Intervention de Robert Badinter

Réunion du 3 mars 2009 à 15h00
Loi pénitentiaire — Discussion générale

Photo de Robert BadinterRobert Badinter :

Madame la présidente, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, chacun comprendra que je rende d’abord un hommage particulier au rapporteur de la commission des lois, M. Jean-René Lecerf, non seulement pour le talent dont il a fait preuve et pour tout ce qu’il a apporté à ce texte de loi, mais également, et surtout, pour l’humanité avec laquelle il consacre, depuis si longtemps, tant d’efforts et de temps à visiter les prisons, à écouter les personnels pénitentiaires, à observer les expériences des pays proches et à concilier les différents impératifs de l’institution carcérale.

Monsieur le rapporteur, vous avez eu de grands prédécesseurs ; je pense, notamment, à un homme qui m’a fait longtemps rêver – mais j’ai beaucoup rêvé à la commission des lois, sans succès –, et dont le nom devrait orner l’entrée de la salle de réunion de la commission des lois : le sénateur René Bérenger.

Enfin, nous voilà au rendez-vous que nous espérions depuis si longtemps, madame la garde des sceaux, un rendez-vous que l’on ne souhaite donc pas voir s’interrompre trop vite. C’est l’une des raisons de fond pour laquelle la procédure d’urgence n’a pas sa place ici, d’autant qu’il s’agit du sort, de la condition d’êtres humains, et au premier chef des libertés fondamentales, lesquelles relèvent consubstantiellement du domaine législatif.

Donc, écartons la procédure accélérée, puisque c’est elle qui nous régit à présent, et voyons ce qu’il en est.

Nous sommes très en retard et, je le répète, voilà longtemps que nous attendons. Pour ne citer que la dernière décennie, il y eut le rapport du Premier président de la Cour de cassation Guy Canivet, en 2000, puis, la même année, deux rapports parlementaires, dans un climat de consensus absolu, l’un au Sénat sous la présidence de M. Hyest, l’autre à l’Assemblée nationale sous la présidence de M. Mermaz. Une proposition de loi fut même déposée au Sénat.

Les élections sont intervenues et nous avons assisté à un torrent de textes législatifs, orientés vers toujours plus d’incarcération. La loi pénitentiaire, quant à elle, restait dans le domaine des colloques et des articles de presse.

Heureusement, nous avons connu avec bonheur l’influence du mouvement européen, auquel nous devons beaucoup dans ce domaine. Sans ce mouvement européen, avec ce qu’il représente ici et particulièrement au Conseil de l’Europe de volonté d’humanisation et de reconnaissance des droits des détenus et des personnels pénitentiaires, je ne suis pas sûr que le Gouvernement nous aurait enfin saisis de ce projet de loi pénitentiaire. Je tiens également à souligner, à cet égard, la pression exercée par la commission des lois du Sénat.

Le Parlement européen adopta des résolutions, dont une en 1998, invitant chaque pays à adopter une loi pénitentiaire. Plusieurs résolutions du Conseil de l’Europe vinrent s’ajouter à celles-ci. Il y eut ensuite l’adoption des règles pénitentiaires européennes. C’est à la pression de l’Europe et du Conseil de l’Europe que l’on doit, en vérité, l’instauration du contrôleur général des prisons, fonction aujourd’hui occupée par l’excellent M. Delarue.

Nous avons connu également les rapports d’inspection du Comité européen pour la prévention de la torture, les rapports des commissaires aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe. À chaque fois, nous étions sinon stigmatisés, du moins pointés du doigt, véritable humiliation pour les parlementaires que nous sommes et pour la République.

Un moment particulier s’est greffé sur ce mouvement d’ensemble, celui des États généraux de la condition pénitentiaire, rassemblant la quasi-totalité des professions intervenant dans le champ pénitentiaire. Il existe des militants de la cause de l’amélioration des conditions de détention.

Nous sommes arrivés à une résolution finale qui a recueilli l’accord de tous. Au-delà de sa dimension œcuménique, celle-ci a une importance particulière parce qu’elle a recueilli une assez large approbation de principe des principaux candidats à l’élection présidentielle, notamment de l’actuel Président de la République, M. Sarkozy.

Il aura tout de même fallu attendre près de deux ans pour que le texte soit enfin soumis au Parlement. La révision constitutionnelle nous permet heureusement de débattre du texte de la commission des lois, ainsi que des amendements essentiels que vous nous proposez, monsieur About.

Ce texte est exceptionnel en ce qu’il touche, au premier chef, à la condition d’êtres humains ; c’est ce que nous devons conserver à l’esprit quand nous abordons ce domaine. Il s’agit de milliers d’êtres humains confinés dans un espace clos, prévenus, suspectés ou condamnés pour des infractions de natures diverses.

C’est une population particulière que vous connaissez bien, monsieur le rapporteur. L’opinion publique s’en fait une idée au travers des faits divers les plus saisissants, les seuls qui l’intéressent par leur dramatisation ; elle imagine je ne sais quel rassemblement de Mesrine ou de Dils.

Au-delà d’un noyau dur de criminels, auquel il faut porter la plus extrême attention, comment est composée l’immense majorité des quelque 100 000 personnes qui entrent chaque année en prison en France ?

