Intervention de Bruno Le Maire

Commission des affaires européennes — Réunion du 12 décembre 2023 à 17h00
Comptes rendus de la commission des affaires europeennes

Bruno Le Maire, ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique :

Monsieur le président, monsieur le président de la commission des finances, monsieur le rapporteur général, mesdames et messieurs les sénateurs, je vous remercie de m'accueillir pour cette audition sur les nouvelles règles du Pacte de stabilité et de croissance. Ce sujet, s'il ne fait pas la une des journaux, est probablement l'un des plus stratégiques que nous avons à traiter pour les années voire les décennies à venir. Je voudrais dresser deux constats avant de répondre à vos questions. D'abord, les écarts de dettes et de situations budgétaires entre les États membres n'ont jamais été aussi élevés depuis la crise du Covid et la crise inflationniste. L'écart maximal de niveau de dette publique entre l'État le plus endetté, la Grèce, et les États les moins endettés, est proche de 150 points : le niveau de dette publique de la Grèce atteint 166 % de son PIB quand celui du Luxembourg représente 25 % de sa richesse nationale. Chacun mesure que, dans ce contexte, les règles anciennes, dont l'application est suspendue jusqu'à la fin de l'année 2023, sont obsolètes. Si contenir la dette publique en deçà de 60 % a du sens lorsque l'écart est compris entre 40 et 70 %, cela n'en a plus lorsque cet écart est compris entre 25 et 170 % de la richesse nationale.

Le second constat est très important parce que le Pacte de stabilité et de croissance doit servir un objectif politique. Mon principal sujet de préoccupation aujourd'hui est l'écart de croissance et de productivité entre les États-Unis et l'Europe. Nous sommes en train de perdre la partie. La croissance des États-Unis a augmenté de 2,5 % en 2023 quand les États de la zone euro ont vu leur croissance progresser de 0,6 %, soit une différence de deux points de croissance. Nous ne pouvons pas nous satisfaire d'une situation dans laquelle l'économie américaine est en forte croissance, crée beaucoup d'emplois, investit, innove et récupère des pans entiers de l'industrie européenne, tandis que l'Europe reste les bras croisés.

Depuis plusieurs mois, nous plaidons, avec le Président de la République, pour que l'Europe procède de façon urgente aux investissements, qu'ils soient nationaux ou européens, nécessaires en matière de décarbonation, d'innovation et de sécurité. Je le répète : le Pacte de stabilité et de croissance doit servir un objectif politique, et notre objectif politique est de construire une Europe puissante et prospère, et non une Europe en récession et en proie à l'austérité.

Je voudrais également souligner qu'il est impératif de mesurer les besoins d'investissement massifs de ce début de XXIème siècle. Investir dans la décarbonation économique et dans l'industrie verte est indispensable si nous souhaitons ne pas délaisser des pans entiers de l'économie au profit des États-Unis. La guerre en Ukraine nous rappelle douloureusement que des investissements dans la défense sont également indispensables. Enfin, il est nécessaire de procéder à des investissements en matière d'intelligence artificielle pour servir notre ambition de concevoir une intelligence artificielle générative européenne indépendante. À ce sujet, je souhaite que chacun appréhende bien les deux voies qui s'ouvrent devant nous : ou bien nous serons demain de simples clients de ChatGPT, de Google ou de Microsoft, et dès lors nous ne serons plus indépendants, ou bien nous créons dès aujourd'hui notre propre intelligence artificielle générative, avec nos propres entreprises, au prix d'investissements colossaux. La semaine dernière, le président de Microsoft m'indiquait que son entreprise entendait investir dans les années à venir 100 milliards d'euros en achat de microprocesseurs. Autrement dit, aucun État européen, ni même l'Union européenne dans son ensemble, n'atteint à elle seule le montant de l'investissement d'une seule entreprise privée américaine.

Dans ce contexte, il est évidemment indispensable de revenir sur les règles définies à la fin du siècle dernier. Si nous ne définissons pas de nouvelles règles immédiatement, nous reviendrons au 1er janvier 2024 aux règles anciennes qui, je l'ai indiqué, sont totalement obsolètes. Il s'agirait à la fois d'une erreur économique, car ces règles procycliques nous entraîneraient dans l'austérité, et d'une faute politique qui attesterait de l'impuissance des États européens à se mettre d'accord sur des éléments structurants de leur avenir commun.

Nous estimons qu'il convient d'établir, pour le prochain quart de siècle au moins, de nouvelles règles reposant sur trois principes. Le premier est la différenciation des trajectoires budgétaires nationales. Comme je l'ai indiqué, initier une trajectoire budgétaire à partir de 25 % de dette publique est sans commune mesure avec une situation où la dette représente 160 % de la richesse nationale. Il s'agit d'une évidence qu'il n'est pas inutile de rappeler. Nous souhaitons que, sur la base d'une évaluation de la dette et de sa soutenabilité, c'est-à-dire sur la base d'une Debt sustainability analysis (DSA), des trajectoires différenciées de réduction de la dette et de réduction du déficit soient définies, qui correspondent à la situation de chaque État.

