Monsieur le Président, cher Jean-François, chers collègues, nous sommes face à un paradoxe. L'organisation internationale intergouvernementale OSCE, dans sa branche exécutive, traverse sans doute la plus grave crise de sa jeune histoire - nous commémorerons le cinquantenaire de l'Acte final d'Helsinki dont elle est le fruit dans deux ans ! Elle est condamnée sur le plan budgétaire et logistique à un court-termisme jamais vu : jusqu'à la conférence de Skopje, au début de ce mois, elle n'avait aucune visibilité, pour le mois prochain, début de l'année civile 2024, sur sa présidence tournante, assurée par la Macédoine du Nord, sur l'identité de sa secrétaire générale, sur celle des responsables de ses trois principales agences. Son budget était soumis à de difficiles négociations sur des douzièmes provisoires et des contributions volontaires en raison du retrait russe. Puis, la venue du ministre des Affaires étrangères russe à Skopje et le talent des diplomates ont dissipé cette incertitude. Pour combien de temps ?
Le paradoxe, c'est que par contraste, dans un tel climat, l`assemblée parlementaire fonctionne et se porte plutôt bien, dans le sens où elle fait entendre sa voix et peut témoigner d'actions qui ont une certaine influence.
Ainsi, l'on peut dire que la session d'automne qui s'est tenue du 18 au 20 novembre à Erevan a été un succès. Tout d'abord, un succès pour l'Arménie et pour le Parlement arménien, hôte dans un contexte politique international très difficile, après l'annexion du Haut-Karabagh par l'Azerbaïdjan deux mois plus tôt et l'accueil consécutif de 100 000 à 120 000 réfugiés.
Le président du Parlement et le Premier ministre arménien sont venus s'exprimer devant l'AP-OSCE et le Premier ministre Nikol Pachinian a présenté son plan de paix en l'absence, tout de même, de l'Azerbaïdjan, de la Turquie et de la Russie, qui sont pourtant les principaux protagonistes du conflit, voire, dans le cas de la Russie, garante d'une paix possible.
D'autres points plus spécifiques ont été abordés en commission permanente, où je représentai la délégation française, constituée de quatre sénateurs- Valérie Boyer, Gisèle Jourda et Stéphane Demilly - et deux députés. Outre les conflits Ukraine/Russie et Arménie/Azerbaïdjan, le conflit au Proche Orient était également au centre des débats, d'autant plus que s'est aussi tenu le Forum méditerranéen de l'AP-OSCE, que je présidai, en tant que Représentant spécial pour les affaires méditerranéennes. J'y reviendrai dans un instant après avoir abordé brièvement les points relatifs au fonctionnement.
Tout d'abord permettez-moi de faire un point sur le budget 2024, évoqué en commission permanente à Erevan. Le rapport du Trésorier, le Suédois Johann Buser, a insisté à juste titre sur l'inflation, en évoquant des tendances haussières caractérisées. 2024 sera une année d'élections, dans de très nombreux pays membres, ce qui entraînera une augmentation du budget dédié aux missions d'observation électorale de l'AP-OSCE. Les dépenses de personnel vont aussi croître car elles dépendent du droit social en vigueur au Danemark, lequel aligne les salaires sur l'inflation.
Le trésorier dit en outre vouloir faire un effort particulier pour « mettre à niveau » les salaires et avantages sociaux du personnel du secrétariat international de l'assemblée parlementaire sur ceux du personnel des organisations des Nations Unies, ce qui risque inévitablement d'entraîner une hausse sur plusieurs années ; le trésorier dit avoir comme objectif de réaliser cette mise à niveau progressivement sur les quatre prochaines années.
A ces motifs de hausse, j'ajoute les conséquences du retrait russe, qui n'a pas été jusqu'à présent pris réellement en compte au niveau des prévisions budgétaires de l'AP-OSCE. Certes, le Trésorier a fait un appel aux contributions volontaires des États membres, en particulier de ceux, l'immense majorité, dont la contribution est inférieure à 10 000 euros, tout en rappelant que les parlements des États membres peuvent contribuer en mettant à disposition du personnel (cas de l'Allemagne, de l'Italie, de la Turquie), des locaux (cas du Danemark et de l'Autriche) ou en contribuant volontairement à des missions spécifiques. Or, tout cela ne prend pas en compte l'impact structurel du retrait de la Russie, qui est un contributeur important, pour mémoire, de l'ordre de 253 000 euros sur un budget total de 4,2 millions d'euros. La France contribue, elle, pour près de 394 000 euros (l'Allemagne et l'Italie idem) ; le Royaume Uni 383 000 euros ; les États-Unis, plus gros contributeur, 484 000 euros ; le Canada, 233 000 euros ; l'Espagne 193 000 euros...
La volonté d'une renégociation des clés de répartition par pays est affirmée, comme elle est réaffirmée avec constance par la France depuis une dizaine d'années au moins, mais à ce stade et compte tenu du blocage du volet intergouvernemental de l'OSCE, il est permis de douter, hélas, des effets concrets de telles déclarations d'intention. Dans ce contexte, j'ai pris la parole et réaffirmé clairement que les assemblées parlementaires françaises n'accepteraient pas de hausse supplémentaire.
