Intervention de Nicole Borvo Cohen-Seat

Réunion du 13 octobre 2004 à 15h00
Simplification du droit — Question préalable

Photo de Nicole Borvo Cohen-SeatNicole Borvo Cohen-Seat :

Ce projet de loi est un texte fourre-tout, truffé de mauvais coups, dissimulés sous des mesures qui relèvent, elles, du règlement.

L'article 38 de la Constitution, qui permet de court-circuiter le Parlement lors de la phase d'élaboration de la loi, empêche les parlementaires d'exercer leur pouvoir de contrôle de l'action gouvernementale dans de bonnes conditions.

En effet, le dépôt d'un projet de loi de ratification des ordonnances empêche certes ces dernières de devenir caduques, mais sa discussion en séance publique, qui n'est nullement obligatoire, intervient rarement. La meilleure preuve est que vous profitez de ce projet de loi d'habilitation pour ratifier des ordonnances prises précédemment. Le contrôle que les parlementaires exercent sur l'action du Gouvernement ne peut donc être sérieusement effectué dans ces conditions.

Et, même si vous vous engagiez à ouvrir un débat lors de la ratification des ordonnances prises dans le cadre du présent projet de loi, cet argument ne pourrait nous convaincre d'adopter ce texte. En effet, le travail et le débat parlementaires doivent se faire en amont des décisions gouvernementales. Renvoyer à une date ultérieure un débat virtuel sur la ratification d'ordonnances ne s'apparente pas au travail parlementaire de fond que nous exigeons et que nos concitoyens attendent également de leurs représentants élus.

La pratique des ordonnances apparaît ainsi contraire non seulement aux principes démocratiques les plus élémentaires, mais aussi à la volonté de rapprocher la sphère politique des citoyens. Depuis le 21 avril 2002, tout le monde s'accorde pour dénoncer la fracture entre le monde politique et les Français, qui se sentent exclus des centres de décisions, de décisions qui, pourtant, ne l'oublions pas, les concernent en premier lieu. Or le recours aux ordonnances témoigne d'une démarche inverse, totalement opaque, qui ne fait qu'éloigner le peuple et ses représentants des enjeux actuels des décisions qui s'appliqueront dans leur quotidien.

Monsieur le secrétaire d'Etat, je m'adresse à vous et à ceux qui s'étonnent que la loi ne soit pas comprise : seul le débat parlementaire public permet et l'implication des citoyens et leur compréhension de la loi.

Si une simplification du droit est aujourd'hui plus que justifiée, c'est bien parce qu'il y a eu complexification. Celle-ci est en grande partie due à l'accumulation des textes législatifs, ce que nous appelons « l'inflation législative », laquelle n'est pas nouvelle, hélas ! La demande de loi est devenue incontrôlée, l'inflation législative a suivi, la qualité régressant au rythme où progressait la quantité.

Si elle n'atteint pas les records de la IVe République, depuis une vingtaine d'années, la Ve République semble vouloir les renouveler. Des textes préparés à la hâte et adoptés dans la précipitation laissent très vite apparaître des malfaçons, que sont supposé corriger d'autres textes, eux-mêmes préparés à la hâte et adoptés dans la précipitation.

La simplification est, de ce point de vue, indispensable. C'est un effort que nous, parlementaires, devons faire afin que, peut-être, l'adage selon lequel « nul n'est censé ignorer la loi » reprenne un sens.

Mais faut-il rappeler que le Gouvernement reste maître de l'ordre du jour ?

Monsieur le secrétaire d'Etat, si la volonté du Gouvernement était réellement de simplifier le droit, il lui suffirait d'inscrire moins de textes à l'ordre du jour, afin que leur élaboration et leur rédaction soient irréprochables et qu'ils répondent ainsi à l'exigence d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi.

Cette méthode semble être la meilleure voie vers la simplification du droit, tout en étant respectueuse de la procédure législative normale, donc en respectant le Parlement et les citoyens.

En utilisant à une grande échelle la procédure des ordonnances, le Gouvernement prend le risque de créer une instabilité juridique, de fragiliser le droit au lieu de le simplifier.

J'insiste sur le fait que la fragilisation du droit ne doit pas être entendue de manière abstraite : concrètement, ce sont les droits de nos concitoyens qui seront fragilisés, ce que nous ne pouvons admettre.

Cette instabilité juridique trouve sa source dans deux problèmes, le premier étant lié à la nature même des ordonnances, le second au caractère « fourre-tout » du projet de loi.