Le deuxième principe est celui de l'appropriation, c'est-à-dire qu'il revient à chaque État de définir sa propre trajectoire budgétaire nationale. Ce point est très important pour contrer l'affirmation récurrente, émanant en particulier de certains partis politiques, selon laquelle la Commission européenne dicte à la France les règles qu'elle doit suivre, ce qui est totalement faux. Au contraire, ces nouvelles règles reposeront sur des propositions des États membres.

Enfin, le troisième principe que nous avons défendu, qui est absolument fondamental et qui était au coeur de la négociation, repose sur la nécessité de prendre en compte les investissements et les réformes, tant sur le volet préventif du Pacte de stabilité et de croissance, c'est-à-dire lorsque le déficit est inférieur à 3 % du PIB, que sur son volet correctif, lorsque ce déficit est supérieur à 3 % du PIB. Nous souhaitons que, dans tous les cas de figure, les États membres trouvent un intérêt à investir et à procéder à des réformes structurelles, sans quoi l'Europe sera le continent de l'austérité au lieu d'être le continent de la prospérité.

Telle est la position que nous défendons au cours de ces négociations. Depuis plus d'un an, les multiples rencontres avec mon homologue allemand, M. Christian Lindner, me permettent de vous annoncer que nous sommes désormais très proches d'un accord. Nous avons progressé sur chacun des points que j'ai mentionnés. Dans le cadre du volet préventif, l'accord est quasiment complet. Sur la différenciation, une DSA sera effectuée pour chaque État, tenant compte de ses particularités, de sa croissance potentielle, de sa démographie ou encore de la situation de ses finances publiques. Sur la base de cette DSA, un système d'ajustement sera mis en place pour placer l'État sur une trajectoire soutenable à moyen terme, c'est-à-dire à l'horizon d'une décennie. Cette différenciation reposera sur un indicateur précis, à savoir la croissance des dépenses primaires hors charges d'intérêt de la dette et nettes des mesures de prélèvements obligatoires qui pourraient être décidées par les États.

Par ailleurs, il est convenu, conformément à la position constante de la France, qu'une extension du redressement de la dette de quatre à sept ans sera possible dans le cas où un État procèderait à certains investissements précisément définis, notamment sur la décarbonation, ou bien enclencherait des réformes structurelles. Ce dispositif nous semble particulièrement vertueux.

Le principe de l'appropriation montre que chaque État peut définir de manière indépendante sa méthode pour atteindre un nécessaire désendettement, tout en respectant les règles communes qu'implique un ensemble budgétaire commun.

La discussion qui s'est tenue les 7 et 8 décembre 2023 au sein de l'Ecofin portait sur le volet correctif du Pacte de stabilité et de croissance. L'intérêt direct de la France est engagé sur cette question, puisque son déficit public dépasse 3 % de son PIB, et que cette situation, dans l'état actuel de la loi de programmation des finances publiques, durera jusqu'en 2027. Si nous pouvons faire mieux, si la croissance est au rendez-vous et que les parlementaires, dans leur grande sagesse, proposent des économies supplémentaires, nous en serons très heureux. Mais, pour le moment, la procédure pour déficit excessif nous concerne. Dès lors, la règle appliquée suppose un ajustement structurel de 0,5 point par an tenant compte de la charge d'intérêt de la dette.

Il s'agit d'une règle sur laquelle l'immense majorité des États membres ne souhaite pas revenir, estimant que tout assouplissement poserait une difficulté. Or le défaut de cette règle, comme je l'ai indiqué, tient à son caractère procyclique. Dans une situation où tant d'États sont en récession ou en croissance très faible, et que la croissance moyenne de l'Union européenne est elle-même faible, l'application stricte d'une telle règle conduira à alimenter la récession et le ralentissement de la croissance en Europe. La Grèce a connu une situation similaire lors de la crise financière, quand les règles très strictes qui lui ont été imposées n'ont eu pour résultat que de freiner son redressement.

Nous avons par conséquent négocié, notamment avec notre partenaire allemand, et nous sommes convenus de la possibilité, au cours des années 2025, 2026 et 2027, de déduire de l'augmentation de la charge d'intérêt de la dette les investissements et les réformes que nous entreprendrons. Il s'agit bien entendu d'une incitation à réaliser des investissements dans la décarbonation et à mener des réformes structurelles alimentant la croissance, y compris en présentant un déficit public au-dessus des 3 % de PIB.

