Commission des affaires européennes

Réunion du 12 décembre 2023 à 17h00

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • allemagne
  • croissance
  • dette
  • déficit
  • europe
  • négociation
  • pacte
  • productivité
  • stabilité

La réunion

Source

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-François Rapin

Mesdames et messieurs les sénateurs, chers collègues, nous auditionnons aujourd'hui M. Bruno Le Maire, ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, à propos de la réforme du Pacte de stabilité et de croissance. Nous vous remercions, monsieur le ministre, de vous être rendu disponible pour cette audition par la commission des affaires européennes du Sénat à laquelle nous avons également convié trois membres de la commission des finances, M. Claude Raynal, son président, M. Jean-François Husson, rapporteur général, ainsi que M. Jean-Marie Mizzon, rapporteur spécial.

Le Pacte de stabilité et de croissance, adopté en 1997, vise à garantir une coordination des politiques budgétaires des États membres afin d'assurer le bon fonctionnement de l'union économique et monétaire. Il reprend les critères du traité de Maastricht comprenant un ratio de 3 % du produit intérieur brut (PIB) pour le déficit public, et un ratio de 60 % du PIB pour la dette publique. Ce Pacte comprend deux volets, un volet préventif visant à garantir des politiques budgétaires saines à moyen terme, et un volet correctif comportant une procédure de déficit excessif pouvant être déclenchée lorsque les seuils de déficit et de dette sont dépassés. Depuis mars 2020 et le début de la crise du Covid, les règles du Pacte de stabilité et de croissance sont suspendues en raison de l'activation de la clause dérogatoire. Initialement prévue pour la fin de l'année 2022, la désactivation de cette clause a été repoussée à la fin de l'année 2023 en réaction aux conséquences économiques de l'invasion de l'Ukraine par la Russie.

Le retour aux règles de la période précédant la crise du Covid apparaît aujourd'hui difficile. D'une part, leur réintroduction sans flexibilité mettrait en difficulté de nombreux États membres, en premier lieu la France, compte tenu de la dégradation de leurs finances publiques. D'autre part, la prise de conscience de l'importance des investissements à réaliser en matière de défense et de transition numérique et climatique rend inadapté le cadre actuel. Dès lors, une réforme s'impose.

Quels seraient les contours de ce nouveau cadre ? Cette question était la semaine dernière à l'ordre du jour de notre commission. Mercredi 6 décembre, nos rapporteures, Florence Blatrix Contat et Christine Lavarde, nous ont présenté une communication faisant le point sur l'avancée des négociations. Le soir même, monsieur le ministre, vous dîniez avec vos collègues ministres des finances de l'Union européenne dans l'espoir de vous mettre d'accord. La négociation a duré tard dans la nuit et s'est poursuivie le lendemain. Vous avez plaidé pour une flexibilité dans le rythme de réduction des déficits pour les États membres faisant l'objet d'une procédure de déficit excessif, à condition qu'ils investissent dans des secteurs stratégiques ou mènent des réformes structurelles porteuses de croissance.

Malgré des avancées substantielles, la négociation n'a finalement pas abouti. Vous avez indiqué qu'un accord avait été trouvé sur 95 % de la réforme, quand votre homologue allemand, M. Christian Lindner, estimait pour sa part que les propositions espagnoles de compromis constituaient le début d'un autre débat technique et non sa conclusion. Le Conseil pour les affaires économiques et financières (Ecofin) semble prêt à se réunir encore pour trouver un accord d'ici la fin de l'année. Le temps presse en effet, car les nouvelles règles doivent être approuvées par le Parlement européen avant sa dissolution en avril, les élections européennes se tenant au mois de juin.

Monsieur le ministre, nous aimerions que vous nous présentiez d'abord la position que vous défendez au nom de la France dans ces négociations. Ensuite, vous pourriez nous exposer ce qui a déjà été convenu avec nos partenaires européens et nous donner des précisions à propos des 5 % qui restent sur la table des négociations, puisque vous avez indiqué que 95 % des discussions avaient abouti à un accord. Ces 5 %, comme le dernier kilomètre, ne sont-ils les plus difficiles à achever ? Nous sommes curieux de savoir dans quelle mesure vos échanges bilatéraux avec votre homologue allemand peuvent nourrir un certain optimisme. Monsieur le ministre, je vous cède la parole.

Debut de section - Permalien
Bruno Le Maire, ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique

Monsieur le président, monsieur le président de la commission des finances, monsieur le rapporteur général, mesdames et messieurs les sénateurs, je vous remercie de m'accueillir pour cette audition sur les nouvelles règles du Pacte de stabilité et de croissance. Ce sujet, s'il ne fait pas la une des journaux, est probablement l'un des plus stratégiques que nous avons à traiter pour les années voire les décennies à venir. Je voudrais dresser deux constats avant de répondre à vos questions. D'abord, les écarts de dettes et de situations budgétaires entre les États membres n'ont jamais été aussi élevés depuis la crise du Covid et la crise inflationniste. L'écart maximal de niveau de dette publique entre l'État le plus endetté, la Grèce, et les États les moins endettés, est proche de 150 points : le niveau de dette publique de la Grèce atteint 166 % de son PIB quand celui du Luxembourg représente 25 % de sa richesse nationale. Chacun mesure que, dans ce contexte, les règles anciennes, dont l'application est suspendue jusqu'à la fin de l'année 2023, sont obsolètes. Si contenir la dette publique en deçà de 60 % a du sens lorsque l'écart est compris entre 40 et 70 %, cela n'en a plus lorsque cet écart est compris entre 25 et 170 % de la richesse nationale.

Le second constat est très important parce que le Pacte de stabilité et de croissance doit servir un objectif politique. Mon principal sujet de préoccupation aujourd'hui est l'écart de croissance et de productivité entre les États-Unis et l'Europe. Nous sommes en train de perdre la partie. La croissance des États-Unis a augmenté de 2,5 % en 2023 quand les États de la zone euro ont vu leur croissance progresser de 0,6 %, soit une différence de deux points de croissance. Nous ne pouvons pas nous satisfaire d'une situation dans laquelle l'économie américaine est en forte croissance, crée beaucoup d'emplois, investit, innove et récupère des pans entiers de l'industrie européenne, tandis que l'Europe reste les bras croisés.

