Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'Etat, mes chers collègues, demander au Parlement de se dessaisir de son droit de légiférer est un acte gouvernemental sérieux, je dirai même grave. Cette procédure législative doit être justifiée très précisément. La Constitution en a prévu les conditions dans son article 38.
Mes chers collègues, au nom du groupe socialiste, je vous demande de voter la motion tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité sur ce projet de loi, car nous considérons que lesdites conditions ne sont pas respectées. Elles sont pourtant simples : habilitation par le Parlement, délai limité, ratification a posteriori des ordonnances sous peine de caducité.
En outre, le juge constitutionnel a précisé, dans sa décision du 12 janvier 1977, que l'alinéa 1er de l'article 38 de la Constitution devait être entendu comme faisant obligation au Gouvernement d'indiquer avec précision au Parlement quelle est la finalité des mesures qu'il propose de prendre par ordonnance.
Or, si les délais sont bien indiqués, ils sont incohérents et très variables, puisqu'ils vont de six à dix-huit mois. La finalité avancée par le Gouvernement, la « simplification du droit », ne saurait nous abuser, car elle vise de fait à l'autoriser à légiférer dans des domaines aussi variés que l'aide sociale, la profession d'architecte, les marchés publics, le code de l'urbanisme, le patrimoine, les aides au logement, tous sujets qui devraient être débattus sur des supports législatifs normaux et non par ordonnance.
Les objectifs restent opaques, contrairement à ce qui est avancé dans l'exposé des motifs. Surtout, il n'est absolument pas justifié de déclarer l'urgence, comme l'a fait le Gouvernement. Non seulement vous voulez nous enlever le droit de discuter, mais en plus vous voudriez nous priver du temps de contester !
Jean-Pierre Sueur vient de rappeler dans le détail à quel point ce texte est dangereux en ce qui concerne l'attribution groupée des marchés publics de l'urbanisme. Le Conseil constitutionnel l'avait clairement indiqué dans sa décision du 26 juin 2003, en exprimant des réserves sur la conformité à la Constitution de la généralisation de telles mesures. Un an après, sous couvert de simplification, le Gouvernement va pouvoir, par cette habilitation, modifier à sa guise la législation, grâce au caractère souvent très large ou très vague des formulations retenues.
Les conditions de l'examen de ce texte, la diversité des matières aboutissent à faire échapper au débat parlementaire des pans entiers de matières relevant du domaine de la loi pour des durées parfois fort longues. Dès lors, une telle habilitation entre en contradiction avec l'article 38 de la Constitution.
Monsieur le secrétaire d'Etat, vous ne nous avez pas convaincus que l'objectif réel était la simplification.
Je reprendrai les deux exemples qu'a excellemment développés notre collègue Yves Dauge : ils montrent la dangerosité de certains aspects de ce texte qui, loin de garantir une simplification juridique au bénéfice des citoyens, comme nous le souhaitons tous, risquent bien au contraire d'aboutir à une régression sociale pour certaines dispositions et très souvent à une confusion juridique aux dépens des concitoyens.
Le premier exemple concerne un domaine essentiel de la vie de nos concitoyens : le logement et les aides auxquelles ces derniers peuvent prétendre pour se loger.
Nul n'ignore, au sein de cette assemblée, que notre pays connaît une véritable crise du logement, qui touche non seulement les foyers les plus modestes mais aussi, de plus en plus, ceux qui ont des revenus moyens. Nos concitoyens nous le disent tous les jours et les grands électeurs nous ont alertés fortement sur ce thème lors de la campagne électorale sénatoriale du mois de septembre.
Le Gouvernement semble d'ailleurs en avoir conscience puisque M. Borloo va bientôt présenter à la Haute Assemblée en première lecture un projet de loi dit « de cohésion sociale » qui contient un volet important relatif au logement.
Monsieur le secrétaire d'Etat, n'aurait-il pas été plus simple, plus cohérent et plus respectueux des droits du Parlement de regrouper les débats portant sur de tels sujets lors de l'examen dudit projet de loi, puisqu'à cette occasion, nous l'espérons, nous prendrons part à une véritable discussion sur le fond ?
