Intervention de Gisèle Jourda

Commission des affaires européennes — Réunion du 18 janvier 2024 à 8h40
Politique étrangère et de défense — Point de suivi concernant la compétence de la cour de justice de l'union européenne cjue en matière de politique étrangère et de sécurité commune pesc et la stratégie industrielle de défense européenne : communication de m. françois bonneau mme gisèle jourda et m. dominique de legge

Photo de Gisèle JourdaGisèle Jourda :

Mes chers collègues, dans le prolongement de nos travaux menés l'an passé sur l'adhésion de l'Union européenne à la Convention européenne des droits de l'homme et sur les textes relatifs à l'industrie de défense européenne, nous avons souhaité ce matin faire un point d'actualité qui alimentera nos réflexions en vue de l'audition qui va suivre du commissaire européen Thierry Breton. Celui-ci prépare en effet d'arrache-pied une stratégie relative à l'industrie de défense européenne qui devrait être présentée fin février.

Pour préparer cette communication, nous avons auditionné les services du Secrétariat général des affaires européennes. Nous souhaitions également auditionner certaines directions du ministère des armées mais cette audition a dû être décalée.

Le premier point que nous souhaitons évoquer concerne l'évolution du dossier concernant les compétences de la CJUE en matière de PESC et son incidence sur les négociations d'adhésion de l'Union à la Convention européenne des droits de l'homme.

Ces négociations ont progressé sur l'ensemble des points, sauf celui concernant la PESC. Le sujet qui demeure est celui de l'épuisement des voies de recours interne à l'Union européenne avant que la Cour européenne des droits de l'homme ait à se prononcer sur une éventuelle violation des droits de l'Homme du fait de la mise en oeuvre d'actes relevant de la PESC.

Pour mémoire, il ressort des articles 24 du traité sur l'Union européenne et 275 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne que la CJUE n'est pas compétente en ce qui concerne les dispositions relatives à la PESC, ni en ce qui concerne les actes adoptés sur leur base. Seules deux exceptions sont prévues : pour contrôler le respect de l'article 40 du traité sur l'Union européenne et pour examiner les recours concernant les mesures restrictives adoptées par le Conseil à l'encontre de personnes physiques ou morales.

Sans refaire l'historique du dossier des négociations d'adhésion de l'Union à la Convention européenne des droits de l'homme, je rappelle que, par un avis 2/13 rendu le 18 décembre 2014, la CJUE avait bloqué un premier projet d'adhésion finalisé en avril 2013, en rejetant en particulier la possibilité que la Cour européenne des droits de l'Homme puisse connaître des actes relatifs à la PESC, alors qu'elle-même ne le pouvait pas en application des traités.

Les négociations d'adhésion ont été relancées à compter d'octobre 2019, de nouvelles directives de négociation ayant alors été adoptées en vue de répondre aux différents problèmes recensés par la CJUE. S'agissant de la PESC, ces directives privilégiaient en particulier la définition d'un mécanisme de réattribution de responsabilités. Concrètement, cela signifie que des tribunaux nationaux, choisis en fonction de critères spécifiques, seraient amenés à se prononcer sur une éventuelle violation des droits de l'Homme du fait de la mise en oeuvre d'actes relevant de la PESC.

Les négociations n'ont pas permis de faire prospérer cette solution et la Commission européenne a alors proposé une autre piste, soutenue par le service juridique du Conseil, consistant à adopter une déclaration intergouvernementale interprétative qui permettrait à la CJUE d'étendre sa compétence aux actes relevant de la PESC afin de vérifier une éventuelle violation des droits fondamentaux avant que la Cour européenne des droits de l'Homme ne se prononce.

