Elles ne tiennent pas, bien sûr, au sujet : nombre d’entre vous, mes chers collègues, l’ont déjà souligné, nous débattons là de l’une des grandes questions sociales, humaines, auxquelles est confronté notre pays.
Elles ne tiennent pas davantage au texte lui-même, qui, aussi bien dans son titre Ier, relatif à la fonction pénitentiaire et à la condition des détenus, que dans son titre II, concernant les peines alternatives, comporte des propositions importantes et intéressantes.
Elles ne tiennent pas non plus aux amendements, qu’ils émanent de la commission des lois ou de la commission des affaires sociales.
Ce n’est même pas ce curieux et incompréhensible recours à la procédure d’urgence, sur lequel nous nous interrogeons encore, qui est en cause.
Si nous avons décidé de déposer cette motion, c’est que nous vivons comme une contradiction essentielle, comme une opposition de principe, la divergence entre les propositions formulées dans le projet de loi et la politique pénale appliquée par le Gouvernement, laquelle vise à développer l’encellulement et le recours à la prison. Les dispositions que nous avons à examiner sont en contradiction avec le durcissement des peines prononcées par les juridictions pénales et le recours accru à la mise en détention.
N’est-il pas paradoxal de demander en août 2007 aux juges correctionnels d’incarcérer massivement au nom de la lutte contre la récidive, puis, deux ans après, en mars 2009, aux juges de l’application des peines de procéder à des aménagements de peine, toujours au nom de la lutte contre la récidive ?
Ce paradoxe révèle bien les limites d’une politique de répression dont l’élaboration est dictée non par l’intérêt général, mais par l’émotion populaire suscitée par tel ou tel fait divers.
Le titre II du présent projet de loi comporte des dispositions visant à favoriser les peines alternatives à l’incarcération et à développer le recours aux aménagements de peine, cela, bien entendu, afin d’aménager les peines et de préparer la sortie des détenus et non pas de vider les prisons.
Cependant, nous ne sommes pas complètement dupes. Nous savons aussi qu’est à l’œuvre derrière tout cela une logique comptable visant à utiliser ces aménagements de peine pour réguler la gestion des flux de la population carcérale.
C’est ce que les présidents de diverses organisations que vous connaissez bien – le GENEPI, ou Groupement étudiant national d’enseignement aux personnes incarcérées, l’ANVP, l’Association nationale des visiteurs de prison, et la FARAPEJ, la Fédération des associations Réflexion, action, prison et justice – ont qualifié, dans un article publié hier dans la presse, de « logique d’ajustement conjoncturel ».
Cela n’a rien d’étonnant, madame la garde des sceaux, puisque vous vous trouvez actuellement dans une position difficile, les prisons étant pleines à craquer en raison, précisément, de l’application des lois pénales adoptées ces dernières années.
Voici quelques chiffres, tirés de l’excellent rapport de la commission des lois – ils ont déjà beaucoup été cités, mais je tiens à les rappeler. Le nombre de personnes mises en cause par les services de police et de gendarmerie passe de 600 000 à 1, 1 million, soit un doublement en vingt ans ; le nombre de peines d’emprisonnement prononcées a augmenté de 26 % en quatre ans, passant de 252 000 à 317 000 ; le nombre de comparutions immédiates a évolué de la même manière ; enfin, on l’a dit, la capacité des prisons s’élevait au 1er novembre 2008 à 51 000 places pour 63 000 détenus, ce qui correspond à un taux d’occupation de 125 %.
Je souhaite à mon tour rendre hommage à l’administration pénitentiaire et à son personnel, les gradés et les gardiens, qui doivent faire face à cette surpopulation, aux difficultés humaines et à la tension des rapports sociaux et humains qu’elles entraînent.
Votre stratégie consiste donc, madame la garde des sceaux, à associer aménagements de peine et construction de nouvelles places de prison.
Vous vous êtes récemment targuée d’avoir augmenté le nombre d’aménagements de peine de 47 % en un an et d’avoir relancé les libérations conditionnelles. Cependant, et vous le savez bien, cette politique est insuffisante puisque, à l’autre bout de la chaîne pénale, on incarcère massivement.
Certes, vous avez prévu la création de 13 200 places supplémentaires d’ici à 2012 grâce à la construction de sept établissements. Mais, si l’on ne modifie pas le cap de la politique pénale elle-même, voici ce qui va se passer : la population carcérale progressera plus rapidement que les nouvelles prisons ne seront construites ! L’administration pénitentiaire en est d’ailleurs bien consciente, qui a annoncé que l’on dénombrera 80 000 détenus en 2012, pour 63 000 places. Le taux de surpopulation passera donc de 125 % à 130 % ! Vous le constatez, nous n’allons pas dans la bonne direction.
