Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, permettez-moi tout d'abord de saluer l'excellent travail de M. le rapporteur, y compris ses observations orales que je n'ai pas manqué d'applaudir.
S'agissant de l'objet même qui nous réunit, nous partons d'une évidence et d'un impératif catégorique : il nous faut lutter contre la corruption sous toutes ses formes.
Je ne reprendrai pas ici le célèbre axiome de Montesquieu sur la République et la vertu, mais, ayant beaucoup oeuvré, en mon temps, aux côtés de Transparency International, je tiens à souligner que le péril induit par la corruption est différent selon les régimes.
Les régimes totalitaires - l'Histoire le prouve - sont par essence corrompus : c'est pour eux une manière comme une autre de déroger à la règle.
S'agissant des régimes démocratiques, c'est l'inverse : la corruption a pour terrible résultat de détruire le fondement même de la démocratie, c'est-à-dire, si l'on y réfléchit bien, la confiance que les citoyens doivent placer dans tous ceux qui décident pour eux ou à leur sujet. La confiance est le ciment de la démocratie, et la corruption est destructrice de cette confiance.
Cela est vrai, on ne le rappellera jamais assez, quand il s'agit du pouvoir politique.
L'exemple de la corruption, lorsqu'il vient des décideurs politiques, est fatal à la confiance que les citoyens peuvent avoir en ceux qui les représentent ou qui prennent des décisions les concernant.
Cela vaut aussi en matière administrative, bien entendu, au regard de l'égalité de tous devant la loi, plus encore en matière de justice - mais fort heureusement, s'agissant de la France, c'est une hypothèse d'école -, et enfin en matière économique, parce que la corruption ruine les chances de la concurrence et instille, dans le monde économique, le goût de pratiques qui ne concernent pas que le seul échelon international.
Par conséquent, il faut lutter contre la corruption, et je rappellerai les réflexions d'un excellent écrivain spécialisé dans ces questions, selon lequel il faut y être attentif en considérant qu'elle est de tous les temps, de toutes les sociétés, mais que, s'agissant des nôtres, il existe un seuil au-delà duquel la corruption dans la République devient la corruption de la République. À ce moment-là, tout est perdu, parce qu'à l'État de droit se substitue l'État mafieux, et on ne peut plus rien faire.
Soyons donc vigilants, attentifs et fermes. Je relèverai, à cet égard, avec une certaine mélancolie, que nous ne montons pas sur le podium international de la lutte contre la corruption. La consultation du classement annuel de l'organisation Transparency International nous amène à constater que la France n'apparaît qu'au dix-huitième rang sur cent quatre-vingts États, soit quasiment au même niveau qu'une puissance volontiers donneuse de leçons, les États-Unis, qui occupe la dix-neuvième place. Cependant, les efforts que nous consentons devraient vraiment nous valoir, à l'avenir, un meilleur rang.
Avant d'aller plus loin, je ferai trois observations.
Tout d'abord, il est vrai que, dans le monde tel qu'il est aujourd'hui, la criminalité organisée, qui est la plus redoutable, qu'elle concerne la traite d'êtres humains ou le trafic de drogue ou d'armes, s'accompagne le plus souvent de pratiques de corruption, notamment à l'échelon international. Il y a une relation constante et mafieuse entre trafic organisé et corruption internationale.
Ensuite, il faut relever que la corruption, toujours dans l'optique de la criminalité organisée, recourt à des techniques de plus en plus sophistiquées. Le temps des porteurs de valises paraît révolu, mais il existe désormais, hélas ! des procédés électroniques et informatiques qui permettent d'aller beaucoup plus vite, beaucoup plus loin et beaucoup plus sûrement.
Enfin, comme cela a été très bien souligné par M. le rapporteur, il est certain que, dans sa dimension internationale, la corruption organisée provoque des distorsions insoutenables dans l'ordre mondial.
Du côté des corrompus, elle affecte le plus cruellement les États les plus pauvres, en particulier en Afrique, en Amérique centrale et dans les Caraïbes, États qui sont en outre, le plus souvent, soumis à des régimes totalitaires.