Depuis plusieurs mois, nous plaidons, avec le Président de la République, pour que l'Europe procède de façon urgente aux investissements, qu'ils soient nationaux ou européens, nécessaires en matière de décarbonation, d'innovation et de sécurité. Je le répète : le Pacte de stabilité et de croissance doit servir un objectif politique, et notre objectif politique est de construire une Europe puissante et prospère, et non une Europe en récession et en proie à l'austérité.

Je voudrais également souligner qu'il est impératif de mesurer les besoins d'investissement massifs de ce début de XXIème siècle. Investir dans la décarbonation économique et dans l'industrie verte est indispensable si nous souhaitons ne pas délaisser des pans entiers de l'économie au profit des États-Unis. La guerre en Ukraine nous rappelle douloureusement que des investissements dans la défense sont également indispensables. Enfin, il est nécessaire de procéder à des investissements en matière d'intelligence artificielle pour servir notre ambition de concevoir une intelligence artificielle générative européenne indépendante. À ce sujet, je souhaite que chacun appréhende bien les deux voies qui s'ouvrent devant nous : ou bien nous serons demain de simples clients de ChatGPT, de Google ou de Microsoft, et dès lors nous ne serons plus indépendants, ou bien nous créons dès aujourd'hui notre propre intelligence artificielle générative, avec nos propres entreprises, au prix d'investissements colossaux. La semaine dernière, le président de Microsoft m'indiquait que son entreprise entendait investir dans les années à venir 100 milliards d'euros en achat de microprocesseurs. Autrement dit, aucun État européen, ni même l'Union européenne dans son ensemble, n'atteint à elle seule le montant de l'investissement d'une seule entreprise privée américaine.

Dans ce contexte, il est évidemment indispensable de revenir sur les règles définies à la fin du siècle dernier. Si nous ne définissons pas de nouvelles règles immédiatement, nous reviendrons au 1er janvier 2024 aux règles anciennes qui, je l'ai indiqué, sont totalement obsolètes. Il s'agirait à la fois d'une erreur économique, car ces règles procycliques nous entraîneraient dans l'austérité, et d'une faute politique qui attesterait de l'impuissance des États européens à se mettre d'accord sur des éléments structurants de leur avenir commun.

Nous estimons qu'il convient d'établir, pour le prochain quart de siècle au moins, de nouvelles règles reposant sur trois principes. Le premier est la différenciation des trajectoires budgétaires nationales. Comme je l'ai indiqué, initier une trajectoire budgétaire à partir de 25 % de dette publique est sans commune mesure avec une situation où la dette représente 160 % de la richesse nationale. Il s'agit d'une évidence qu'il n'est pas inutile de rappeler. Nous souhaitons que, sur la base d'une évaluation de la dette et de sa soutenabilité, c'est-à-dire sur la base d'une Debt sustainability analysis (DSA), des trajectoires différenciées de réduction de la dette et de réduction du déficit soient définies, qui correspondent à la situation de chaque État.

Le deuxième principe est celui de l'appropriation, c'est-à-dire qu'il revient à chaque État de définir sa propre trajectoire budgétaire nationale. Ce point est très important pour contrer l'affirmation récurrente, émanant en particulier de certains partis politiques, selon laquelle la Commission européenne dicte à la France les règles qu'elle doit suivre, ce qui est totalement faux. Au contraire, ces nouvelles règles reposeront sur des propositions des États membres.

Enfin, le troisième principe que nous avons défendu, qui est absolument fondamental et qui était au coeur de la négociation, repose sur la nécessité de prendre en compte les investissements et les réformes, tant sur le volet préventif du Pacte de stabilité et de croissance, c'est-à-dire lorsque le déficit est inférieur à 3 % du PIB, que sur son volet correctif, lorsque ce déficit est supérieur à 3 % du PIB. Nous souhaitons que, dans tous les cas de figure, les États membres trouvent un intérêt à investir et à procéder à des réformes structurelles, sans quoi l'Europe sera le continent de l'austérité au lieu d'être le continent de la prospérité.

Telle est la position que nous défendons au cours de ces négociations. Depuis plus d'un an, les multiples rencontres avec mon homologue allemand, M. Christian Lindner, me permettent de vous annoncer que nous sommes désormais très proches d'un accord. Nous avons progressé sur chacun des points que j'ai mentionnés. Dans le cadre du volet préventif, l'accord est quasiment complet. Sur la différenciation, une DSA sera effectuée pour chaque État, tenant compte de ses particularités, de sa croissance potentielle, de sa démographie ou encore de la situation de ses finances publiques. Sur la base de cette DSA, un système d'ajustement sera mis en place pour placer l'État sur une trajectoire soutenable à moyen terme, c'est-à-dire à l'horizon d'une décennie. Cette différenciation reposera sur un indicateur précis, à savoir la croissance des dépenses primaires hors charges d'intérêt de la dette et nettes des mesures de prélèvements obligatoires qui pourraient être décidées par les États.

Par ailleurs, il est convenu, conformément à la position constante de la France, qu'une extension du redressement de la dette de quatre à sept ans sera possible dans le cas où un État procèderait à certains investissements précisément définis, notamment sur la décarbonation, ou bien enclencherait des réformes structurelles. Ce dispositif nous semble particulièrement vertueux.

Le principe de l'appropriation montre que chaque État peut définir de manière indépendante sa méthode pour atteindre un nécessaire désendettement, tout en respectant les règles communes qu'implique un ensemble budgétaire commun.

La discussion qui s'est tenue les 7 et 8 décembre 2023 au sein de l'Ecofin portait sur le volet correctif du Pacte de stabilité et de croissance. L'intérêt direct de la France est engagé sur cette question, puisque son déficit public dépasse 3 % de son PIB, et que cette situation, dans l'état actuel de la loi de programmation des finances publiques, durera jusqu'en 2027. Si nous pouvons faire mieux, si la croissance est au rendez-vous et que les parlementaires, dans leur grande sagesse, proposent des économies supplémentaires, nous en serons très heureux. Mais, pour le moment, la procédure pour déficit excessif nous concerne. Dès lors, la règle appliquée suppose un ajustement structurel de 0,5 point par an tenant compte de la charge d'intérêt de la dette.