C'est cette perspective que nous avons rejetée avec force dans la résolution adoptée l'an dernier par le Sénat. Nous avions considéré qu'une telle déclaration contredirait les traités qui ont été ratifiés par les États membres conformément à leurs règles constitutionnelles respectives. Nous avions également affirmé qu'elle s'apparenterait de fait à une révision des traités, soustraite au contrôle des parlements nationaux, et effectuée selon des modalités qui ne sont pas prévues par l'article 48 du traité sur l'Union européenne, ce qui constituerait une violation des règles de l'État de droit. Nous appelions également à poursuivre les négociations en vue de trouver une solution juridique appropriée.

Les négociations, après avoir exploré la voie de la création d'une nouvelle juridiction commune, ne progressent plus aujourd'hui sur le volet PESC, le seul restant encore en discussion, dans l'attente d'un arrêt de la CJUE.

Celui-ci devrait intervenir d'ici quelques mois et, dans ce contexte, la présidence belge du Conseil ne prévoit à ce stade qu'un point d'étape sur les négociations d'adhésion, en fin de semestre.

Néanmoins, une étape importante, dont nous souhaitons vous rendre compte, est intervenue le 23 novembre 2023. L'avocate générale à la Cour de justice a rendu ses conclusions dans trois affaires en vue de préciser les compétences de la CJUE en matière de PESC.

D'une part, dans l'affaire C-351/22, Neves 77 Solutions, l'avocate générale considère que la CJUE n'est pas compétente pour interpréter des dispositions générales d'une mesure de l'Union en matière de PESC dans le seul but d'en préciser le sens, mais qu'elle peut interpréter les droits et principes fondamentaux de l'Union pour permettre d'apprécier la légalité de mesures nationales mettant en oeuvre la PESC.

D'autre part, dans les affaires jointes C-23/22 P, KS et KD/Conseil e.a. et C-44/22 P, Commission/KS e.a., l'avocate générale considère que les particuliers peuvent introduire un recours en indemnité devant les juridictions de l'Union en invoquant de prétendues violations des droits fondamentaux du fait de mesures adoptées par l'Union en matière de PESC. Elle interprète pour cela la finalité de la limitation de compétence de la CJUE en matière de PESC en soulignant, en particulier, que « la violation d'un droit fondamental ne pouvant être un choix politique, les juridictions de l'Union doivent être en mesure de contrôler si cette limite a été franchie ».

Ce dossier, dans lequel la France est intervenue, fait une nouvelle fois apparaître son isolement, elle seule prônant une application stricte et littérale des traités.

L'avocate générale a purement et simplement balayé les arguments avancés par la France, y compris le point concernant la modification de fait des traités que nous avions soulevé dans notre résolution. Elle évoque également très directement les enjeux liés à l'adhésion de l'Union européenne à la Convention européenne des droits de l'homme.

Elle affirme ainsi que la nécessité de respecter l'État de droit ne peut conduire les juridictions de l'Union à modifier les traités, mais que cela ne les empêche pas d'interpréter les traités conformément au principe de protection juridictionnelle effective et qu'elles sont mêmes tenues de le faire. Concrètement, cela rejoint très directement la finalité de la déclaration intergouvernementale interprétative qu'avait proposée la Commission européenne. Cela correspond également à l'approche défendue par le service juridique du Conseil. Celui-ci estime qu'il convient d'établir une distinction claire entre les actes impliquant des choix politiques en matière de PESC, qui ne sont pas soumis au contrôle juridictionnel, et les actes visant à mettre en oeuvre des actions concrètes, qui le sont.

L'avocate générale rejette explicitement les deux solutions techniques présentées par la France pour éviter de donner compétence aux juridictions de l'Union.

Elle affirme ainsi qu'« il n'y a aucune raison particulière pour qu'une juridiction de l'État membre exerçant la présidence du Conseil soit la mieux placée pour connaître d'une affaire concernant la prétendue violation des droits fondamentaux par une mission de l'Union ».

Elle écarte également la possibilité de porter l'action devant les juridictions de n'importe quel État membre. Elle considère en effet qu'une telle solution pourrait donner lieu à un « forum shopping », les requérants recherchant l'État membre qui dispose des règles procédurales les plus favorables régissant les actions en indemnité. Il reviendrait alors à la Cour européenne des droits de l'homme de résoudre les éventuelles divergences de jurisprudence internes à l'Union, perspective qui ne lui convient manifestement pas.