La permanence du phénomène de surpopulation carcérale empêchera bien sûr l’application du principe de l’encellulement individuel, même à l’issue du moratoire de cinq ans proposé à l’article 59 du présent projet de loi. Ce sera d’autant plus vrai que le programme de construction prévoit la création de nombreuses cellules doubles. Ainsi, non seulement on abandonne le principe de l’encellulement individuel, dont l’application est renvoyée à la fin d’un délai de cinq ans, mais, en réalité, on accepte d’ores et déjà l’organisation des cellules multiples, doubles aujourd’hui, triples ou quadruples demain.
La politique du « tout carcéral » est incompatible avec l’article 1er A du présent projet de loi, qui définit les finalités de la peine de privation de liberté. Celle-ci doit concilier « la protection effective de la société, la sanction du condamné et les intérêts de la victime avec la nécessité de préparer la personne détenue à sa réinsertion ». Compte tenu de la situation de surpopulation déjà longuement décrite, cela restera un vœu pieux. Or il s’agit du cœur de la politique pénitentiaire.
La surpopulation empêchera le travail nécessaire des personnes incarcérées sur elles-mêmes : les détenus ne pourront pas réfléchir, ne pourront pas suivre de formation, bref, ne seront pas en mesure de se préparer utilement à la sortie.
La politique du « tout carcéral » est également en contradiction avec l’article 32 du présent projet de loi, qui pose le principe du caractère subsidiaire de l’emprisonnement ferme en matière correctionnelle et la nécessité de prévoir l’aménagement de celui-ci.
En outre, le principe de l’ultime recours posé à l’article 32 est aussi en contradiction avec celui des « peines plancher » qui a été introduit dans la loi du 10 août 2007, supposée renforcer la lutte contre la récidive des majeurs et des mineurs.
Je le rappelle, cette loi oblige les juges à prononcer de lourdes peines de prison ferme, les exceptions n’étant permises que dans des cas très limités et difficiles à motiver. Nous l’avions combattue, et nous avions raison, parce qu’elle consacre l’impossibilité de prononcer une peine autre que l’emprisonnement à la deuxième récidive pour un grand nombre de délits, notamment, aussi curieux que cela puisse paraître, pour les délits routiers. Elle donc a gravement remis en cause le principe fondamental de l’individualisation des peines.
Le projet de loi entre également en contradiction avec votre pratique politique, madame la garde des sceaux, qui consiste à faire pression sur les magistrats, par l’intermédiaire des procureurs généraux, en leur demandant toujours plus de chiffre, toujours plus de résultats, et en les notant sur leur capacité à prononcer des « peines plancher » – à condamner ! On nous a signalé récemment que l’une de vos instructions aggrave encore la situation.
Enfin, je le rappelle pour mémoire, le principe de « la prison après la prison » a été introduit par la loi du 25 février 2008 relative à la rétention de sûreté et à la déclaration d’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental. Cette loi, qui fait penser à L’Homme criminel de Lombroso, permet de mettre des personnes au ban de la société en raison non de ce qu’elles ont fait, mais de ce qu’elles sont et de ce que l’on suppose qu’elles pourraient faire. Ainsi, on emprisonnera à perpétuité, ou pour de très longues durées, sur de simples présomptions.
Tous les professionnels – les magistrats et leurs syndicats, l’Union syndicale des magistrats ou le Syndicat de la magistrature, ainsi que les différentes associations travaillant autour des prisons ou dans les prisons – s’accordent pour le dire, une condition doit être remplie préalablement à la mise en œuvre du présent projet de loi : l’existence d’une politique pénale cohérente et garantissant au maximum la sécurité juridique.
Lors des rencontres parlementaires sur les prisons du 11 décembre dernier, la présidente de l’Association nationale des juges de l’application des peines, l’ANJAP, allait dans ce sens. Usant d’une métaphore pour souligner, madame la garde des sceaux, l’incohérence entre le projet de loi pénitentiaire et votre politique pénale, elle affirmait qu’il serait préférable de « fermer le robinet au lieu d’utiliser la serpillière » ! L’expression est un peu forte, mais elle illustre bien le propos.
On en revient à cette idée : il nous faut une grande loi pénitentiaire qui traite non seulement des aspects présents aujourd’hui dans le projet de loi, mais aussi de tous les autres aspects de la vie carcérale : la santé, l’emploi, la formation professionnelle, le logement, les relations avec les différents pouvoirs locaux. Il s’agirait d’une sorte de loi interministérielle.
La réforme du système pénitentiaire français n’aura de sens que s’il est mis fin à la politique pénale consistant, d’une part, à recourir de manière presque compulsive à l’emprisonnement et, d’autre part, à « préfectoraliser » la magistrature.
Pour toutes ces raisons, nous vous invitons, mes chers collègues, à adopter cette motion tendant à opposer la question préalable.