Il s'agit d'une règle sur laquelle l'immense majorité des États membres ne souhaite pas revenir, estimant que tout assouplissement poserait une difficulté. Or le défaut de cette règle, comme je l'ai indiqué, tient à son caractère procyclique. Dans une situation où tant d'États sont en récession ou en croissance très faible, et que la croissance moyenne de l'Union européenne est elle-même faible, l'application stricte d'une telle règle conduira à alimenter la récession et le ralentissement de la croissance en Europe. La Grèce a connu une situation similaire lors de la crise financière, quand les règles très strictes qui lui ont été imposées n'ont eu pour résultat que de freiner son redressement.

Nous avons par conséquent négocié, notamment avec notre partenaire allemand, et nous sommes convenus de la possibilité, au cours des années 2025, 2026 et 2027, de déduire de l'augmentation de la charge d'intérêt de la dette les investissements et les réformes que nous entreprendrons. Il s'agit bien entendu d'une incitation à réaliser des investissements dans la décarbonation et à mener des réformes structurelles alimentant la croissance, y compris en présentant un déficit public au-dessus des 3 % de PIB.

Je voudrais saluer l'esprit d'ouverture de mon homologue allemand, M. Christian Lindner, qui nous a permis de trouver ce compromis. Nous nous sommes montrés très clairs quant au respect des règles. La France a accepté un certain nombre de garde-fous, et l'Allemagne, de son côté, a accepté de tenir compte de notre demande, à mon sens justifiée et indispensable, d'inclure les investissements et les réformes dans le volet correctif. Les garde-fous que nous avons acceptés sont rigoureux. Je considère qu'il est indispensable que les nouvelles règles définies fassent l'objet de contrôles sérieux, contrairement aux anciennes règles qui étaient si strictes et dotées de garde-fous si rigides, qu'elles n'ont jamais été appliquées en 25 ans, ce qui n'est pas la meilleure garantie de leur crédibilité.

Le premier garde-fou de ces nouvelles règles est l'obligation faite aux États, une fois sortis de la procédure pour déficit excessif, de réduire leur dette d'un point en moyenne par an. Ce point a été l'objet d'une âpre négociation, l'Allemagne préférant une baisse systématique d'1 point de la dette chaque année. Durant plusieurs semaines, nous avons négocié que la baisse de la dette soit de 1 point en moyenne par an, afin de tenir compte des aléas conjoncturels. En effet, il vaut mieux réduire la dette de 0,8 point une année, et 1,2 point l'année suivante, et atteindre 1 point en moyenne, que d'être obligé chaque année de baisser systématiquement la dette de 1 point.

Sur le déficit, nous sommes parvenus à un accord sur un objectif cible de 1,5 % de déficit structurel. Afin d'éviter toute confusion, je précise qu'il ne s'agit pas, comme j'ai pu le lire dans la presse, de diviser par deux l'objectif cible de l'actuel pacte de stabilité et de croissance. Dans le pacte actuel, la cible est fixée à 0,5 %. La règle des 3 % de déficit représente un plafond. Il convient donc de comparer ce qui est comparable. Nous passons d'un objectif cible de 0,5 % à un objectif cible de 1,5 %, ce qui laisse davantage de marge de manoeuvre. Le plafond reste quant à lui à 3 %, puisqu'il s'agit du seuil à partir duquel le niveau de dette publique peut baisser dans un État membre. Concernant ce déficit, l'objectif est d'atteindre 0,4 point par an d'ajustement afin de parvenir à cet objectif cible de 1,5 point de déficit structurel. Là aussi, dans le cadre du volet préventif, la possibilité est ouverte d'un ajustement plus lent, de 0,25 point par an, si un État réalise des investissements ou mène des réformes structurelles.

La véritable victoire française dans cette négociation est l'obtention, sur le volet correctif comme sur le volet préventif, d'une incitation à réaliser des investissements et à mener des réformes structurelles telles que la réforme des retraites ou la réforme de l'assurance chômage.

Enfin, dans ce nouveau cadre règlementaire, les sanctions seront plus progressives, moins procycliques, et pourront être révisées tous les six mois. Ces nouvelles règles seront par conséquent davantage crédibles que les règles actuelles qui, je le répète, n'ont jamais été appliquées.

Je terminerai mon propos par trois remarques. D'abord, l'accord n'est pas définitif. Si nous avons conclu avec l'Allemagne un accord soutenu par l'Italie et la présidence espagnole, ce qui représente une avancée majeure, il reste à convaincre les États du Nord, les États dits frugaux, les États baltes, les Pays-Bas, la Finlande, la Suède et le Danemark de le rejoindre. Une nouvelle réunion des ministres des finances européens se tiendra avant la trêve de fin d'année pour finaliser cet accord. Je tiens à souligner l'état d'esprit très coopératif dans lequel nous avons travaillé avec l'Allemagne, avec l'Italie et avec la présidence espagnole, et je salue en particulier le travail remarquable effectué par Nadia Calviño, qui est appelée à devenir présidente de la Banque européenne d'investissement.

Ensuite, je voudrais souligner que ces nouvelles règles, non seulement sont adaptées à la réalité de la situation économique, mais sont également moins brutales. Je donnerai comme exemple la règle actuelle du 1/20ème, absurde et totalement inatteignable. Elle stipule qu'un État dont la dette publique excède le plafond de 60 % de la richesse nationale est obligé de réduire le montant de sa dette de l'écart à 60 % au rythme de 1/20ème par an. Appliquée à la France, dont le niveau de dette publique s'établit à 110 % du PIB, l'écart par rapport à la cible à 60 % est de 50 points. La règle impose donc une réduction obligatoire de la dette de 2,5 points de PIB par an. Le point de PIB étant à 26 milliards d'euros, cela suppose de réaliser 65 milliards d'euros d'économies par an. Autrement dit, une telle obligation garantit une récession pour les années à venir. De telles règles tuent la croissance et tuent le rétablissement des finances publiques : elles n'ont plus aucun sens aujourd'hui.

Enfin, les nouvelles règles préservent nos capacités en matière d'investissement et de réforme. Je le répète, il s'agit pour moi du point clé que nous avons obtenu après des mois de négociation. J'espère dorénavant, et je compte me battre pour cela, qu'un accord global sera conclu avant la fin de l'année par tous les membres de l'Union européenne, afin que ces nouvelles règles, plus responsables et plus efficaces, puissent désormais s'appliquer.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-François Rapin

Avant de passer la parole au président de la commission des finances, j'aimerais vous poser deux questions. Je me suis rendu à Berlin avec le président du Sénat, et nous avons rencontré M. Wolfgang Schmidt, ministre fédéral. Nous ne sommes pas parvenus à percevoir quel impact la décision de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe avait sur la négociation. Pensez-vous que la trajectoire politique allemande peut en être affectée ?