Vu du côté des corrupteurs, quels sont les champs privilégiés où s'exerce la corruption internationale à destination des États les plus faibles ? Ce sont toujours les mêmes domaines qui sont évoqués : le pétrole, les transports, notamment aériens, l'armement, les travaux publics ; s'ajoute à cette liste, de nos jours, la téléphonie mobile.
Tels sont les champs privilégiés de la corruption internationale. Je n'ai pas besoin de rappeler que les principaux acteurs, dans ce domaine, sont les grandes entreprises multinationales, quel que soit leur lieu d'implantation.
M. le rapporteur a donné des chiffres qui permettent de mesurer les conséquences de cette situation, et le constat est à proprement parler effrayant : les prélèvements effectués par les bénéficiaires de la corruption atteignent 1 000 milliards de dollars et représentent 25 % du PIB africain. Quand on examine ces données et que l'on voit où s'exerce au premier chef la corruption, on ne peut que constater que celle-ci est destructrice du développement durable, qu'elle ruine les conditions de vie des populations et qu'elle abolit toute conscience civique.
Quant aux corrupteurs, je dirai simplement que ce sont de véritables prédateurs des pays les plus faibles et que, par les conséquences de leur action, notamment les prélèvements énormes que j'évoquais à l'instant, ils sèment la misère et la désespérance, en soutenant des régimes totalitaires qui n'hésitent pas, hélas ! à recourir à la violence armée.
L'exigence première qui s'impose à nous est donc de lutter contre la corruption, surtout quand il s'agit de la corruption internationale.
Dans cette perspective, le texte qui nous est soumis aujourd'hui et qui vise à permettre la traduction dans notre droit des dispositions des conventions internationales que nous avons signées et ratifiées va-t-il dans le bon sens ?
Assurément.
Je rappellerai que, à cet égard, l'acte fondateur ayant permis les progrès dans la lutte contre la corruption internationale intervenus ces dix dernières années fut le vote de la loi Guigou du 30 juin 2000, qui a transposé dans notre législation interne la convention sur la lutte contre la corruption d'agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales, adoptée le 21 novembre 1997 au sein de l'Organisation de coopération et de développement économiques.
Cette loi constitue le fondement de nos moyens d'action. Depuis lors, d'autres conventions ont été adoptées : la convention des Nations unies contre la corruption du 31 octobre 2003, que la France a ratifiée le 11 juillet 2005 ; la convention pénale du Conseil de l'Europe sur la corruption, que la France a signée le 9 septembre 1999 et dont la ratification, qui n'est pas encore intervenue mais semble imminente, a été autorisée par la loi du 11 février 2005 ; le protocole additionnel à cette convention du Conseil de l'Europe, dont la ratification a été autorisée par la loi du 1er août 2007.
La convention pénale du Conseil de l'Europe est donc, indiscutablement, au coeur de notre débat.
Cependant, ma détestable habitude d'examiner avec beaucoup de minutie les textes de droit pénal m'a amené à soulever, en commission des lois, un point préoccupant : comment ne pas relever la distinction opérée, dans le présent projet de loi, entre corruption et trafic d'influence, distinction qui, je le rappelle, n'apparaît pas dans le texte de la convention précitée, même si la possibilité de formuler des réserves sur certains de ses articles y est évoquée ?
En tout état de cause, l'article 2 du projet de loi vise à modifier les articles 435 - 2 et 435 - 4 du code pénal pour incriminer, s'agissant du premier, le trafic d'influence passif et, s'agissant du second, le trafic d'influence actif. Il s'agit bien de transposer dans notre droit positif l'article 12 de la convention pénale du Conseil de l'Europe, qui enjoint à chaque État partie de réprimer ce délit.
Toutefois, quand on examine de plus près la rédaction proposée pour ces articles et qu'on la compare à celle qui est présentée pour les articles 435 - 1 et 435 - 3 du même code, qui visent respectivement et directement, cette fois, la corruption passive et la corruption active, on ne peut que s'étonner de la différence.
En effet, s'agissant de la corruption, le texte vise toute « personne dépositaire de l'autorité publique, chargée d'une mission de service public ou investie d'un mandat électif public - il s'agit donc des décideurs publics, y compris les élus - dans un État étranger - j'insiste sur ce point - ou au sein d'une organisation internationale publique ».
