Intervention de Éric Bocquet

Réunion du 6 février 2024 à 15h30
Régime juridique des actions de groupe — Adoption en procédure accélérée d'une proposition de loi dans le texte de la commission modifié

Photo de Éric BocquetÉric Bocquet :

Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, en 2013, l'action de groupe était qualifiée par le ministre de l'économie et des finances d'alors, M. Pierre Moscovici, de « véritable conquête démocratique » ; en même temps, selon lui, il n'était pas question « d'ouvrir la boîte de Pandore et de susciter des comportements de chasseurs de primes ».

Restreinte, à ses origines, au droit de la consommation, la procédure d'action de groupe a été élargie par la loi du 18 novembre 2016 à d'autres matières, telles que l'environnement et la santé. Mais les « garde-fous » visant à éviter « les dérives constatées dans d'autres pays », aux « graves conséquences pour les entreprises » – je cite toujours Pierre Moscovici –, ont dévitalisé cette promesse d'une justice accessible au plus grand nombre.

Le bilan établi par la direction des affaires civiles et du sceau fait apparaître un « défaut d'attractivité » de cette procédure – cela a été rappelé par plusieurs orateurs avant moi –, si bien que seules trente-cinq actions de groupe ont été intentées depuis 2014.

Une seule est parvenue à contourner les méandres procéduraux et à se frayer un chemin jusqu'au juge, qui l'a déclarée recevable : le 5 janvier 2022, celui-ci décidait que le laboratoire Sanofi allait devoir affronter une action de groupe intentée par l'Association d'aide aux parents d'enfants souffrant du syndrome de l'anti-convulsivant, qui représente les victimes du valproate de sodium, ou Dépakine. A été reconnue la légitimité des requérants à vouloir obtenir réparation des malformations et des troubles du neurodéveloppement qu'ils ont subis, effets bien connus par la firme. Sanofi a interjeté appel ; à ce jour, l'incertitude demeure : la première action de groupe à avoir passé l'étape de la première instance sera peut-être la première réelle déception engendrée par une procédure trop complexe depuis ses premiers jours.

Mme Véronique Legrand, maître de conférences à l'université de Caen, nous a rappelé quels freins procéduraux entravent l'exercice de l'action de groupe.

Le juge doit vérifier que les conditions de cette action sont bien remplies : respect des règles de compétences, des délais à agir, du fait que les requérants se trouvent tous dans une situation identique ou similaire, ou encore que les critères de rattachement au groupe sont bien déterminés. À titre d'exemple, la première action de groupe intentée dans notre pays – par l'UFC-Que Choisir à l'encontre de l'administrateur de biens Foncia, en octobre 2014 – a été déclarée irrecevable après presque quatre années de procédure, le 14 mai 2018, par le tribunal de grande instance de Nanterre.

Où est donc passée la souplesse censée être au fondement de cette procédure qui devait, disait-on, satisfaire l'impératif d'accessibilité de la justice ? Le désir de justice s'éloigne, et les brèches sont béantes quand le justiciable, même organisé, s'en prend à plus fort que lui, a fortiori lorsqu'il s'agit d'une multinationale.

Si le législateur a sa part de responsabilité, on constate également une réticence de certaines juridictions à donner droit aux requérants. Soit les cas exemplaires étaient trop peu nombreux aux yeux du juge, alors qu'ils ont pour seule vocation de permettre d'établir le lien juridique qui fonde la « situation similaire » et la mise en cause du défendeur, soit, comme l'explique M. Cédric Musso, directeur de l'action politique de l'UFC-Que Choisir, « le périmètre de la loi a été, via une interprétation restrictive, considérablement réduit », le champ d'application des actions de groupe étant borné aux manquements au droit de la consommation plutôt que d'être élargi à d'autres obligations légales et contractuelles, qui dépassent de beaucoup ces seuls dommages.

Les avancées contenues dans cette proposition de loi, telle que transmise au Sénat, nous convenaient, bien que le texte adopté par nos collègues députés fût imparfait. Or la réécriture à laquelle a procédé notre commission des lois est plutôt de nature à entériner un statu quo.

Nous discuterons des articles, mais plusieurs dispositions sont pour nous rédhibitoires : la restriction de l'intérêt à agir aux seules associations agréées et, marginalement, aux syndicats ; la restriction du champ des actions de groupe en matière de santé et de droit du travail ; la suppression de la sanction civile à la demande du ministère public ; l'application de la loi aux seuls manquements postérieurs à sa promulgation.

Nous ne simulerons pas un pas en avant pour en faire trois en arrière. Nous ne pouvons feindre de consacrer des droits dont nous savons d'emblée qu'ils ne pourront être correctement exercés par les justiciables.

Quoique certaines questions demeurent en suspens, cette proposition de loi détermine plusieurs orientations importantes en matière d'action de groupe. Maître Christophe Lèguevaques, avocat au barreau de Paris, les aborde de façon très pertinente. Selon ses propres termes, ce texte « ne remet pas en cause le dogme de l'[inclusion sur demande], refuse les dommages et intérêts punitifs et ne dote pas les demandeurs d'une arme puissante pour rivaliser avec le secret des affaires. Se pose alors la question de savoir si les pouvoirs publics ont conscience que ce texte en demi-teinte affaiblit la place de Paris au bénéfice d'autres capitales européennes qui jouent le jeu d'instaurer une “vraie” [action de groupe] ».

Nous espérons que notre assemblée reviendra sur les reculs opérés par la commission des lois : celle-ci, semble-t-il, souhaite protéger davantage les entreprises que leurs victimes en limitant les indemnisations de masse, le contentieux relatif au droit du travail et l'immixtion des citoyennes et des citoyens lésés dans le système judiciaire. Dans le cas contraire, nous nous abstiendrons.

Il faudra, au cours de la navette parlementaire, continuer de lever les obstacles à cette procédure ; l'Assemblée nationale devra par ailleurs s'occuper du secret des affaires, qui ne saurait entraver le rendu d'une justice équitable. L'action de groupe doit pouvoir aboutir si l'on veut dissuader et faire cesser l'impunité !

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