Ma seconde question porte sur les échéances, dont l'horizon se situe à moyen terme. Une clause de revoyure sera-t-elle prévue, dans l'hypothèse où les mesures prises deviendraient trop contraignantes voire insoutenables ?

Debut de section - Permalien
Bruno Le Maire, ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique

À votre première question, la réponse est oui. Je rappelle que la décision de la Cour de Karlsruhe vise à requalifier dans le budget allemand un fonds de 60 milliards d'euros destiné à la transformation et la décarbonation de l'économie. Cette décision complique grandement la tâche du gouvernement allemand et l'amène à adopter une position plus dure sur les sujets de finances publiques. Cependant, la relation de confiance que nous avons bâtie avec Christian Lindner nous a aidés à trouver ce compromis qui respecte les intérêts et les attentes des peuples allemand et français.

Quant à la clause de revoyure, elle n'est pas mentionnée dans le texte. Cependant, je rappelle deux points importants. D'une part, les sanctions peuvent être révisées tous les six mois, d'autre part, et j'aurais dû le préciser dans mon intervention, le texte prévoit une escape clause, c'est-à-dire la possibilité de suspendre l'application des règles du pacte en cas de crise majeure, comme celle du Covid ou la crise inflationniste que nous avons connue.

Debut de section - PermalienPhoto de Claude Raynal

Je souhaite réagir à vos propos. Vous avez exposé le fruit de vos négociations, tout en ayant la prudence de rappeler que cet accord entre la France et l'Allemagne doit encore être partagé par les autres pays membres de l'Union européenne. Le sous-entendu est lourd. Obtenir l'accord des pays dits frugaux et de certains pays marqués par de récentes élections ne sera pas chose simple.

Mais je voudrais d'abord revenir sur l'Allemagne. Votre présentation laisse apparaître que l'Allemagne avait à coeur de trouver une solution avec la France. Pourquoi ? Lorsque nous avons rencontré des parlementaires allemands, ils nous ont paru, quelle que soit leur formation politique, extrêmement raides sur ces questions, et peu enclins, c'est un euphémisme, à se rallier aux positions françaises. Il est toujours important de comprendre ce que les uns et les autres gagnent à trouver un compromis. Sans doute la nouvelle situation économique de l'Allemagne l'a-t-elle amenée à faciliter cet accord. J'aimerais connaître votre analyse sur ce point.

Ma question suivante porte sur un point déjà abordé lors du vote sur la loi de programmation des finances publiques. Ces nouvelles règles, si elles devaient rallier le soutien de tous les États membres, sont-elles compatibles avec la loi de programmation des finances publiques telle qu'elle a été finalement votée grâce au recours à l'article 49.3 ? Nous avions nous-mêmes soulevé dès le départ cette difficulté, en demandant si le vote de cette loi de programmation n'intervenait pas trop tôt au regard des négociations européennes en cours. Dès lors, j'aimerais vous demander si l'accord modifie, et de quelle façon, la trajectoire des finances publiques que vous proposez.

Enfin, vous avez évoqué l'investissement, qui est un sujet dont nous avions beaucoup débattu au Sénat. Durant ces débats, il était question d'investissements d'avenir selon une formulation vague. Vous nous dites à présent que l'accord prend en considération l'investissement relatif à des objectifs de transition écologique et de décarbonation. Êtes-vous en mesure de nous apporter des éléments plus clairs quant au type d'investissement dont il s'agit ? Je crains que beaucoup d'États n'y voient qu'une brèche assez lâche permettant de déroger au système. Une liste de principes concernant ces investissements a-t-elle été établie, qui permettrait de justifier une sortie du déficit excessif plus lente que prévue ?

Debut de section - Permalien
Bruno Le Maire, ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique

Je partage bien entendu votre appréciation, monsieur le président, sur le fait que nous ne sommes pas parvenus encore à un accord global. Une année de négociation et de nombreuses réunions, à Berlin et à Paris, auront été nécessaires pour obtenir un accord franco-allemand. Pourquoi sommes-nous finalement tombés d'accord ? Du point de vue allemand, le souci de parvenir à des règles crédibles prévalait. Comme je l'ai indiqué, des règles dures qui ne sont jamais appliquées ne font pas des règles. Des règles crédibles sont bien plus efficaces. Du côté français, notre ligne constante a été de préserver notre capacité d'investissement et de réforme, puisqu'elle est au coeur de notre stratégie de politique économique dont l'objectif est la croissance et l'emploi. Et je constate d'ailleurs que la croissance française est aujourd'hui supérieure à la croissance allemande.

Enfin, les Allemands n'acceptent de dérogation à la règle du 0,5 point d'ajustement structurel par an qu'à la condition qu'elle ne s'applique qu'en 2025, 2026 et 2027. Cette disposition nous convient tout à fait, dans la mesure où la France n'a pas vocation à rester structurellement au-dessus des 3 % de déficit. Cependant, elle implique qu'une fois revenus sous les 3 % de déficit, en 2027 au plus tard, nous devrons y rester. Autrement dit, la flexibilité que nous avons obtenue est une flexibilité transitoire. Dans le cas inverse, si cette règle avait été permanente, un État pourrait revenir sous le seuil des 3 % à la faveur d'investissements et de réformes structurelles, puis repasser à nouveau au-dessus des 3 % au cours des années suivantes. Je considère que la flexibilité transitoire que nous avons obtenue constitue une bonne chose pour la France, parce que cette disposition nous contraint à terme à respecter la règle des 3 % de déficit. Elle n'incite pas de façon permanente à dépasser la barre des 3 % et ainsi à déroger à la règle. En d'autres termes, nous avons accepté une règle transitoire parce que la France n'a pas vocation à voir son déficit excéder en permanence le seuil des 3 %, et l'Allemagne de son côté a accepté qu'il soit tenu compte de notre stratégie économique d'investissements et de réformes structurelles dans notre chemin pour revenir sous ces 3 %.

Cet accord est compatible avec la loi de programmation des finances publiques. En effet, l'ajustement structurel s'élève à 0,35 point en moyenne par an. Mais grâce à la souplesse offerte par les investissements et les réformes structurelles, il correspond au 0,5 point fixé comme règle. C'est précisément en cela que la flexibilité s'avérera très utile pour les années 2025, 2026 et 2027.