Deuxième sujet, nous avions à discuter d'un amendement du collègue letton Richard Kols. En tant que président de la sous-commission du Règlement, j'ai été amené à prendre la parole sur cet amendement assez paradoxal : il vise en effet à inscrire dans le règlement la règle non écrite qui consiste, dans le cadre de la règle dite du « consensus moins un », à tenir compte des objections formulées par écrit par des délégations qui ne pourraient être présentes aux réunions de la commission permanente, instance décisionnelle principale de l'assemblée, notamment sur le Règlement.
Cet amendement viserait donc à inscrire dans le Règlement une pratique. Seulement, celle-ci fut, comme j'en ai rendu compte, assez contestée, récemment lors de l'assemblée annuelle à Vancouver et auparavant à Varsovie et à Vienne. On ne peut qu'être surpris en outre du fait que le promoteur de cet amendement, notre collègue letton Richard Kols, dit être contre cette pratique, qu'il propose donc de mettre aux voix pour la voir rejetée et ainsi possiblement bannie des usages pourtant constants de l'assemblée. Il souhaitait faire tomber cet usage afin d'exclure les objections formulées par la Russie, or on ne peut exclure juridiquement la Russie de l'AP-OSCE. L'OSCE reste une plateforme de débat et il est nécessaire de conserver ce canal de discussion, en dépit des intentions clairement formulées par notre collègue letton.
C'est pourquoi j'ai pris la parole pour demander solennellement à la commission permanente réunie à Erevan de surseoir à statuer et de renvoyer l'examen approfondi de cet amendement et de toutes ses conséquences à une prochaine réunion de la sous-commission du règlement, qui en rendra compte à la commission permanente, probablement lors de la session d'hiver à Vienne fin février. C'est la décision qui a été prise. Gardez donc en tête que cette règle de « l'unanimité moins un » paralyse la commission permanente actuellement et qu'il y a un vrai risque de rupture de dialogue.
Ces considérations techniques, mais importantes pour le fonctionnement de l'assemblée, étant faites, la réunion de Erevan fut, je l'ai dit, un réel succès : 47 délégations présentes et physiquement représentées de bout en bout (sur les 57 États membres de l'OSCE), plus une délégation « observatrice », celle du Maroc, j'y reviendrai dans un instant - pendant les trois jours et jusqu'au forum méditerranéen qui eut lieu le lundi 20 novembre, certes, je le rappelle, en l'absence remarquée de la Russie, de la Turquie et de l'Azerbaïdjan.
Un des moments forts fut, lors de la séance inaugurale, la présentation par le Premier ministre arménien, Nikol Pachinian, de son plan de paix, visant à désenclaver politiquement et économiquement l'Arménie, en consolidant, rétablissant ou ouvrant de nouvelles liaisons routières et ferroviaires, et cela au lendemain du refus par le président azerbaïdjanais de participer à des pourparlers de paix, sous l'égide du Secrétaire d'État américain.
Il semble que l'on constate depuis lors une relative accalmie des tensions avec l'Azerbaïdjan, liée à sa volonté d'accueillir la COP29, mais nous pouvons sans doute craindre un « gel » du conflit, ouvrant la voie à des revendications futures, alors que Bakou ne donnerait aucun signe concret, en dépit des efforts des uns et des autres, et notamment la France, de vouloir se réengager dans les discussions conduites sous la direction des États-Unis ou de l'UE. Sans doute pouvons-nous aussi nous interroger sur la capacité de la Turquie à passer des messages de modération à l'Azerbaïdjan.
Dans ce contexte omniprésent sur place, que je tenais à rappeler, la première séance fut consacrée au thème de la sécurité et au rôle de l'OSCE dans cette période de conflit, en présence de Mme Helga Schmid, secrétaire générale de l'OSCE, qui était alors encore dans l'incertitude de la prolongation de son poste, finalement intervenue à Skopje au début de ce mois.
Le dimanche s'est ouvert sur une séance consacrée à la lutte contre la corruption, sujet récurrent et menace fondamentale pour la paix et la sécurité, présidée par la vice-présidente chypriote, Irene Charalambides et en présence notamment de représentants de la Banque mondiale et du bureau international de la démocratie et des droits de l'homme (BIDDH), agence importante de l'OSCE.
L'après-midi fut consacré au thème du « respect » et de la protection des minorités et des populations affectées par les conflits, qui sont au coeur de la dimension humaine de l'OSCE. Tous les membres de la délégation se sont exprimés dans les débats, et la plupart dans chaque séquence. On peut dire que la voix de la délégation française a été portée et entendue, sur chacun des sujets à l'ordre du jour.
À noter, pendant les débats de l'AP-OSCE, la présence d'une délégation biélorusse qui s'est plutôt bien tenue, même si ses interventions étaient parfois assez surréalistes, par exemple quand elle s'est mise à accuser la Pologne et l'Union européenne d'avoir fermé leurs frontières à la Biélorussie.
