Intervention de Marcel-Pierre Cléach

Réunion du 4 novembre 2008 à 16h00
Diffamations injures ou provocations commises par l'intermédiaire d'internet — Adoption des conclusions modifiées du rapport d'une commission

Photo de Marcel-Pierre CléachMarcel-Pierre Cléach :

Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, Internet connaît un développement spectaculaire. Formidable moyen de communication, il favorise dans une mesure sans précédent la communication entre ses différents utilisateurs en permettant l’échange de données et d’informations.

Économiquement, culturellement et socialement, les profonds changements introduits dans notre société par le réseau Internet sont pour l’essentiel très positifs. En favorisant à la fois l’accès du plus grand nombre à l’information et l’expression des citoyens, Internet se révèle être un allié de la démocratie. Mais il a aussi des effets pervers qui rendent nécessaires l’adaptation de nos règles de droit.

Le projet de loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur Internet, qui est en ce moment débattu au Parlement, vise précisément à juguler l’un de ces effets pervers en tendant à apporter une réponse plausible et efficace aux problèmes posés par le piratage des œuvres. Dans un autre domaine, nous nous souvenons du plan d’action visant à lutter contre la cybercriminalité que Mme Michèle Alliot-Marie avait présenté en février 2008.

Le cas des infractions prévues par la loi de 1881 illustre un autre de ces effets pervers, puisque les diffamations, injures ou provocations commises sur Internet sont actuellement incriminées par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. L’article 65 de cette loi prévoit, pour les délits de presse, une prescription abrégée de trois mois, par dérogation à la règle de droit commun, qui veut que les délits se prescrivent par trois ans. À cela vient s’ajouter la jurisprudence, qui considère ces infractions comme des infractions instantanées, faisant courir le délai de prescription à compter de la première publication.

Légitimement protecteur de la liberté d’expression, ce régime juridique est bien adapté au cas des ouvrages, des journaux et même des affiches. Il devient en revanche déséquilibré et par trop défavorable aux victimes lorsque la diffamation ou l’injure s’opère par le biais d’Internet.

La publicité d’un écrit est vite obsolète ; trois mois après sa publication, un journal est pratiquement introuvable. La situation n’est pas comparable avec Internet, où le temps agit au contraire comme un facteur multiplicateur, entraînant habituellement une augmentation exponentielle du nombre de fois où le message est diffusé et du public touché.

En outre, la multiplicité, la diversité des sources, les possibilités infinies de l’auteur de la diffamation ou de l’injure de se dissimuler dans une rubrique ou un site inconnus de la victime rendent très difficile, voire impossible, toute réaction juridique dans le délai de trois mois dont elle dispose aujourd’hui pour saisir le juge en vue d’obtenir réparation.

Or, s’il est saisi après trois mois, le juge n’aura même pas le loisir de constater le caractère illicite du message ! Ainsi, une fois le délai de prescription passé, l’acte causant un dommage persiste en toute impunité et son auteur reste impuni. Les conséquences peuvent être dramatiques pour les personnes ou les corps victimes de propos délictueux puisqu’ils ne peuvent ni obtenir réparation du préjudice subi ni même y mettre un terme.

Le législateur et le juge sont déjà convenus que l’application de cette règle à Internet posait des difficultés. La question de la prescription des délits de presse commis sur Internet est en effet récurrente depuis plus de dix ans et a suscité de nombreux débats au Parlement, particulièrement au Sénat où les présidents Badinter et Dreyfus-Schmidt, ainsi que notre ancien collègue René Trégouët, notamment, avaient défendu à plusieurs reprises les principes qui ont présidé à l’élaboration de la présente proposition de loi.

Cette question a également donné lieu à une bataille jurisprudentielle entre les juridictions saisies au fond et la Cour de cassation.

Les premières ont tenté de faire reconnaître à ces infractions le caractère de délit continu, estimant que le délai de prescription de trois mois devait courir à compter de la date de cessation de mise en ligne et non à la date de mise en ligne.

La Cour de cassation a estimé, dans plusieurs arrêts rendus en 2001, que le point de départ du délai de prescription de l’action publique prévu par l’article 65 de la loi du 29 juillet 1881 devait être fixé, pour les infractions commises en ligne, à la date du premier acte de publication, comme pour la presse traditionnelle sur support écrit, cette date étant celle à laquelle le message est mis pour la première fois à la disposition des internautes. Je cite ici les arrêts de la chambre criminelle des 30 janvier, 16 octobre, et 27 novembre 2001. La Cour a même accentué sa jurisprudence en refusant de considérer que la mise à jour d’un site Internet pouvait rouvrir le délai de prescription.

Une tentative du législateur d’inscrire dans la loi du 21 juin 2004 dite « pour la confiance dans l’économie numérique » le principe que les délits de presse commis sur Internet se prescrivaient à compter de la cessation de la mise en ligne a été censurée par le Conseil constitutionnel. Ce dernier, tout en reconnaissant le droit au législateur d’aménager les règles de prescription – eu égard aux conditions objectivement différentes dans lesquelles le public accède au message selon le support utilisé –, a estimé que cette solution aboutissait à une différence de traitement manifestement excessive entre messages écrits et messages en ligne au regard de l’objectif poursuivi.

La proposition de loi que je vous invite à adopter, mes chers collègues, vise à mettre un terme à l’impunité de fait dont bénéficient actuellement les auteurs de délits de diffamation, d’injure ou de provocation commis par l’intermédiaire d’Internet tout en tenant compte de la jurisprudence du Conseil constitutionnel.

J’ajoute que, afin de ne pas remettre en question un régime légitimement respectueux de la liberté de la presse, nous avons tenu compte de la réalité du marché actuel de la presse, qui a pratiquement conduit tous les journaux, hebdomadaires et mensuels de la presse écrite à disposer d’une édition en ligne. C’est pourquoi je propose que le droit applicable reste inchangé lorsque les informations diffusées sur la Toile ne font que reproduire « le contenu d’une publication de presse légalement déclarée ».

La Toile n’est pas la presse. Il me semble qu’il nous faut savoir en prendre la mesure et tirer les conséquences du changement de nature considérable des « informations Internet », dont les retombées sont sans commune mesure avec celles diffusées par la presse écrite, pour laquelle avait été faite la loi de 1881.

Le temps est venu d’adapter la loi afin de mettre un terme aux nombreuses et parfois graves dérives que permet aujourd’hui notre législation régissant les délits commis par la voie d’Internet, sans porter atteinte à la liberté de la presse, qui reste une liberté fondamentale, et sans contredire la position du Conseil constitutionnel.

Voilà les raisons essentielles qui me conduisent à vous inviter à voter ma proposition de loi. Mais je vais encore en ajouter quelques autres, dont certaines n’apparaîtront pas négligeables aux parlementaires que nous sommes.

Ce texte contribue à l’unification et à la simplification des délais de prescription. Je vous rappelle en effet que la loi du 15 juin 2000 avait porté à un an au lieu de trois mois la prescription des délits de presse de type raciste, en invoquant d’ailleurs le motif que ces délits étaient souvent commis par voie d’Internet.

Il s’attache également à résoudre une difficulté, et ce sans coûter un centime au contribuable, ce qui n’est pas sans intérêt par les temps qui courent.

Il s’agit en outre de l’un des tous premiers textes d’origine purement parlementaire à être soumis au vote du Sénat pour cette mandature, qui nous verra prochainement maîtres d’une grande partie de l’ordre du jour, du moins constitutionnellement !

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