Enfin, les investissements sont en lien avec les objectifs stratégiques fixés par l'Union européenne sur la défense, et les objectifs stratégiques sur le climat, à savoir Fit for 55 et le Net Zero Industry Act (NZIA). Il s'agit de choix structurants pour l'avenir de l'Europe. Si nous n'investissons pas dans ces domaines, c'est-à-dire la décarbonation, les batteries électriques, l'hydrogène vert, les anodes et les cathodes, l'éolien, les panneaux solaires ou la chimie, alors nos industries iront s'installer aux États-Unis. Si l'Europe n'investit pas massivement dans l'industrie verte, celle-ci s'implantera aux États-Unis et bénéficiera, entre autres facilités, de l'Inflation Reduction Act, le crédit d'impôt mis en place par le gouvernement américain. Alors nous aurons été responsables de la désindustrialisation du continent européen. L'industrie verte est une nouvelle révolution industrielle. La France a poussé un projet de loi industrie verte, soutenu au Sénat, et nous sommes le premier État en Europe à mettre en place ce crédit d'impôt sur l'industrie verte. La décarbonation doit constituer une opportunité de réindustrialisation. Les États-Unis l'ont parfaitement compris, la Chine l'a parfaitement compris, l'Europe ne l'a compris qu'à moitié.

Il en va de même pour les innovations et en particulier l'intelligence artificielle. Si nous ne mobilisons pas d'importants moyens financiers sur ce sujet, nous échouerons. Le Président de la République s'est exprimé très clairement hier pour rappeler que si notre régulation est plus stricte que celle des Américains, alors nous aurons moins d'innovations que les Américains, et les entreprises de l'intelligence artificielle européenne ne prospèreront pas. C'est la raison pour laquelle nous plaidons pour que les niveaux de régulation mis en place en Europe ne soient pas plus stricts que ceux mis en place par le décret présidentiel américain.

Les investissements ne doivent pas reposer uniquement sur les États, dont les finances publiques sont dégradées. Un des enjeux clés est d'unir les marchés de capitaux. En effet, le financement bancaire ne suffira pas à soutenir l'investissement. Nous ne trouverons pas 100 milliards d'euros auprès des banques, surtout dans une période où les taux d'intérêt sont élevés. Il convient donc de trouver d'autres voies de financement, notamment par des fonds d'investissement. Je ferai des propositions en ce sens dès le début de l'année 2024. Depuis cinq ans, nous négocions l'union des marchés de capitaux sur une base globale supposant une supervision générale et la fusion de tous les superviseurs nationaux en un seul superviseur européen. Trop ambitieuse, cette négociation est vouée à l'échec. Il convient par conséquent de changer de méthode au profit d'une méthode d'opt-in, dans laquelle deux, trois ou quatre États fusionneraient leur supervision, et ensuite inviteraient à les rejoindre les autres États intéressés par une union des marchés de capitaux. J'estime que nous devons nous montrer plus pragmatiques et plus rapides sur ce sujet, dans la mesure où les besoins en capitaux sont massifs.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-François Husson

J'entends, monsieur le ministre, votre volontarisme. Je vous ai écouté avec en tête la situation des finances publiques de la France, qui est particulièrement dégradée. Je pense à l'histoire, à la réconciliation franco-allemande qui a posé les deux piliers de l'Europe, la communauté européenne du charbon et de l'acier et la politique agricole commune, et je mesure aujourd'hui les dégâts causés par l'affaiblissement de ces deux piliers.

Les orientations que vous proposez, monsieur le ministre, me laissent inquiet voire dubitatif, parce qu'elles supposent d'investir et simultanément de redresser notre situation financière. Au regard des indicateurs économiques et financiers, les conditions de financement de notre politique d'investissement et d'innovation seront moins favorables que pour les pays en meilleure santé financière, tels que l'Allemagne et les pays dits frugaux. Dès lors, je crains que le moteur franco-allemand connaisse des ratés. Je salue votre implication pour maintenir la cohésion du tandem historique franco-allemand, mais je regarde aussi les chiffres et la situation politique dans les deux pays. En France, la force politique de la majorité s'effrite. En Allemagne, la coalition présente des signes de fragilité. Il me semble indispensable non seulement de consolider le couple franco-allemand, mais surtout de former une sorte de noyau dur autour de ce couple afin d'entraîner l'Europe sur le chemin de la réussite.

Les Français doutent de l'Europe, et je souffre que l'Europe soit perçue comme la source de nos difficultés alors que, sans elle, la France n'a plus la capacité de donner le ton. Aussi, il me semble difficile de trouver le chemin qui lui permettrait à la fois de se désendetter, de réaliser des investissements de bon niveau et de retrouver la place qu'elle a malheureusement perdue, celle d'une puissance entraînante, dotée de bons indicateurs économiques et budgétaires.

Debut de section - Permalien
Bruno Le Maire, ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique

Je partage vos propos, monsieur le rapporteur général. Si l'on veut résumer la situation à grands traits, on peut dire que la France a plus de dettes et que l'Allemagne a moins de croissance. L'Allemagne traverse ses propres difficultés, et le risque existe de la voir réduire ses investissements, notamment depuis la décision de la Cour de Karlsruhe. Sa situation économique difficile ne sert aucunement les intérêts de la France. L'analyse du Fonds monétaire international (FMI) montre que l'impact d'une récession en Allemagne sur la croissance française varie entre 0,1 et 0,2 point de PIB par an. Je rappelle qu'un point de PIB correspond à 26 milliards d'euros. Cet impact est donc considérable.