Or, s'agissant du trafic d'influence, le texte ne vise plus que la « personne dépositaire de l'autorité publique, chargée d'une mission de service public ou investie d'un mandat électif public au sein d'une organisation internationale publique ». Il n'est plus question ici des personnes exerçant des responsabilités dans un État étranger, seules les organisations internationales publiques sont mentionnées !
Cela signifie donc que ce qui n'est pas acceptable au sein d'une organisation internationale publique deviendrait, singulièrement, tolérable à l'échelon d'un État national étranger ! Certes il existe, chacun d'entre nous le sait bien, des phénomènes de corruption au sein des organisations internationales, notamment celles qui interviennent dans les pays soumis à toutes les difficultés que j'ai évoquées, mais pourquoi omettre les agents publics et les élus nationaux ? Pourquoi établir cette distinction ?
Afin de bien poser les termes du débat, je rappellerai que le trafic d'influence, c'est par exemple le fait, pour une personne, d'offrir ses services, son influence réelle ou supposée auprès des décideurs publics, pour faire obtenir à une entreprise le bénéfice d'un marché public. Cela signifie que le trafic d'influence n'est rien d'autre qu'une forme de corruption par le biais d'un intermédiaire. Il est en effet beaucoup plus commode de procéder ainsi que de prendre le risque de s'adresser directement au décideur étranger. Il est préférable de passer par des agents d'affaires spécialisés, par des personnes qui fréquentent assidûment les couloirs des administrations et des services publics. Chacun voit bien de qui je veux parler ! Grâce à l'influence et aux procédés de ces intermédiaires, on aboutit sans risques au résultat escompté. Le trafic d'influence est donc bien une forme de corruption indirecte.
Dans ces conditions, pour quel motif le projet de loi ne prévoit-il pas, au travers de la rédaction présentée pour les articles précités du code pénal, de poursuivre le trafic d'influence lorsqu'il s'exerce à l'égard des agents publics et des élus nationaux, seuls les fonctionnaires et les élus des organisations internationales publiques étant visés dans ce cas, alors qu'il prévoit, s'agissant des mêmes décideurs nationaux, de réprimer la corruption directe ?
Il s'agit là d'une distinction totalement injustifiable : puisque l'on juge nécessaire, à juste titre, de réprimer le trafic d'influence quand il concerne des personnes exerçant des responsabilités au sein d'organisations internationales, pourquoi exclure la poursuite dès lors qu'il s'agit de décideurs nationaux étrangers ? Qu'est-ce qui peut justifier une telle tolérance ?
Examinons les explications que l'on nous propose.
Tout d'abord, on invoque les réserves que M. de Villepin, alors Premier ministre, avait mentionnées au moment de l'adoption de la loi du 11 février 2005 autorisant la ratification de la convention pénale du Conseil de l'Europe sur la corruption.
En ce qui concerne la possibilité de ces réserves, il est évident que ladite convention, à son article 37 - 1, autorise les parties à les émettre, notamment sur l'article 12, relatif au trafic d'influence. Cependant, ce n'est pas parce qu'il est permis d'émettre des réserves que l'on devait le faire ! J'ajouterai que ce n'est pas parce que l'on a considéré, en 2005, qu'il pouvait être opportun de prévoir la possibilité de telles réserves que nous devons les traduire aujourd'hui dans le code pénal. Cela n'a aucune légitimité.
D'ailleurs, si la convention pénale du Conseil de l'Europe sur la corruption mentionne la possibilité de réserves, c'est aussi pour une raison technique, qu'il ne faut pas oublier : par commodité peut-être, ou par usage national, tous les États parties n'incriminent pas dans leur législation, comme c'est le cas dans la nôtre, le trafic d'influence. Par conséquent, si la possibilité d'émettre des réserves n'avait pas été prévue, on se serait trouvé dans une situation inédite où la convention aurait prescrit de poursuivre les faits de trafic d'influence, alors que le droit interne de certains pays ne réprime pas ce délit.