Avec sa demande d'habilitation, le Gouvernement précède et contourne cette voie pourtant naturelle.
Les aides au logement vont être revues en urgence et sans discussion au Parlement, par le biais de la discussion de l'article 12 du présent projet de loi.
Sous prétexte d'harmonisation des régimes d'aides, on voit se dessiner une véritable régression sociale. Le Gouvernement cherche à faire des économies aux dépens des familles modestes, notamment en supprimant l'abattement forfaitaire de 76 euros appliqué aux ressources des ménages dont les deux conjoints ont une activité professionnelle, ou encore en empêchant de verser l'allocation de logement sociale, l'ALS, et l'allocation de logement familiale, l'ALF, dès le premier mois de la demande. Or, vous le savez, monsieur le secrétaire d'Etat, sur ce point précis, tous les avis émis sont hostiles à cette réforme.
Pas moins de six millions de ménages sont concernés par cet article. Et vous voulez éviter une discussion au Parlement sur un tel sujet ? Monsieur le secrétaire d'Etat, je vous le dis simplement : c'est inacceptable.
Le second exemple que je veux prendre vise le droit des collectivités locales. Sans doute le Gouvernement est-il échaudé par le débat parlementaire sur la décentralisation qui a provoqué un mécontentement - c'est le moins que l'on puisse dire ! - jusque dans les rangs de sa majorité, mécontentement qui est lié à l'inquiétude légitime des élus locaux vis-à-vis des transferts de charges et de l'avenir des ressources de leurs collectivités.
Cette fois, vous essayez d'opérer plus discrètement. Ainsi, le paragraphe 1° de l'article 7 vise à permettre à l'exécutif de modifier l'ensemble de la législation s'appliquant aux monuments historiques, aux secteurs sauvegardés et aux zones de protection du patrimoine architectural et paysager, comme vient de l'évoquer très justement notre collègue Yves Dauge.
Le rapport Bady, remis l'année dernière au ministre de la culture, préconisait de mieux associer les collectivités locales à ces procédures de classement.
Monsieur le secrétaire d'Etat, pensez-vous sérieusement que le meilleur moyen d'associer les collectivités soit de contourner le Parlement par cette habilitation et d'exclure de la discussion l'assemblée chargée par la Constitution de les représenter, à savoir le Sénat ? En réalité, c'est totalement contradictoire et incompréhensible.
Mes chers collègues, pour terminer, je vous recommande la lecture d'un excellent rapport que vient de nous adresser le service des études juridiques du Sénat sur les ordonnances issues de l'article 38 de la Constitution.
On y apprend notamment que le recours aux lois d'habilitation est de plus en plus fréquent : alors que le nombre de lois contenant de telles mesures d'habilitation n'avait jamais était supérieur à trois par an au cours de ces vingt dernières années, le Gouvernement en a déposé cinq en 2002 et sept en 2003. Et vous venez, monsieur le secrétaire d'Etat, de nous annoncer la troisième génération.
Celle inflation est inquiétante et en dit long sur les intentions du Gouvernement de « rogner » les pouvoirs du Parlement, en tout cas de se défier du Parlement.
Monsieur le secrétaire d'Etat, peut-être estimez-vous plus discret ou plus prudent, après les résultats électoraux du printemps, de prendre des mesures par ordonnance sur des sujets aussi sensibles pour nos concitoyens que le logement ou la décentralisation. Ce n'est pourtant pas ainsi que vous regagnerez la confiance des Français et de leurs élus.
Cette dérive démontre qu'il serait temps de rééquilibrer les pouvoirs entre l'exécutif et le législatif en renforçant réellement les pouvoirs du Parlement. C'est l'un des objectifs que le groupe socialiste du Sénat, comme celui de l'Assemblée nationale, défendra avec détermination dès cette rentrée parlementaire. Je suis certaine qu'il est partagé par nombre de parlementaires sur ces travées.
Alors, mes chers collègues, je vous propose de le mettre en oeuvre dès maintenant à propos d'un texte fourre-tout et présentant un caractère de camouflage, en votant la motion tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité, pour défendre les droits non seulement du Parlement mais aussi de nos concitoyens.