La France a connu une lente dégradation de ses finances publiques depuis un quart de siècle. En 2000, le niveau de la dette publique en France était à peu près équivalent à celui de l'Allemagne, c'est-à-dire 60 %. La crise financière a été un choc massif, dont la France est sortie avec 30 points de dette publique de plus que l'Allemagne. L'Allemagne a rétabli ses comptes et a retrouvé un taux d'endettement sur PIB de 62 % en 2011, alors que celui de la France dépassait 90 %. Nous n'avons jamais rattrapé ces 30 points. Ensuite, de 2011 à 2017, la situation s'est lentement dégradée, à un rythme moins soutenu, la dette publique passant de 90 à 98 % du PIB. En 2018, le déficit public est passé sous la barre des 3 % et nous avons accéléré le désendettement. Depuis, le triple choc de la crise des gilets jaunes, de la pandémie de Covid et du choc inflationniste nous ont amenés à augmenter la dette publique de 15 points, une augmentation légèrement supérieure à la moyenne européenne, située à 12 ou 13 points. Cette dégradation des finances publiques françaises nous a conduits à réagir en 2017 et en 2018, puis à amortir les chocs, et enfin à réagir de nouveau à présent. Je souligne avec force que le redressement des finances publiques est indispensable à l'indépendance française et à notre souveraineté. Et si certains n'aiment pas ces grands mots, le redressement des finances publiques est indispensable pour faire face à n'importe quel nouveau choc conjoncturel. Si demain nous sommes confrontés à un risque militaire plus élevé qu'aujourd'hui, et qu'il est nécessaire de réinvestir dans nos capacités de défense, alors nous devrons mobiliser des réserves financières. Aujourd'hui, nos scientifiques, nos laboratoires, nos algorithmes et nos supercalculateurs font de nous l'un des pays les plus attractifs d'Europe dans le domaine de l'intelligence artificielle. Mais si nous ne sommes pas en mesure d'investir les 10 ou 15 milliards d'euros requis, nous sacrifierons des emplois qualifiés ainsi que notre capacité de calcul indépendante. Le redressement des finances publiques est donc impératif et il me tient à coeur parce qu'il en va de l'intérêt supérieur du pays. La programmation des finances publiques est portée par cette ambition et doit être tenue coûte que coûte. La faible croissance économique actuelle en Europe rend la tâche difficile, mais d'autant plus nécessaire. Ce n'est pas parce que la situation économique est plus difficile qu'il ne faut pas suivre rigoureusement et scrupuleusement la trajectoire de rétablissement des finances publiques portée par la loi de programmation des finances publiques. Nous sommes parvenus plus vite que prévu à sortir de la crise inflationniste. Les chiffres de l'inflation, aujourd'hui, baissent rapidement, au prix néanmoins d'une croissance légèrement plus faible : les taux d'intérêt élevés font baisser l'inflation, mais ralentissent la croissance. Quelles sont nos solutions ? Les seules solutions à notre disposition sont soit le plan d'investissement France 2030, doté de 57 milliards d'euros, soit l'investissement privé. En revanche, il ne saurait y avoir de nouveaux investissements publics, à moins qu'au niveau européen, une réflexion collective nous mène à investir ensemble sur la décarbonation ou l'intelligence artificielle. Je ne vois pas d'autre option que cette réflexion collective sur l'investissement européen pour gagner en productivité, en croissance et en emploi.

Debut de section - PermalienPhoto de Florence Blatrix Contat

Monsieur le ministre, vous avez abordé la question du calendrier, qui est cruciale. Vous nous avez indiqué espérer un accord d'ici la fin de l'année. Si celui-ci devait advenir, à quelle échéance le trilogue pourrait-il aboutir ? Dans le cas où les négociations ne seraient pas conclues avant la fin de l'année, un accord final pourrait-il intervenir avant les élections européennes de juin 2024 ? Les risques qui pèsent sur cette échéance électorale peuvent-ils conduire les pays à trouver un accord avant la tenue des élections ? Dans cette perspective, et d'après nos échanges avec la Commission européenne, il apparaît que l'année 2024 serait une année de transition et peut-être en irait-il de même pour l'année 2025. Au cours de cette année de transition, la France sera en déficit excessif. Étant donné que la réforme ne sera pas encore complètement adoptée, une procédure pour déficit excessif pourrait-elle être engagée contre la France ?

Nous avons constaté, au fil des négociations, l'introduction de clauses de sauvegarde et de critères relativement uniformes, alors que l'esprit de la réforme allait vers davantage de différenciation. Depuis quarante ans, nous avons accumulé des déficits qui nous handicapent au moment où nous nous trouvons face à des défis immenses et que les États-Unis sont très réactifs, comme vous l'avez souligné. Ne convient-il pas, dès lors, de s'interroger au niveau européen sur des initiatives collectives au vu du niveau d'endettement de certains pays, dont la France, afin de faire face à la rivalité extra-européenne et aux enjeux de la transition écologique ?

Debut de section - PermalienPhoto de Christine Lavarde

Les règles de la réforme envisagée ne sont-elles pas trop complexes vu ses nombreuses dispositions dérogatoires ? Comment ces règles échappent-elles au caractère procyclique reproché aux règles précédentes ?

J'aimerais aborder ensuite le sujet du contrôle démocratique. Les plans nationaux s'étendent jusqu'à un horizon temporel de dix-sept ans, c'est-à-dire bien au-delà des mandats des parlementaires dans les pays de l'Union européenne, et bien au-delà des mandats des différents gouvernements. Dans quelle mesure une nouvelle majorité qui arriverait au pouvoir pourrait-elle remettre en cause ce qui a été décidé par une majorité précédente ? Enfin, quel sera le rôle des parlements nationaux, notamment concernant le respect des engagements européens par les États membres ? Je note que les parlements nationaux ne sont quasiment pas mentionnés dans les documents qui circulent sur la réforme.

Debut de section - Permalien
Bruno Le Maire, ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique

À propos du calendrier, permettez-moi d'être très clair : ou bien nous parvenons à un accord avant la fin de l'année, ou bien il n'y a pas d'accord du tout. Il me semble impossible de repartir pour une négociation avec une nouvelle présidence de l'Union européenne, après la négociation que nous venons de mener, qui a été âpre et longue. Par conséquent, et comme je l'ai toujours indiqué, nous devons conclure avant la fin de l'année 2023. J'estime que l'esprit porté de compromis dont ont fait preuve l'Allemagne, l'Italie, l'Espagne et la France, devrait inspirer l'ensemble des autres États membres, sans quoi nous reviendrions aux anciennes règles, inapplicables et témoignant d'une faiblesse politique européenne. En cas d'accord, le trilogue devrait se tenir en février 2024 au plus tard. L'année 2024 serait une période de transition et les nouvelles règles s'appliqueraient en 2025.

Le déclenchement de la procédure pour déficit excessif sera décidé au printemps prochain. Il est hautement probable que la France, comme une dizaine d'autres États européens, n'y échappe pas, puisque son déficit public excède les 3 %. Dans ces conditions, conserver une marge de manoeuvre pour les investissements et pour les réformes est primordial.