Plus fondamentalement, j'observerai que l'objet du présent projet de loi est de lutter tant contre la corruption active que contre la corruption passive. Nous déclarons en outre qu'il faut réprimer le trafic d'influence au sein des organisations internationales, mais lorsque l'on en arrive à l'essentiel, c'est-à-dire au cas de ceux, agents publics ou élus, qui détiennent le pouvoir de décision dans des États où s'exerce la corruption, mystérieusement, plus rien n'est prévu !
Rien ne figure donc dans notre droit. La conséquence est évidente : les pratiques que nous réprouvons vont certainement continuer à s'exercer par le biais du trafic d'influence. Il est tellement commode de dire qu'il n'est pas possible de poursuivre cet acte puisqu'il s'inscrit dans l'ordre international. Il s'agit pourtant de la forme contemporaine la plus développée de la corruption !
Ainsi, nous sommes impitoyables en matière de corruption, mais, pour le trafic d'influence, nous nous réservons la possibilité de fermer les yeux.
Voilà le dispositif qui nous est présenté. Vous comprendrez, madame le garde des sceaux, que, face à une distinction aussi injustifiable, nous ayons déposé un amendement.
M. le rapporteur lui-même indique dans son rapport qu'« il est [...] permis de regretter que le texte n'ait pas étendu le trafic d'influence aux actes impliquant des agents publics étrangers alors même que la France a contribué à faire entrer cette infraction dans le champ de la convention pénale du Conseil de l'Europe » - c'est en effet le coeur même du sujet - et, j'ajouterai, alors même que les magistrats le réclament et que le président de la section française de Transparency International, qui est un homme particulièrement compétent et respectable, le souhaite également.
Et qu'en est-il du trafic d'influence à l'égard des magistrats ?
Cela me fait presque sourire d'évoquer la corruption ou le trafic d'influence dans les cours internationales : il me semble qu'il ne s'agit fort heureusement que d'une hypothèse d'école si l'on songe aux éminents magistrats qui y siègent !
En revanche, s'agissant des juridictions nationales, même si je le regrette, une telle possibilité n'est pas impensable. En ce qui concerne les arbitrages étrangers, qui fleurissent de plus en plus dans les conditions que l'on connaît, on ne saurait prendre assez de précautions. Pourquoi donc ne pas viser le trafic d'influence sur un juge ou un arbitre étrangers dans un litige international ?
Nous adoptons une position singulière : d'un côté, nous luttons sans merci contre la corruption et, de l'autre, nous fermons discrètement les yeux sur la forme la plus pratiquée de corruption, le trafic d'influence à l'égard des décideurs publics étrangers.
Cette situation est préoccupante au regard de la lutte nécessaire contre la corruption internationale, qui doit être sans merci et sans faille, ce que M. le rapporteur et Mme le garde des sceaux ont eux-mêmes déclaré. Nous ne pouvions donc que déposer un amendement pour élargir le champ de l'incrimination de trafic d'influence aux États étrangers.
Certains m'opposent que ce serait fâcheux vis-à-vis d'États voisins, qui, eux, s'accommodent de ces réserves, voire les souhaitent : en Allemagne ou au Royaume-Uni par exemple, il n'existe pas de texte similaire.
Je répondrai qu'il est indispensable que nous soyons irréprochables dans ce domaine, et pas seulement pour remonter dans le palmarès de Transparency International. Une expérience longue, et très nourrie ces dernières années, m'a permis de constater que l'accusation constamment adressée par les États en voie de développement non seulement à la France mais aux puissances occidentales en général porte sur la pratique appelée, selon la terminologie des Nations unies, le double standard.
Selon eux, dans nos frontières, s'agissant de nos échanges, nous exigeons transparence, respect des règles, aussi bien dans l'exercice des libertés que dans les pratiques commerciales. Mais, en dehors des zones privilégiées de l'État de droit, nous devenons, disent-ils, mystérieusement silencieux sur ces principes que nous proclamions haut et fort lorsqu'il s'agissait de veiller à ce que les mauvaises pratiques ne fleurissent pas chez nous, voire nous y recourons !
Cette accusation de double standard est terrible lorsqu'elle vient des jeunes générations, dans l'esprit desquelles se joue véritablement le sort de la paix dans le monde. En aucune manière et sous aucune forme - particulièrement lorsqu'il s'agit de cette pratique odieuse de la corruption organisée internationale -, nous ne devons y prêter le flanc.