Monsieur le président, madame le ministre, monsieur le président de la commission des lois, mes chers collègues, le Sénat est appelé à examiner en première lecture le projet de loi relatif à la lutte contre la corruption, adopté par l'Assemblée nationale le 10 octobre dernier.
Ce texte tend à transcrire dans notre droit plusieurs engagements internationaux, en particulier trois textes élaborés sous l'égide du Conseil de l'Europe - une convention pénale sur la corruption du 27 janvier 1999 et son protocole additionnel signé le 15 mai 2003 et une convention civile sur la corruption du 4 novembre 1999 -, ainsi qu'une convention des Nations unies contre la corruption, adoptée le 31 octobre 2003.
Cette réforme s'inscrit dans la continuité, d'une part, de la loi du 30 juin 2000 modifiant le code pénal et le code de procédure pénale relative à la lutte contre la corruption qui a érigé en infraction pénale la corruption d'un agent public étranger ou international et, d'autre part, de la loi du 4 juillet 2005 portant diverses dispositions d'adaptation au droit communautaire dans le domaine de la justice qui a renforcé la répression de la corruption dans le secteur privé.
La corruption n'est pas un phénomène nouveau. Cette dégénérescence des moeurs publiques et privées touche toutes les formes d'institutions et de système économique avec une intensité variable selon les cultures et les époques.
La période actuelle est caractérisée par une recrudescence de ce phénomène. Selon la Banque mondiale, 1 000 milliards de dollars américains sont versés en pots-de-vin chaque année dans le monde. L'Union africaine considère que la corruption coûte aux économies du continent plus de 148 milliards de dollars américains par an, soit le quart du produit intérieur brut africain.
La corruption s'est aggravée ces dernières années sous l'effet de plusieurs facteurs, notamment l'accroissement des échanges internationaux, l'effondrement des régimes totalitaires et dictatoriaux et leur remplacement par des pouvoirs faibles et peu démocratiques où les systèmes mafieux ont pris une place déterminante, ainsi que la perte de repères éthiques dans de nombreuses entreprises.
La lutte contre la corruption appelle donc un renforcement des moyens préventifs et répressifs nationaux mais surtout la mise en place d'un système transnational, policier et judiciaire.
Sous l'impulsion de quelques États membres, dont la France, de nombreuses organisations internationales se sont impliquées depuis le milieu des années quatre-vingt-dix pour faire reculer ce phénomène, en particulier le Conseil de l'Europe depuis 1994, l'Union européenne depuis 1995, les Nations unies depuis 1996 et, enfin, l'OCDE depuis 1997.
Le présent projet de loi constitue un outil supplémentaire pour lutter contre la corruption en visant plus particulièrement les acteurs publics.
Je présenterai rapidement les principaux apports de ce texte, après avoir rappelé l'état du droit en vigueur en France.
Le code pénal élaboré en 1810 punissait déjà les faits de corruption, tout en en limitant la définition aux infractions commises « contre la chose publique ».
Le législateur a progressivement élargi le champ des actes et des personnes susceptibles d'être incriminés à ce titre, tandis que les acteurs chargés de réprimer ces délits se sont diversifiés et spécialisés.
La législation pénale française actuelle incrimine la corruption sous différentes formes.
Tout d'abord, la corruption proprement dite désigne une pratique illicite consistant à utiliser et à abuser d'une fonction - publique ou privée - à des fins privées en vue, par exemple, de s'enrichir personnellement. Le droit pénal français appréhende deux sortes de corruption : la corruption passive, qui est le fait de la personne corrompue - que celle-ci sollicite ou accepte l'avantage indu -, et la corruption active, qui est le fait du corrupteur - que celui-ci recherche ou accepte la corruption.
Par ailleurs, la législation française incrimine la corruption sous la forme du trafic d'influence dans le cas d'une relation triangulaire dans laquelle une personne dotée d'une influence réelle ou supposée sur certaines personnes échange cette influence contre un avantage fourni par un tiers qui souhaite profiter de ladite influence. Le droit pénal français distingue le trafic d'influence dans ses deux dimensions : active et passive.
Le droit français, complété depuis 2000 sous l'effet du droit international et du droit européen, distingue principalement trois situations : premièrement, la corruption et le trafic d'influence d'agents publics nationaux ; deuxièmement, la corruption d'agents publics étrangers ou internationaux, avec une grande sévérité pour les infractions survenues à l'intérieur de l'espace de l'Union européenne ; enfin, troisièmement, la corruption d'agents du secteur privé
Ces dernières années, la communauté internationale a pris de nouveaux engagements qui convergent dans la même direction : lutter plus efficacement contre la corruption internationale. Cette évolution impose aux législations nationales de prendre en compte les obligations nouvelles qui en résultent.
