention d’actes de terrorisme et au renseignement, qui a pérennisé les mesures exceptionnelles de police administrative instaurées par la loi, dite loi Silt, du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme. Ces mesures permettent à l’administration d’adapter son travail, notamment d’information, et de contrôler beaucoup plus fortement tous ceux qui veulent attaquer notre façon de vivre. Le périmètre de ces actions « Silt » nous permet, sans nul doute, de faire face à de grands événements, comme le rassemblement d’un million et demi de personnes le 31 décembre dernier à Paris, la Coupe du monde de rugby ou la venue du Saint-Père à Marseille. Ce sera également le cas, évidemment, pour les jeux Olympiques et Paralympiques.
Je pense aussi à la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, dite loi Séparatisme. Elle a permis de lutter très efficacement contre le repli communautaire afin de combattre avec succès le « djihadisme d’atmosphère », pour reprendre l’expression de Gilles Kepel, qui favorise la radicalisation et le passage à l’acte. D’ailleurs, monsieur le président de la commission des lois, je serai très heureux de vous présenter, quand vous le souhaiterez, le bilan de cette loi, qui nous permet de lutter contre ceux qui attentent aux valeurs de la République, en fermant des écoles, en contraignant des lieux de culte à se transformer, en expulsant des prêcheurs, en contrôlant de façon continue le commerce et la médecine dite « préventive », ou encore en nous attaquant à la non-scolarisation des enfants et à l’idéologie radicale.
Je pense enfin à la loi du 24 janvier 2023 d’orientation et de programmation du ministère de l’intérieur (Lopmi), qui accorde à mes services des moyens humains et financiers, alors que nous avons doublé en un mandat le budget de la DGSI. Cette direction pourra compter jusqu’à 5 000 agents à la fin de l’année 2024 et en comptera 500 de plus lorsqu’elle emménagera, en 2028, dans le site unique de Saint-Ouen.
Autre moyen de renforcer notre action : l’éloignement des étrangers qui, que leur situation soit régulière ou irrégulière, sont inscrits au fichier de traitement des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT), les fameuses fiches S. Nous avons ainsi expulsé un nombre inédit d’étrangers radicalisés qui évoluaient sur notre territoire. Ces expulsions ont continuellement augmenté ; 999 étrangers radicalisés ont été expulsés depuis 2017, dont 131 au cours de la seule année 2023.
J’espère de tout cœur que les dispositions supplémentaires contenues, en la matière, dans le projet de loi pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration, dit projet de loi Immigration, seront validées par le Conseil constitutionnel et nous permettront de continuer ce travail, puisque, aujourd’hui, tous ceux qui peuvent être expulsés en vertu de la législation en vigueur le sont déjà.
Nous sommes également mobilisés pour garantir la prise en charge précoce des individus susceptibles de commettre un attentat. La seule DGSI a ainsi transmis près de 90 signalements de ce type en 2023, dont plus de 40 pour des faits d’apologie du terrorisme.
La proposition de loi de M. Buffet qui est soumise à votre assemblée aujourd’hui vise à compléter ces dispositions et à renforcer la coordination de tous les services autour du ministère de l’intérieur et de la DGSI, chef de file de la lutte antiterroriste sur le territoire national. Son objectif principal est de préserver – vous l’avez indiqué, monsieur le président de la commission – l’équilibre, nécessaire dans une démocratie, entre le besoin de sécurité et la préservation des libertés.
Je souhaite particulièrement m’attarder sur les dispositions qui concernent le ministère de l’intérieur, c’est-à-dire le titre III.
L’évolution du régime de l’enquête sous pseudonyme à laquelle procède l’article 6 vise à mieux répondre aux besoins de souplesse opérationnelle exprimés par les services ; elle nous permettra à coup sûr de mieux fonctionner.
L’interdiction de paraître dans les lieux exposés à un risque de menace grave ou terroriste est particulièrement pertinente, notamment dans la perspective des jeux Olympiques et Paralympiques.
L’élargissement des motifs, énumérés dans le code de la sécurité intérieure, de dissolution d’associations et de groupements de fait permettra de ne pas laisser prospérer sur notre territoire des structures qui appellent à commettre des violences en groupe ; je crois que, pour rédiger cette disposition, M. le rapporteur s’est inspiré de la récente jurisprudence du Conseil d’État.
Enfin, le rétablissement du délit de détention de contenus apologétiques pourrait nous permettre d’atteindre un objectif que nous visons depuis bien longtemps et que le Parlement nous a refusé à maintes reprises. J’en remercie donc le Sénat et M. le rapporteur, même si je mesure le chemin qu’il reste à parcourir jusqu’à la validation de cette mesure par le Conseil constitutionnel.
Au-delà de formulations qui pourront être corrigées aujourd’hui et, peut-être, demain à l’Assemblée nationale, j’ai, monsieur le président de la commission, monsieur le rapporteur, deux réserves principales sur les dispositions de ce texte, même si, vous l’aurez compris, j’en partage l’esprit.
Ma première réserve porte sur l’instauration, à l’article 12, d’une circonstance aggravante au délit d’apologie et de provocation à des actes de terrorisme lorsque les propos incriminés sont tenus, lors de l’exercice du culte ou dans un lieu de culte, par un ministre du culte. Le Conseil d’État a déjà eu l’occasion de se prononcer sur une disposition similaire, voulue par le Gouvernement, dans son avis du 3 décembre 2020 sur le projet de loi Séparatisme ; il avait considéré à l’époque qu’il n’était « pas souhaitable de multiplier les particularités de la règle pénale en prévoyant, pour des infractions identiques, des sanctions différentes selon la situation de l’auteur de l’infraction ».
J’ajoute que la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État reconnaît le caractère particulier du lieu de culte. Ainsi, au regard du droit pénal, le fait de s’en prendre à un ministre du culte ou de perturber un culte est une circonstance aggravante ; en revanche, la qualité de ministre du culte de l’auteur d’infractions n’en est jamais une. Par conséquent, peut-être serait-il plus prudent, donc plus utile, de ne pas exposer cette mesure au risque de censure constitutionnelle, donc de suivre l’avis du Conseil d’État. Vous l’aurez compris, je partage votre souhait sur le fond, mais une telle mesure me semble risquée, quelques mois seulement après un avis négatif du Conseil d’État sur cette question.