L'avocate générale rejette enfin l'idée évoquée par la France de créer une nouvelle juridiction commune pour connaître des affaires relatives à des violations des droits fondamentaux par des mesures relevant de la PESC. Elle s'interroge au passage sur les raisons qui conduiraient les États membres « à conférer une compétence à une autre juridiction supranationale s'ils ne sont pas disposés à reconnaître une telle compétence aux juridictions de l'Union ».

À partir de ces éléments, l'avocate générale évoque l'enjeu des négociations d'adhésion de l'Union à la Convention européenne des droits de l'homme. Elle relève que le processus d'adhésion n'est possible que s'il respecte les caractéristiques spécifiques de l'ordre juridique de l'Union et n'affecte pas les compétences qui ont été conférées à l'Union par les traités.

Elle souligne à cet égard l'intérêt de l'interprétation des traités qu'elle propose, laquelle permettrait de déterminer plus clairement la limitation de la compétence des juridictions de l'Union en matière de PESC, dans un sens naturellement restrictif. Elle souligne ainsi qu'une telle interprétation ressort de ce qu'elle appelle les « principes constitutionnels de l'ordre juridique de l'Union », principalement l'État de droit, qui comprend le droit à une protection juridictionnelle effective, et le principe imposant le respect des droits fondamentaux dans toutes les politiques de l'Union.

Le rôle des juridictions de l'Union qui découle de ces principes ne peut donc être limité qu'à titre exceptionnel.

Cette interprétation permettrait de sauvegarder l'autonomie de l'ordre juridique de l'Union, en évitant que d'éventuelles divergences entre les juridictions nationales soient tranchées par une juridiction extérieure à celui-ci.

Comme le souligne l'avocate générale de manière imagée, « la majorité des États membres intervenus dans la présente affaire ont approuvé la description imagée du gouvernement tchèque selon laquelle « tout train susceptible d'arriver à Strasbourg doit d'abord s'arrêter à Luxembourg ». L'interprétation proposée prévoit un tel arrêt à Luxembourg ».

Il ne s'agit à ce stade que des conclusions de l'avocate générale, et non du jugement de la Cour, mais nous connaissons tous leur importance. Une nouvelle fois, nous mesurons le grand isolement de la France. Le risque des prochains mois est de voir la position politique que nous avons adoptée balayée par une interprétation très constructive de la CJUE, avec le plein soutien des institutions de l'Union et des autres États membres, sans qu'aucune modification des traités ne soit nécessaire.

De fait, si la CJUE retenait l'interprétation proposée par son avocate générale, il n'y aurait plus de nécessité d'assortir le projet d'adhésion de l'Union à la Convention européenne des droits de l'homme d'une clause spécifique ou d'une déclaration interprétative. Le dernier obstacle sur la voie des négociations d'adhésion serait alors levé.

Je veux toutefois rappeler qu'il nous reviendra, le moment venu, de ratifier l'accord d'adhésion. Pourrions-nous accepter cet accord dans ces conditions, si la position que nous défendons avec force en nous fondant sur les traités venait à être battue en brèche ? Cela ne remettrait toutefois pas en cause les compétences que la CJUE se serait arrogées.

Nous ne sommes pas au bout du processus et nous serons certainement amenés à refaire un point devant vous, en veillant à expertiser l'impact qu'aurait une telle jurisprudence sur la conduite des opérations menées dans le cadre de la PESC. On ne peut en effet exclure, dans cette hypothèse, des stratégies de contournement pouvant prendre la forme d'accords intergouvernementaux ne relevant pas de la PESC.

Le moins que l'on puisse dire à ce stade, c'est que la dynamique actuelle ne va pas dans le sens que nous appelions de nos voeux.

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