Intervention de Éric Dupond-Moretti

Réunion du 6 février 2024 à 15h30
Régime juridique des actions de groupe — Adoption en procédure accélérée d'une proposition de loi dans le texte de la commission modifié

Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux, ministre de la justice :

Madame la présidente, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, la politique de protection des consommateurs exige la mise en œuvre de moyens permettant de rechercher et de sanctionner les pratiques ne respectant pas leurs droits.

Au quotidien, la défense de l'intérêt des consommateurs est au cœur de l'activité des agents de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), dont je souhaite saluer le travail et l'engagement.

Sur ce sujet, la vigilance et la mobilisation des associations de défense des consommateurs sont également essentielles.

Dans ce combat, la loi du 17 mars 2014 relative à la consommation a marqué une étape importante, puisqu'elle a introduit dans notre droit un dispositif d'action de groupe destiné à traiter les contentieux de masse, créant un modèle « à la française » visant à éviter les travers des class actions américaines.

Par ailleurs, depuis 2014, l'action de groupe a été étendue à d'autres secteurs, en tenant compte des spécificités propres à chacun d'entre eux.

Ainsi, depuis 2016, les associations d'usagers du système de santé agréées ont la possibilité d'intenter des actions de groupe pour les dommages causés par des produits de santé.

Depuis cette même année, l'action de groupe s'applique aussi à la lutte contre les discriminations, à la protection des données personnelles et aux dommages environnementaux.

En 2018, l'action de groupe en matière de consommation a également été étendue aux litiges relatifs à la location de biens immobiliers.

Le panorama actuel de l'action de groupe en droit français est donc complexe : il repose sur une diversité de régimes dont les règles procédurales, les préjudices indemnisables et les modalités de réparation ne sont pas uniformes.

En outre, le bilan des actions de groupe reste décevant.

En effet, seules trente-deux actions ont été intentées depuis 2014, et aucune d'entre elles n'est allée jusqu'au bout de la procédure, qui, pour rappel, est divisée en deux phases : le jugement sur la responsabilité, dans un premier temps, puis l'indemnisation des membres du groupe, dans un second temps. Plusieurs des actions introduites n'ont pas prospéré pour des raisons de recevabilité ; quelques-unes ont débouché sur des accords transactionnels.

Les causes de cette situation ont été bien analysées par les députés Laurence Vichnievsky et Philippe Gosselin dans le rapport qui fut à l'origine de la présente proposition de loi ; je veux saluer leur implication sur ce sujet.

L'action de groupe est un outil qui doit permettre de faciliter l'accès des justiciables à la justice.

Au regard de cet objectif, le Gouvernement partage le constat des auteurs de ce texte quant à la nécessité de lever les obstacles aux actions de groupe, qui sont essentiellement liés à leur complexité.

Il s'agit du reste d'une exigence européenne, qui s'est traduite par la directive du 25 novembre 2020 relative aux actions représentatives visant à protéger les intérêts collectifs des consommateurs. La France, lors des négociations, avait soutenu cette initiative, demandant que l'on introduise des actions de groupe nationales, mais aussi « transfrontières », compte tenu de la taille de certains marchés.

Le Gouvernement soutient donc pleinement la démarche engagée au travers de cette proposition de loi qui vise, d'une part, à rendre l'action de groupe plus accessible et plus efficace et, d'autre part, à transposer pleinement en droit français la directive que je viens d'évoquer.

J'en viens au texte adopté par l'Assemblée nationale en mars 2023, qui réforme profondément cette procédure.

Ce texte prévoit notamment une unification des différents régimes d'action de groupe ; un champ matériel désormais universel, quels que soient les intérêts en vertu desquels l'action est exercée ; une qualité pour agir très largement ouverte ; la désignation de juridictions spécialisées appelées à connaître des actions de groupe ; la création d'une amende civile pour faute dolosive ayant causé des dommages sériels ; la suppression de l'obligation de mise en demeure comme préalable nécessaire avant d'intenter une action.

Lors de son examen par la commission des lois du Sénat, et sur l'initiative de son rapporteur, M. Christophe-André Frassa, dont je salue le travail, plusieurs modifications importantes ont été apportées.

Je pense en particulier à la limitation de la reconnaissance de la qualité pour agir aux seules associations agréées, à la suppression de l'amende civile, à la généralisation d'une mise en demeure obligatoire préalable ainsi qu'à l'application de la loi aux seules actions dont le fait générateur est postérieur à sa publication.

Plusieurs de ces évolutions répondent aux préoccupations du Gouvernement ; je remercie le rapporteur d'en avoir tenu compte dans le cadre de ses travaux.

Je pense notamment au risque de sanctions disproportionnées auquel nous exposerait la création d'une amende civile, danger que souligne le Conseil d'État dans son avis, ainsi qu'à l'encadrement de la qualité pour agir, laquelle est nécessaire si l'on veut s'assurer que les entités qui se lancent dans une action de groupe auront les moyens de la poursuivre tout au long de la procédure – qui peut être longue.

Rendre universel le régime juridique de l'action de groupe implique toutefois d'instaurer des procédures d'agrément dans des domaines qui, pour l'heure, ne sont pas couverts par une telle procédure ; une telle réforme pose, en conséquence, la question de la charge associée à la délivrance desdits agréments.

Concernant l'obligation d'une mise en demeure préalable à toute introduction d'une action de groupe, le Gouvernement est plus réservé, compte tenu du risque associé d'allongement des procédures, sans bénéfice évident. Par ailleurs, la mise en demeure ne paraît pas adaptée aux actions en cessation introduites à l'encontre de pratiques illicites particulièrement préjudiciables aux intérêts des consommateurs ou à leur santé.

Pour ce qui est de l'application de la loi aux seuls faits générateurs postérieurs à sa publication, cette restriction a pour conséquence d'exclure les situations en cours et de priver les victimes des dommages concernés de cette voie de réparation que constitue l'action de groupe.

J'ajoute que cette modification aggrave notre retard dans la transposition de la directive européenne, dont les dispositions sont pourtant applicables depuis le 25 juin 2023.

Toutefois, nul ne peut nier que cette loi aura des incidences sur les équilibres économiques en présence. Ainsi, certains acteurs économiques pourraient être confrontés à des difficultés opérationnelles : je pense notamment aux contrats d'assurance en cours, qui n'ont pas été « calibrés » pour faire face au risque juridique inhérent au nouveau régime de l'action de groupe.

Le Gouvernement s'en remettra donc à la sagesse du Sénat…

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