Intervention de Éric Dupond-Moretti

Réunion du 23 janvier 2024 à 14h30
Condamnés terroristes et lutte antiterroriste — Discussion d'une proposition de loi dans le texte de la commission

Éric Dupond-Moretti :

Monsieur le président, monsieur le ministre de l’intérieur et des outre-mer, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, le terrorisme islamique est un fléau contemporain des sociétés occidentales et démocratiques, un fléau que nous devons combattre de toutes nos forces, afin d’assurer la sécurité de nos concitoyens et la sauvegarde de nos valeurs.

Notre rôle, en tant que responsables politiques, est d’être à la hauteur de ce combat ; c’est ce qu’attendent de nous nos compatriotes. La France n’a pas à rougir de ce qu’elle a déjà fait ; nous pouvons même nous féliciter d’avoir un des dispositifs antiterroristes les plus complets au monde.

En effet, depuis 1986, la France a considérablement renforcé son arsenal de prévention et de répression du terrorisme. Tous les actes de terrorisme ont été érigés en infractions autonomes punies de peines aggravées. Ces infractions relèvent d’un régime procédural particulier, caractérisé par la centralisation des poursuites, de l’instruction et du jugement. Nous avons également créé un régime dérogatoire qui renforce l’efficacité des enquêtes et l’effectivité de l’exécution des peines. Les aménagements et réductions de peines sont ainsi strictement limités. En outre, les auteurs d’infractions terroristes font l’objet d’une prise en charge pénitentiaire spécifique.

J’irai même plus loin : notre arsenal s’est adapté aux évolutions de la menace terroriste. Le Parlement l’a ainsi renforcé en créant, en 2019, le parquet national antiterroriste (Pnat). Ce faisant, vous avez consacré l’existence d’un parquet autonome spécialisé, qui, depuis lors, a démontré son efficacité.

La proposition de loi que votre assemblée est appelée à examiner aujourd’hui vise à apporter des réponses complémentaires pour mieux lutter contre le terrorisme et la radicalisation ; à cet égard, je tiens à saluer le travail de M. Buffet, dont l’engagement sur ces questions n’est plus à démontrer.

Certaines dispositions du texte représentent des ajustements de notre droit. Elles sont nécessaires et, disons-le, bienvenues. D’autres dispositions apparaissent en revanche plus discutables et exigent que nous les retravaillions ensemble : quelques-unes semblent soulever des problèmes de constitutionnalité ; quelques autres, des problèmes opérationnels.

En effet, si notre système repose sur un traitement spécifique des procédures en matière de terrorisme, il demeure évidemment respectueux de notre État de droit. J’ai, depuis toujours, la conviction intime que ce qui distingue la civilisation de la barbarie, c’est la règle de droit, et, contrairement à ce qu’affirment certains populistes, de plus en plus nombreux, l’État de droit n’est pas un obstacle à la lutte contre le terrorisme : il en est l’instrument. C’est pourquoi la lutte contre la radicalisation doit reposer sur un régime respectueux de la légalité ; nous serons tous d’accord sur ce point, me semble-t-il.

Dans son œuvre normative, le législateur a toujours cherché à concilier la nécessaire spécificité de la lutte contre une criminalité complexe, dont la finalité n’est rien de moins que l’effondrement de notre modèle de société, avec la défense des valeurs de notre République. Et je suis convaincu que, cet après-midi, au moment où nous abordons ce débat, vous avez de nouveau à l’esprit cet impérieux besoin d’équilibre.

Ce texte, mesdames, messieurs les sénateurs, crée tout d’abord de nouvelles mesures judiciaires de sûreté applicables aux personnes condamnées pour des actes de terrorisme et paraissant présenter un certain danger, quand leur peine arrive à son terme. Je souhaite rappeler quelques éléments à cet égard.

Un travail important est réalisé dans nos établissements pénitentiaires pour prévenir la radicalisation des détenus et freiner tout prosélytisme délétère. Mes services travaillent pour assurer l’évaluation et la prise en charge des personnes condamnées pour des faits de terrorisme ou présentant des signes de radicalisation. La remise en liberté de détenus condamnés, potentiellement toujours radicalisés, mais ayant purgé leur peine, est accompagnée, bien évidemment, de mesures de surveillance.

Depuis 2017, nous nous sommes efforcés de créer des dispositifs novateurs et d’améliorer les mesures existantes. Notre droit comporte désormais de nombreuses mesures administratives et judiciaires qui permettent d’assurer le suivi des condamnés pour des actes de terrorisme à l’issue de leur incarcération.

Ces personnes peuvent notamment faire l’objet d’un suivi sociojudiciaire permettant de les contrôler pendant une durée longue – dix, vingt ou trente ans –, voire toute leur vie, selon les cas. Cette mesure particulièrement rigoureuse est désormais, depuis la loi du 10 août 2020 instaurant des mesures de sûreté à l’encontre des auteurs d’infractions terroristes à l’issue de leur peine, obligatoire en matière de terrorisme.