Je rejoins totalement vos propos, madame Blatrix Contat, sur les choix que l'Union européenne doit opérer. Les règles du Pacte de stabilité et de croissance sont importantes pour fixer un cadre collectif. Cependant, l'enjeu pour l'avenir européen consiste à renouer avec notre capacité à retrouver de la productivité. Sans productivité, l'Europe connaîtra un appauvrissement collectif. La productivité dépend de facteurs parfaitement identifiés : la formation, la qualification, l'accompagnement des salariés, ainsi que l'investissement dans l'innovation et dans les technologies de rupture telles que l'intelligence artificielle. Dès lors, un choix stratégique se présente à nous. Certains pays d'Asie, à l'exemple de Singapour, ont renoncé à bâtir une intelligence artificielle indépendante et utilisent massivement l'intelligence artificielle importée des États-Unis. Ils en retireront des gains de productivité considérables dans les années à venir. Si nous, Européens, n'investissons pas non seulement dans l'application actuelle de l'intelligence artificielle, mais dans notre propre intelligence artificielle, alors nous resterons sur le bas-côté et nous perdrons la course face aux États-Unis, aux pays asiatiques, à la Chine et à tous les pays développés. Il convient donc de se montrer très attentif sur ce sujet, car deux Europe peuvent se profiler à échéance de 25 ou 30 ans : une Europe repliée sur elle-même, vieillissante, en perte de productivité et qui s'appauvrit collectivement, et une Europe ayant résolument opté pour les nouvelles technologies, l'investissement, la productivité, la formation et qui demeure l'une des grandes puissances économiques de la planète. Ne confondons pas la fin et les moyens. Le Pacte de stabilité et de croissance est le moyen de garantir la stabilité financière de l'Europe, mais il n'est pas une fin en soi. Je me suis efforcé sans relâche d'expliquer ceci à tous les États européens à l'occasion des réunions très constructives que nous avons eues ces six derniers mois. Le Pacte de stabilité et de croissance doit être au service d'un objectif politique, celui d'une Europe prospère, sûre et décarbonée.

Vous me demandez, madame Lavarde, si les nouvelles règles prévues sont trop complexes. Je considère qu'elles sont bien plus simples que les règles existantes. Bien plus simples, par exemple, que la règle incompréhensible du 1/20ème que j'ai évoquée dans mon propos introductif.

Existe-t-il un risque de procyclicité ? Certainement, il s'agit naturellement d'un risque majeur, parfaitement identifié, et vous avez raison de le souligner. Rien ne serait pire en effet que des règles budgétaires qui maintiendraient l'Europe dans la croissance molle, voire dans la récession. Cependant, trois éléments permettent de se prémunir contre ce risque. Premièrement, ces règles sont appliquées sur le moyen terme, et il est possible d'étendre de quatre à sept ans les périodes d'ajustement en fonction de l'investissement et des réformes structurelles. L'Allemagne souhaitait restreindre cette extension à quatre années plus deux années au maximum, voire quatre années seulement. Nous avons obtenu, difficilement, cette extension de quatre à sept ans qui prémunit contre le caractère potentiellement procyclique des mesures et représente une véritable incitation à investir et à procéder à des réformes structurelles. Deuxièmement, les références quantitatives ne sont que des garde-fous, et non des obligations en tant que telles, ce qui maintient une marge de manoeuvre. Troisièmement, la révision semestrielle des sanctions qui s'appliquent aux États ne respectant pas les règles garantit que celles-ci puissent être modifiées au cas où elles présenteraient un caractère procyclique.

Enfin, le Parlement sera naturellement consulté dès lors qu'il s'agit de règles s'appliquant au budget de la France.

Debut de section - PermalienPhoto de Audrey LINKENHELD

Je vais peut-être poser une question un peu moins consensuelle, ce qui ne signifie pas que je n'adhère pas à un certain nombre de propos tenus au cours de cette audition, y compris une partie des vôtres, monsieur le ministre. Aujourd'hui même, à l'appel de la Confédération européenne des syndicats, 5 000 personnes défilent à Bruxelles contre l'austérité. Ces manifestants redoutent que le retour du Pacte de stabilité et de croissance se traduise par une austérité que vous-même nous dites vouloir éviter. Les organisations syndicales réclament une flexibilité des critères et en particulier l'intégration des investissements liés à la neutralité carbone. Vous nous avez expliqué en quoi consiste cette flexibilité, et en quoi consiste l'intégration des investissements en faveur de la croissance verte. Cependant, vous avez insisté sur le fait que la souplesse dans les mécanismes d'ajustement était liée aux investissements et aux réformes structurelles. Vous avez cité, à titre d'exemples de ces réformes structurelles, la réforme des retraites et la réforme de l'assurance chômage. Vous n'ignorez pas que si la nécessité de soutenir l'investissement en général, et les investissements de décarbonation et d'innovation en particulier, recueille l'assentiment général, les réformes des retraites et de l'assurance chômage sont quant à elles loin de faire l'unanimité. Êtes-vous en mesure de préciser la part que représentent les réformes structurelles par rapport à celle de l'investissement dans le mécanisme d'ajustement ? C'est sur ce point que vous convaincrez ou non les 5 000 manifestants de Bruxelles qui, malgré votre discours rassurant, redoutent l'austérité.

Debut de section - Permalien
Bruno Le Maire, ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique

Je veux rassurer les personnes qui défilent à Bruxelles. J'espère que peu de Français figurent dans leurs rangs, parce que j'estime qu'avec 4,9 % de déficit public et 56 % de dépenses publiques dans notre richesse nationale, on peut parler en France d'une austérité généreuse. En toute franchise, je ne souhaite pas que la France se singularise par un niveau de déficit et de dette plus élevé que celui de ses partenaires, comme c'est le cas aujourd'hui. Je souhaite que nous revenions dans la norme européenne parce qu'il en va de l'intérêt national et que cela garantit notre ancrage européen.

Je considère que nous devons mener de nombreuses et indispensables réformes structurelles, par exemple une réforme de structure du lycée professionnel afin de mieux accompagner les jeunes vers l'emploi. Je me suis exprimé sur l'assurance chômage et je maintiens mes positions. J'estime que nous ne rendons pas service à nos aînés en leur permettant de bénéficier d'indemnités de chômage durant 27 mois, alors que leur intérêt est au contraire de reprendre une activité le plus vite possible, d'autant que le risque de ne pas retrouver un emploi augmente au fur et à mesure de la durée du chômage et de l'âge. J'ai émis des propositions sur des contrats à 80 % de temps d'activité, 90 % de rémunération, 100 % de cotisations retraites afin de maintenir dans l'emploi les personnes de plus de 55 ans. Augmenter l'activité des personnes de plus de 55 ans demeure indispensable à mes yeux. Nous devons augmenter le volume global de travail de la France, sans quoi nous ne pourrons pas financer notre modèle social. Et cela ne concerne pas les règles européennes.