Je voudrais saluer l'esprit d'ouverture de mon homologue allemand, M. Christian Lindner, qui nous a permis de trouver ce compromis. Nous nous sommes montrés très clairs quant au respect des règles. La France a accepté un certain nombre de garde-fous, et l'Allemagne, de son côté, a accepté de tenir compte de notre demande, à mon sens justifiée et indispensable, d'inclure les investissements et les réformes dans le volet correctif. Les garde-fous que nous avons acceptés sont rigoureux. Je considère qu'il est indispensable que les nouvelles règles définies fassent l'objet de contrôles sérieux, contrairement aux anciennes règles qui étaient si strictes et dotées de garde-fous si rigides, qu'elles n'ont jamais été appliquées en 25 ans, ce qui n'est pas la meilleure garantie de leur crédibilité.

Le premier garde-fou de ces nouvelles règles est l'obligation faite aux États, une fois sortis de la procédure pour déficit excessif, de réduire leur dette d'un point en moyenne par an. Ce point a été l'objet d'une âpre négociation, l'Allemagne préférant une baisse systématique d'1 point de la dette chaque année. Durant plusieurs semaines, nous avons négocié que la baisse de la dette soit de 1 point en moyenne par an, afin de tenir compte des aléas conjoncturels. En effet, il vaut mieux réduire la dette de 0,8 point une année, et 1,2 point l'année suivante, et atteindre 1 point en moyenne, que d'être obligé chaque année de baisser systématiquement la dette de 1 point.

Sur le déficit, nous sommes parvenus à un accord sur un objectif cible de 1,5 % de déficit structurel. Afin d'éviter toute confusion, je précise qu'il ne s'agit pas, comme j'ai pu le lire dans la presse, de diviser par deux l'objectif cible de l'actuel pacte de stabilité et de croissance. Dans le pacte actuel, la cible est fixée à 0,5 %. La règle des 3 % de déficit représente un plafond. Il convient donc de comparer ce qui est comparable. Nous passons d'un objectif cible de 0,5 % à un objectif cible de 1,5 %, ce qui laisse davantage de marge de manoeuvre. Le plafond reste quant à lui à 3 %, puisqu'il s'agit du seuil à partir duquel le niveau de dette publique peut baisser dans un État membre. Concernant ce déficit, l'objectif est d'atteindre 0,4 point par an d'ajustement afin de parvenir à cet objectif cible de 1,5 point de déficit structurel. Là aussi, dans le cadre du volet préventif, la possibilité est ouverte d'un ajustement plus lent, de 0,25 point par an, si un État réalise des investissements ou mène des réformes structurelles.

La véritable victoire française dans cette négociation est l'obtention, sur le volet correctif comme sur le volet préventif, d'une incitation à réaliser des investissements et à mener des réformes structurelles telles que la réforme des retraites ou la réforme de l'assurance chômage.

Enfin, dans ce nouveau cadre règlementaire, les sanctions seront plus progressives, moins procycliques, et pourront être révisées tous les six mois. Ces nouvelles règles seront par conséquent davantage crédibles que les règles actuelles qui, je le répète, n'ont jamais été appliquées.

Je terminerai mon propos par trois remarques. D'abord, l'accord n'est pas définitif. Si nous avons conclu avec l'Allemagne un accord soutenu par l'Italie et la présidence espagnole, ce qui représente une avancée majeure, il reste à convaincre les États du Nord, les États dits frugaux, les États baltes, les Pays-Bas, la Finlande, la Suède et le Danemark de le rejoindre. Une nouvelle réunion des ministres des finances européens se tiendra avant la trêve de fin d'année pour finaliser cet accord. Je tiens à souligner l'état d'esprit très coopératif dans lequel nous avons travaillé avec l'Allemagne, avec l'Italie et avec la présidence espagnole, et je salue en particulier le travail remarquable effectué par Nadia Calviño, qui est appelée à devenir présidente de la Banque européenne d'investissement.

Ensuite, je voudrais souligner que ces nouvelles règles, non seulement sont adaptées à la réalité de la situation économique, mais sont également moins brutales. Je donnerai comme exemple la règle actuelle du 1/20ème, absurde et totalement inatteignable. Elle stipule qu'un État dont la dette publique excède le plafond de 60 % de la richesse nationale est obligé de réduire le montant de sa dette de l'écart à 60 % au rythme de 1/20ème par an. Appliquée à la France, dont le niveau de dette publique s'établit à 110 % du PIB, l'écart par rapport à la cible à 60 % est de 50 points. La règle impose donc une réduction obligatoire de la dette de 2,5 points de PIB par an. Le point de PIB étant à 26 milliards d'euros, cela suppose de réaliser 65 milliards d'euros d'économies par an. Autrement dit, une telle obligation garantit une récession pour les années à venir. De telles règles tuent la croissance et tuent le rétablissement des finances publiques : elles n'ont plus aucun sens aujourd'hui.

Enfin, les nouvelles règles préservent nos capacités en matière d'investissement et de réforme. Je le répète, il s'agit pour moi du point clé que nous avons obtenu après des mois de négociation. J'espère dorénavant, et je compte me battre pour cela, qu'un accord global sera conclu avant la fin de l'année par tous les membres de l'Union européenne, afin que ces nouvelles règles, plus responsables et plus efficaces, puissent désormais s'appliquer.

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