Ensuite, une surveillance judiciaire peut également être prononcée à la sortie de la détention. Cela permet d’imposer des obligations aux personnes considérées comme dangereuses. La mesure judiciaire de prévention de la récidive terroriste et de réinsertion, instaurée par la loi du 30 juillet 2021, permet que la situation de certains détenus soit examinée, sur réquisition du procureur du Pnat, par la commission pluridisciplinaire des mesures de sûreté, après évaluation de la personne concernée au sein du centre national d’évaluation des publics radicalisés du centre pénitentiaire de Vendin-le-Vieil. Une fois la décision judiciaire prise, si ces personnes sont soumises à des obligations et à des interdictions après leur remise en liberté, elles font l’objet d’un accompagnement resserré, du point de vue non seulement sanitaire et social, mais encore éducatif, psychologique ou psychiatrique.

En outre, toute personne condamnée pour terrorisme, apologie du terrorisme ou provocation au terrorisme est inscrite au fichier judiciaire national automatisé des auteurs d’infractions terroristes (Fijait), ce qui emporte notamment l’obligation de déclarer son adresse et de signaler tout déplacement à l’étranger.

Enfin, à ces mesures judiciaires s’ajoutent des mesures administratives, au premier rang desquelles figurent les Micas, instaurées par la loi Silt du 30 octobre 2017.

L’efficacité globale de ces dispositifs repose à la fois sur leur complémentarité et sur une parfaite articulation entre, d’une part, les autorités administratives et, d’autre part, l’autorité judiciaire.

La présente proposition de loi remplace la mesure judiciaire de prévention de la récidive terroriste et de réinsertion par une nouvelle mesure, qui avait déjà été proposée par le Sénat en 2021.

La rédaction proposée prévoit le prononcé d’obligations et d’interdictions de même nature que celles qui sont prévues dans les Micas. Une telle superposition serait de nature à fragiliser la légalité des Micas qui seraient prononcées à l’encontre des mêmes personnes, alors que les Micas permettent de prononcer des obligations plus rigoureuses. C’est notamment le cas de l’interdiction de fréquenter certaines personnes.

Le droit actuel distingue clairement les finalités de la mesure administrative de celles de la mesure judiciaire, la première étant destinée à assurer la surveillance de la personne, alors que la seconde vise à prévenir la récidive. Nous considérons que la superposition de dispositifs de sûreté différents nuit à l’efficacité de l’action que l’État mène dans ses fonctions administratives et judiciaires.

Ce texte crée également une rétention de sûreté applicable à des personnes qui ne souffrent d’aucun trouble de la personnalité médicalement constaté, mais qui présentent un certain danger.

Une telle mesure privative de liberté, fondée sur un soupçon d’ordre criminologique, serait, à mon sens, contraire à notre Constitution. Je souhaite attirer l’attention de la Haute Assemblée sur un point particulier : les mesures de sûreté doivent respecter le principe résultant de l’article IX de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, selon lequel la liberté ne saurait être entravée par une « rigueur qui ne serait pas nécessaire ». Or, à plusieurs reprises, le Conseil constitutionnel a tenu à rappeler la vigilance dont doit faire preuve le législateur quant au caractère « adapté, nécessaire et proportionné » des mesures restrictives de liberté lorsqu’elles sont imposées à des personnes ayant purgé leur peine. Il ne faudrait pas laisser penser que nous sommes prêts à instaurer une quelconque forme de justice prédictive, laquelle serait la négation de l’idée même de justice, puisqu’elle reviendrait à condamner sur un simple soupçon.

Dans le prolongement de mes premières observations, je veux maintenant dire un mot du délit de détention d’images terroristes, qui figure dans le texte que vous allez examiner. Un tel délit a déjà été jugé contraire à la Constitution : la seule adhésion à une idéologie terroriste, sans qu’il en soit fait l’apologie, ne suffit pas à caractériser une volonté de commettre un acte terroriste. Cela étant, votre commission des lois propose d’élargir la répression de l’apologie d’actes terroristes lorsque celle-ci est faite sur un réseau privé. Cette mesure va dans le bon sens, car il ne fait aucun doute que l’apologie du terrorisme doit être sanctionnée, même si elle est non publique.

Je souhaite également saluer le travail de la commission des lois sur un certain nombre de mesures qui apparaissent opportunes. Il s’agit essentiellement des améliorations apportées aux Micas et au dispositif d’information des préfets concernant les soins psychiatriques d’une personne radicalisée.

Plusieurs autres mesures retiennent mon attention : le placement sous bracelet électronique des mineurs, le contrôle judiciaire de ces derniers lorsqu’ils sont âgés de 13 ans à 16 ans, la possibilité de prononcer une peine en audience unique, la prolongation d’un placement pénal avec suivi effectué par la protection judiciaire de la jeunesse au-delà de 18 ans, ou encore la révocation du sursis probatoire et du suivi sociojudiciaire. Ces mesures, qui vont dans le bon sens, pourront être perfectionnées par la suite, notamment sur le plan technique.

En conclusion, je reconnais que l’objectif de ce texte est louable. Nous devons néanmoins rester vigilants quant au respect des exigences constitutionnelles. Je souhaite donc vivement que la proposition de loi soit améliorée, pour consolider un édifice déjà robuste en matière de lutte contre le terrorisme.

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