Il n'est pas question d'austérité. L'intérêt des réformes structurelles réside dans l'augmentation du taux d'emploi et de la croissance, et donc la réduction en proportion de l'effort nécessaire pour réduire les dépenses publiques. Nous n'avons jamais, sous l'autorité du Président de la République, mené une politique reposant exclusivement sur la réduction des dépenses publiques. Nous avons toujours maintenu un équilibre entre la réduction des dépenses publiques et le soutien à la croissance, à l'emploi et au taux d'activité des Français. J'insiste sur ce point : la bonne tenue des comptes publics n'est pas une fin en soi. Elle est le moyen de garantir la prospérité et les investissements. À ce sujet, il est vrai que des différends peuvent nous opposer à certains membres de l'Union européenne en raison de sensibilités culturelles divergentes.

Debut de section - PermalienPhoto de Stéphane Sautarel

Par le passé, il est arrivé que le budget européen soit mobilisé pour soulager l'effort d'investissement qui relève des États. Que prévoit la réforme du Pacte de stabilité et de croissance à ce sujet ? Que pourra financer le budget européen ? Est-ce une perspective qui renvoie à la négociation sur le budget européen lui-même ?

Vous avez beaucoup insisté, monsieur le ministre, sur la productivité, qui est en effet un sujet majeur et qui renvoie à la notion d'investissement, puisque la productivité dépend de la formation. Nos dépenses d'investissement sont-elles encore pertinentes au regard de la nécessaire amélioration de la productivité ?

Enfin, j'aimerais attirer l'attention sur la question démographique, qui rejoint celle de la productivité. La démographie allemande explique en partie la position de l'Allemagne, au moment où la France connaît un retournement démographique. Avez-vous des éléments d'éclairage sur ce point ?

Debut de section - Permalien
Bruno Le Maire, ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique

Je vous réponds d'abord sur la démographie, qui est un enjeu clé en termes de soutenabilité de la dette et de soutenabilité du modèle social. Lorsque notre modèle social a été conçu, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il fonctionnait avec peu de prestations et beaucoup de cotisants. Soixante-dix ans plus tard, le rapport est inversé, avec beaucoup de prestations et de moins en moins de cotisants, ce qui pose une difficulté majeure. La France n'est pas le seul État à connaître cette situation. La Chine, par exemple, sera prochainement confrontée à un changement démographique très brutal qui entraînera un ajustement tout aussi brutal, notamment sur le secteur immobilier.

Sur la question du financement par le budget européen, je dirais que s'il est effectivement possible d'augmenter ce budget, les marges de manoeuvre sont réduites. Je rappelle que la France contribue au budget européen à hauteur de 17,4 %. La dette européenne et l'émission de dette en commun représentent un autre levier, qui nous a fortement protégés lors de la crise du Covid. Sans l'Europe et la zone euro, la France aurait subi durant cette période une vague de licenciements et de faillites comme elle n'en avait pas connue depuis 1945. Toutefois, si l'émission de dette en commun représente une option, la discussion préalable doit porter sur la définition des règles, l'évaluation des besoins en investissements et la possibilité de mettre en place rapidement une union des marchés de capitaux, y compris dans un nombre limité d'États.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-François Rapin

La dette européenne, si elle devait être de nouveau contractée, ne peut s'entendre sans nouvelles ressources propres, parce que les États ne vont pas externaliser leur dette auprès de l'Union européenne tout en augmentant leur contribution budgétaire à l'UE.

Debut de section - PermalienPhoto de Claude Raynal

Je retiens de vos propos, monsieur le ministre, que vous fixez un objectif de stabilisation de la dette publique autour de 90 % d'ici treize ans, c'est-à-dire après trois années de procédure de déficit excessif, puis une décennie de réduction de la dette au rythme moyen d'un point par an. Est-ce bien votre vision de la diminution de la dette à moyen terme ? N'est-il pas nécessaire de se montrer davantage ambitieux ? Autrement dit, ces 90 % ont-ils remplacé, au titre de référence, les 60 % du début des années 2000 ?

Debut de section - Permalien
Bruno Le Maire, ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique

Il est difficile de produire des certitudes à l'échelle d'une décennie, dans la mesure où le rythme du désendettement dépend de notre capacité à augmenter notre productivité et notre niveau de croissance. Les gains de productivité et de croissance accélèrent le désendettement, alors que celui-ci est plus lent s'il repose seulement sur la réduction des dépenses, d'autant que certaines dépenses sont incompressibles, sauf à remettre en cause les grands équilibres du modèle français. Il est possible de renoncer, par exemple, à l'arme nucléaire, ou bien à nos services publics hospitaliers de grande qualité, mais alors l'identité même de la France serait menacée. Je suis engagé dans la réduction des dépenses publiques, mais cette réduction atteint vite ses limites, et ce n'est pas elle qui permettra de passer d'une dette de 110 % à une dette de 50 %. Je le répète, le meilleur levier de diminution de la dette reste l'augmentation de la productivité et de la croissance.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-François Rapin

Je vous remercie, monsieur le ministre, d'avoir éclairé notre commission sur les positions de la France. Je pense qu'en ces temps difficiles, il est important que le Sénat fasse entendre sa voix sur cette question du Pacte de stabilité et de croissance, afin de renforcer la position française dans les négociations à 27. Je souligne par ailleurs que la commission des affaires européennes est très attentive à l'évolution du budget européen, qui fait l'objet de notre inquiétude grandissante. Je comprends les financements supplémentaires requis par la guerre en Ukraine ou la crise du Covid, néanmoins les chiffres envisagés sont astronomiques et supposent de potentielles coupes budgétaires sur des secteurs vitaux pour la France, en particulier l'agriculture et la recherche.

Debut de section - Permalien
Bruno Le Maire, ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique

Merci monsieur le président. Je tiens à vous remercier pour le sérieux, le calme et la sérénité de nos échanges.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 18 h 15.