Comme je l'ai dit, le Conseil de l'Europe est le plus efficace dans ce domaine puisque c'est lui qui a élaboré le plus grand nombre de normes proposées à la transposition dans le droit national.
La première d'entre elles est la convention pénale du Conseil de l'Europe sur la corruption qui a été signée à Strasbourg, le 27 janvier 1999, après plus de deux ans de négociations.
Cette convention invite les États parties à incriminer la corruption passive et active d'agents publics - y compris les personnes exerçant une fonction judiciaire - nationaux, étrangers ou exerçant dans une organisation internationale, de parlementaires nationaux, étrangers, de membres d'assemblées parlementaires internationales et de personnes du secteur privé.
Sont également visés par la convention le trafic d'influence, le blanchiment du produit des délits de la corruption et les infractions comptables liées à la corruption.
La République française a signé cette convention le 9 septembre 1999, puis a autorisé sa ratification en 2005. Elle attend l'adoption de la présente loi de transposition pour déposer ses instruments de ratification.
La France a formulé deux réserves, l'une tendant à ne pas incriminer le trafic d'influence d'agents publics étrangers ou de membres d'assemblées publiques étrangères et l'autre visant à n'établir sa compétence juridictionnelle territoriale qu'à certaines conditions lorsque les infractions ont été commises hors du territoire national.
Ainsi, la France entend limiter sa compétence aux seuls cas où l'auteur de l'infraction est l'un de ses ressortissants et à condition que les faits incriminés soient punis par la législation du pays où ils ont été commis.
En outre, la France se réserve le droit de ne pas se reconnaître compétente lorsque l'un de ses agents, l'un de ses parlementaires ou l'un de ses ressortissants exerçant par ailleurs une fonction publique dans une organisation internationale, une cour internationale ou une assemblée parlementaire internationale est mêlé à une infraction de trafic d'influence.
Quelles sont les modifications qui en résultent pour le droit français en vigueur ?
Au regard de notre droit, la convention pénale présente trois innovations : l'incrimination de tous les faits de corruption - y compris passifs - d'agents publics étrangers ou exerçant dans une organisation internationale, qu'ils relèvent ou non du cadre communautaire ; l'incrimination du trafic d'influence passif et actif des seuls agents appartenant à une organisation internationale publique compte tenu de la réserve annoncée par le gouvernement français ; enfin - et ce n'est pas le moindre apport -, l'extension des techniques d'investigation spéciales aux délits de corruption et de trafic d'influence d'agents publics nationaux ou internationaux.
Je passerai rapidement sur le protocole additionnel à la convention de 2003 qui étend la lutte contre la corruption aux faits de corruption concernant les arbitres étrangers.
La convention civile sur la corruption de 1999 invite les États parties à mettre en oeuvre des mesures permettant aux victimes de corruption d'obtenir la réparation des dommages subis.
Ce texte impose aux États d'adopter des dispositifs de protection des employés qui dénoncent, de bonne foi, des actes de corruption. Il invite en outre les États membres à définir des procédures efficaces pour l'établissement des comptes annuels des sociétés, afin, notamment, qu'ils retracent véritablement la situation financière.
Les Nations unies, quant à elles, se sont lancées par voie de résolution dans la prévention de la corruption dès 1996. La convention contre la criminalité transnationale organisée, dite convention de Palerme, adoptée en décembre 2000 et entrée en vigueur en septembre 2003, constitue le premier instrument de droit pénal destiné à lutter contre les phénomènes de criminalité organisée transnationaux, et donc contre la corruption.
Cette convention établit un cadre universel pour la mise en oeuvre d'une coopération policière et judiciaire internationale.
La France a proposé en avril 1999 un projet de texte tendant à incriminer spécifiquement la corruption, aboutissant ainsi à la convention dite de Mérida négociée de janvier 2002 à octobre 2003.
Cette convention comporte cinq volets principaux respectivement consacrés aux mesures préventives, aux incriminations, à la détection et à la répression de la corruption, à la coopération internationale, au recouvrement des avoirs et à l'assistance technique.
La Convention a été signée par 140 pays, et 103 l'ont ratifiée. La France a d'ailleurs été le premier État du G8 à signer ce texte, qui est entré en vigueur le 14 décembre 2005.
Le projet de loi que nous examinons et que l'Assemblée nationale a adopté traduit donc dans le droit national les dispositions de ces conventions.
Il opère différentes adaptations.