Nous avons pu aussi nous entretenir avec l'ambassadeur de France à Erevan et avec l'attaché de Défense, dont le poste vient d'être créé il y a trois mois après des années de partage de ce poste entre l'Arménie et la Géorgie, marquant le soutien important de la France à l'Arménie dans le domaine de la défense.
En tant que Représentant spécial pour les affaires méditerranéennes, j'ai présidé le Forum méditerranéen, le premier à se réunir en présentiel depuis la Covid. Je rappelle que les six pays partenaires de la Méditerranée sont le Maroc, l'Algérie, la Tunisie, l'Égypte, Israël (donc la Knesset et le conseil national palestinien en son temps) et la Jordanie.
En novembre 2021, il eut lieu en visio-conférence, avec une participation algérienne, marocaine et israélienne. En dépit de mes démarches auprès des représentants permanents des six pays, ne fut présente physiquement à Erevan que la délégation bicamérale du Maroc, comportant des membres de la Chambre des Représentants et de la Chambre des Conseillers. Pour autant, le président de la Knesset avait demandé à participer en visio-conférence. Les Algériens avaient annoncé leur venue mais ne se sont finalement pas présentés. Les Tunisiens sont hélas aux abonnés absents depuis un moment, sur fond de crise politique dans le pays. Les Égyptiens et Jordaniens, pourtant relancés, n'ont pas fait le voyage.
Presque toutes les délégations présentes les deux jours précédents étaient là, permettant une vraie richesse des échanges et des positions au cours de ce forum, où j'ai, pour ma part, dans le climat d'émotion extrême que vous imaginez, tenté de défendre une ligne claire et équilibrée : solidarité totale avec Israël face aux attentats terroristes du 7 octobre et condamnation du Hamas, appel à la libération de tous les otages, reconnaissance du droit d'Israël à se défendre, mais rappel du droit international humanitaire et de la nécessité d'une solution politique, dont la seule actuellement envisageable et internationalement reconnue, quelles que soient les difficultés ou réactions qu'elle suscite, est la solution à deux États.
Cet exercice de dialogue fut réussi, en présence des Marocains, avec qui nous avions tenu préalablement une réunion bilatérale, et de la plupart des représentants des parlements des États membres de l'OSCE. La solution à deux États demeure la solution privilégiée lors des débats avec d'autres délégations. Je souligne le soutien fort à la cause palestinienne chez nos collègues parlementaires du Nord de l'Europe, et constate des visions éclectiques sur la question parmi les membres de l'AP-OSCE.
Cette réunion sera à prolonger, car il me semble qu'avec sa nouvelle présidente finlandaise Pia Kauma, l'Assemblée parlementaire, en l'état de quasi-» mort cérébrale » où se trouve l'organisation intergouvernementale, peut prendre des initiatives en faveur de la paix et de la sécurité et porter la voix des peuples des pays membres : des initiatives concertées, mesurées, mais des initiatives symboliques et fortes. Selon moi, une AP-OSCE sans la Russie n'aurait pas de sens. C'est ce que je retiens, au fond, de cette session à Erevan : la place et le pouvoir de la diplomatie parlementaire, place modeste mais pouvoir réel et significatif.
Je terminerai en vous faisant part d'échanges que nous avons eus avec des étudiants en droit de l'Université franco-arménienne (UFAR). Ces jeunes d'une vingtaine d'année ont tous fait leur service militaire. J'ajoute que 12 jeunes faisant leur service militaire ont péri lors du conflit. Ces jeunes, courageux, volontaires et prêts à retourner au front, sont, il me semble, en décalage avec la situation militaire réelle de leur pays. L'Azerbaïdjan et l'Arménie ont récupéré une structure militaire soviétique à leur indépendance. Si l'Azerbaïdjan a modernisé son armée grâce à ses importants revenus gaziers, l'Arménie ne dispose pas d'une armée moderne et le fossé militaire entre les deux États est aujourd'hui important : quand l'Azerbaïdjan a une centaine d'avion de guerre modernes, l'Arménie en compte dix fois moins et d'une piteuse qualité. Il est donc d'autant plus important de permettre l'envoi en Arménie de matériels militaires, notamment d'anti-missiles, mais également d'instructeurs français destinés à former les troupes locales, tels des chasseurs alpins.
Je vous rappelle enfin qu'entre 100 000 et 120 000 habitants du Haut-Karabagh se sont réfugiés en Arménie, qui tente actuellement de trouver des logements à ces déplacés. J'ai rencontré dans un centre de réfugié des familles, généralement composées de 6 à 8 personnes. Cela peut vous donner une idée du nombre d'appartements ou maisons nécessaires pour accueillir ces populations. Dans ce centre de réfugiés, j'ai pu constater la présence de psychiatres et pédopsychiatres. Les réoccupations des logements abandonnés par les Arméniens ayant fui le Haut-Karabagh sont filmées et diffusées sur les réseaux sociaux en Arménie. Les populations déplacées voient ainsi leur ancienne demeure réoccupée par d'autres familles, provoquant un choc psychologique important chez les familles. C'est selon moi une sorte de cyber-attaque, un exemple de guerre psychologique moderne. Je vous remercie et suis disponible pour répondre à vos questions.