Entre 25 % et 30 % des détenus souffrent d’affections mentales graves, ce qui soulève de grandes difficultés auxquelles il faudra absolument remédier, sans parler des cas de dépression, qui sont légion. Seuls 40 % des détenus jouissaient d’un emploi avant d’entrer en prison. Près de 13 % sont complètement illettrés et 12, 5 % sont à peine capables de déchiffrer un texte et encore moins d’écrire. J’ajoute qu’une grande partie des détenus est composée de marginaux dès l’enfance, puisque 28 % d’entre eux ont connu un placement par le juge des enfants.

Telle est la réalité de la population carcérale, à laquelle nous devons songer quand nous examinons une loi pénitentiaire.

En observant la prison contemporaine, on est saisi de retrouver les traits des lieux d’enfermement dénoncés par les hommes des Lumières où l’on mêlait les fous, les vagabonds, les criminels, les filles de joie. Ceux qui ont beaucoup fréquenté les prisons ont le cœur serré devant ce magma de populations indifférenciées. Vous ne verrez jamais le fils d’un banquier ou d’une grande avocate en prison. L’inégalité sociale s’inscrit en ces lieux en lettres impitoyables.

On comprend bien à quel point il est difficile d’intervenir auprès de cette population pénale. Je tiens à mon tour, après MM. Lecerf et About, à rendre hommage aux personnels pénitentiaires – ce que je fais depuis longtemps, avec toujours plus de conviction –, qui ne sont pas nécessairement formés, comme ils le disent modestement, pour veiller sur les 30 % de détenus qui souffrent de troubles mentaux, responsabilité qu’ils assument pourtant. J’aurais souhaité que la loi s’ouvre par un article reconnaissant l’importance de la mission des personnels pénitentiaires.

Au regard de ces questions essentielles, je rejoins votre préoccupation, monsieur le rapporteur : il ne faudrait pas que cette loi pénitentiaire soit une chance perdue, une occasion manquée ; revenons au souffle des grands principes ! Ces principes, nous les connaissons bien – ils sont faciles à rappeler – quand il s’agit, dans une grande démocratie du XXIe siècle, des conditions de détention. J’aurais souhaité qu’on les proclamât également solennellement dans la loi.

Le premier principe, celui qui sous-tendait l’ensemble du rapport du Premier président de la Cour de cassation Guy Canivet, c’est que les détenus sont des êtres humains, des hommes, pour l’essentiel, et des femmes, et, quand ils sont français, des citoyens : nous ne devons jamais perdre de vue cette évidence ! Par conséquent, ils doivent jouir de tous les droits de l’homme et du citoyen, à l’exception de ceux que l’autorité judiciaire leur a retirés, avant ou après leur condamnation. Tout s’éclaire si l’on aborde la condition pénitentiaire au travers de ce prisme.

Dans un espace clos, il faut évidemment prendre en compte la sécurité des personnes et des biens quand ceux-ci sont gravement menacés, car c’est un monde de tensions et de violences. C’est la seule restriction au principe que je viens d’évoquer.

Le deuxième principe majeur, c’est que l’État de droit ne peut pas s’arrêter à la porte des prisons ; il doit aussi régir l’univers pénitentiaire. Nous aurons l’occasion d’y revenir quand nous aborderons les problèmes complexes posés par les régimes différenciés et les sanctions disciplinaires.

Nous devrons également revenir sur le règne de l’arbitraire, trop longtemps toléré en matière de fouille et constitutif d’une atteinte grave à la dignité humaine. Cette pratique corporelle est inacceptable à tous égards quand il s’agit de fouille intégrale. La commission des affaires sociales a proposé des amendements complétant le texte élaboré par la commission des lois et auxquels nous devons souscrire. Je me demande même s’il ne faudrait pas aller plus loin sur ce point.

Tout cela se résume en une préoccupation essentielle ! L’apport personnel du grand René Cassin à la Déclaration universelle des droits de l’homme a été le respect de la dignité humaine, qui ne figurait pas dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Le respect de la dignité humaine est un principe majeur qui doit gouverner notre approche de l’univers pénitentiaire. Or celui-ci ne s’accommode pas des fouilles que j’évoquais précédemment, pas plus que de l’absence d’encellulement individuel, phénomène récurrent qui s’inscrit dans la douloureuse histoire pénitentiaire.

C’est en 1874 que le brillant vicomte d’Haussonville, au terme d’un rapport pénitentiaire admirable – certainement la plus brillante étude jamais réalisée sur l’univers carcéral dans une société –, a fait voter, à l’aube de la IIIe République, le principe de l’individualisation de la cellule des prévenus et des condamnés à une peine de moins d’un an. Mais cela n’a jamais – je dis bien « jamais » ! – été mis en vigueur, et toujours pour des considérations budgétaires.

Nous ne pouvons pas transiger sur un tel principe, qui figure d’ailleurs dans les règles pénitentiaires européennes. Nous devons simplement prendre en considération les cas de figure où un détenu, dans son propre intérêt, ne doit pas rester seul. J’évoquais tout à l’heure les dépressions : nombre de personnalités sont fragiles et ne peuvent pas vivre dans l’isolement cellulaire.

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