La répression de la corruption et du trafic d'influence d'agents publics est renforcée grâce à une incrimination plus large en matière de corruption d'agents publics étrangers ou internationaux.
La répression de la corruption d'agents publics étrangers ou de fonctionnaires internationaux, y compris le personnel judiciaire, sera aggravée.
Le champ d'application de la corruption passive d'agents publics étrangers sera élargi. Seront désormais visées toutes les personnes exerçant dans le secteur public d'un État étranger ou au sein d'une organisation internationale publique et tous les faits de corruption sans limitation.
Le champ d'application de la corruption active d'agents publics étrangers sera également étendu à tous les actes de corruption.
De nouvelles incriminations relatives au trafic d'influence passif et actif sont introduites par ce projet de loi.
Deux autres infractions sont introduites, l'une relative à la subornation de témoin et au faux témoignage dans le cadre d'une procédure étrangère, l'autre relative aux menaces et actes d'intimidation à l'encontre du personnel judiciaire ou d'un agent des services de détection et de répression d'un État étranger ou d'une cour internationale.
Par ailleurs, le texte tend à actualiser la définition de la corruption et du trafic d'influence d'agents publics nationaux. Le projet de loi apporte des modifications ponctuelles : il prévoit ainsi que l'avantage versé par la personne corruptrice peut bénéficier à quelqu'un d'autre qu'à la personne corrompue, en cas de corruption passive, de corruption active et de trafic d'influence. Sur la proposition de leur commission des lois et avec l'avis favorable du Gouvernement, les députés ont complété dans le même sens la définition de la corruption dans le secteur privé.
Le texte introduit également une incrimination spécifique de trafic d'influence du personnel judiciaire national et il précise que la corruption d'un arbitre national concerne une personne exerçant sa mission « sous l'empire du droit national », conformément aux stipulations du protocole additionnel de mai 2003.
En outre, les députés, toujours sur l'initiative de leur commission des lois et avec l'avis favorable du Gouvernement, ont inséré dans le projet de loi deux articles modifiant le code général des collectivités territoriales. Le premier coordonne les dispositions qui fixent le régime des interdictions de soumissionner à un contrat de partenariat privé avec une collectivité territoriale en cas de condamnation pour corruption. Le second répare une omission relative aux règles de transmission des comptes certifiés des sociétés d'économie mixte aux élus régionaux.
Le projet de loi conserve par ailleurs certaines règles de procédure pénale dérogatoires au droit commun. Le parquet disposera toujours du monopole de la mise en mouvement de l'action publique pour la corruption et le trafic d'influence d'agents publics étrangers ou internationaux ne relevant pas de l'Union européenne. Par ailleurs, la compétence universelle des juridictions françaises restera la règle pour les actes de corruption et de trafic d'influence d'agents publics relevant de l'Union européenne commis hors du territoire national.
En revanche, le projet de loi innove sur deux points.
D'une part, il simplifie les règles de saisine des juridictions compétentes pour toutes les infractions de corruption et de trafic d'influence d'agents publics étrangers ou internationaux puisque le tribunal de grande instance de Paris sera désormais seul compétent, concurremment avec la juridiction territorialement compétente, pour tous ces délits relatifs à la corruption et au trafic d'influence touchant au secteur public étranger ou international.
D'autre part, les techniques d'investigation spéciales pourront être utilisées pour mettre en évidence des actes de corruption et de trafic d'influence d'agents publics nationaux, étrangers ou internationaux.
Sur l'initiative de sa commission des lois et avec l'avis favorable du Gouvernement, l'Assemblée nationale a inséré dans le projet de loi un article 6 bis qui introduit dans le code du travail un mécanisme assurant la protection des salariés de bonne foi ayant révélé des faits de corruption dans l'exercice de leurs fonctions.
Enfin, toutes les conventions internationales doivent entrer en vigueur sur le territoire national rapidement après l'adoption du présent projet de loi de transposition. Il n'est donc pas prévu de dispositif particulier d'entrée en vigueur du présent texte.
En conclusion, la commission des lois du Sénat approuve l'esprit du projet de loi et se félicite de la transposition fidèle des textes internationaux qui inspirent cette réforme. Elle se réjouit en particulier que le point de vue du Gouvernement ait évolué dans un sens favorable à la répression des actes de délinquance financière internationale.
En revanche, on peut regretter que le texte n'ait pas étendu l'incrimination de trafic d'influence aux actes impliquant des agents publics étrangers, alors même que la France a contribué à l'intégration de cette infraction dans le champ de la convention pénale sur la corruption du Conseil de l'Europe.