Tout d'abord, le recours aux ordonnances peut être une source d'insécurité juridique. En effet, la valeur juridique des ordonnances est liée à leur ratification. On aurait pu imaginer que la Constitution rende celle-ci obligatoire, mais elle ne l'a pas fait. Elle impose simplement au Gouvernement, à peine de caducité des ordonnances, de déposer, dans un délai prédéterminé par la loi d'habilitation, un projet de loi de ratification, mais sans que le Gouvernement soit tenu de l'inscrire à l'ordre du jour.

Avant leur ratification, les ordonnances, bien qu'ayant un contenu en partie législatif, sont des actes de l'exécutif et sont donc considérés comme des actes administratifs. A ce titre, elles sont susceptibles de recours pour excès de pouvoir devant le juge administratif

De ce fait, lorsque une ordonnance est ratifiée, celles de ses dispositions qui ont un contenu législatif redeviennent des dispositions législatives à titre définitif, tandis que celles qui ont un contenu réglementaire sont, pourrait-on dire, des dispositions législatives « à titre précaire », car à tout moment susceptibles de délégalisation.

Ce changement de valeur ne facilite pas le contrôle des ordonnances et des dispositions qu'elles contiennent. Parce que, avant leur ratification, elles sont des actes administratifs, c'est le Conseil d'Etat qui est compétent pour apprécier leur légalité. Mais parce que la ratification, même implicite, leur donne valeur législative, le Conseil d'Etat, s'il n'a pas encore rendu de décision, doit conclure au non-lieu à statuer puisqu'il n'a pas compétence pour censurer des textes de valeur législative.

Quant au Conseil constitutionnel, il est naturellement incompétent pour être saisi des ordonnances puisque ce sont des actes administratifs. En revanche, il peut être appelé, s'il est saisi, à vérifier leur constitutionnalité au moment de leur ratification, mais à ce moment-là seulement.

En principe, donc, les ordonnances peuvent toujours être contrôlées, par le Conseil d'Etat avant ratification ou par le Conseil constitutionnel à l'occasion de la ratification, mais, dans les faits, il en va tout autrement, la ratification passant le plus souvent inaperçue.

Par ailleurs, nos concitoyens, s'ils ne sont pas informés précisément du contenu des ordonnances, ne formeront jamais de recours devant le Conseil d'Etat en cas d'irrégularité. Or, si des normes ne peuvent être contrôlées par personne, comment s'assurer que le droit est respecté ?

Le recours aux ordonnances, par l'opacité et l'insécurité juridique qu'il induit, affaiblit les principes démocratiques de notre société.

Opacité encore quand le recours aux ordonnances, souvent justifié par l'urgence, est un moyen pour le Gouvernement de faire passer, comme c'est ici le cas, nombre de réformes sans avoir à ouvrir un débat de fond avec les parlementaires sur certains sujets délicats.

Ces questions et dispositions de fond se retrouvent complètement noyées dans un amoncellement de propositions d'habilitation ou de ratification. Cela n'a pourtant pas empêché le Gouvernement de déclarer l'urgence !

Le sentiment d'opacité qui règne autour de ce projet de loi s'en trouve renforcé.

La méthode utilisée par le Gouvernement nous inquiète d'autant plus qu'elle risque de devenir un nouveau mode de gestion et de production de la norme dans notre pays, les ministres successifs en charge de la réforme de l'Etat ayant annoncé le dépôt d'un projet de loi d'habilitation par an. C'est un réel danger pour le fonctionnement de notre démocratie.

L'objectif de la simplification du droit est louable et nous le partageons. Cependant, le présent projet de loi ne répond pas à cette exigence.

Evidemment, simplifier les règles relatives à l'accès aux documents administratifs, au développement de l'administration électronique ou aux Français de l'étranger est nécessaire.

Force est de constater aussi que le droit est devenu à ce point complexe que plus personne n'est en mesure d'affirmer connaître la loi.

Mais est-ce un argument valable pour recourir à une procédure qui limite les droits du Parlement à débattre de questions qui sont loin - personne ici n'oserait dire le contraire - d'être purement techniques et pour justifier l'ampleur exceptionnelle du champ de l'habilitation demandée au Parlement ?

Réformer le droit de la filiation, les conditions d'attribution de l'aide juridictionnelle, la réglementation relative aux aides personnelles au logement ou encore la gouvernance de l'hôpital est en effet loin de s'apparenter à de la simplification du droit.

Par ailleurs, il n'y a aucune commune mesure entre un texte d'habilitation comportant, comme c'était l'usage, quelques articles, et le premier texte d'habilitation que le Gouvernement a déposé, qui en comprenait vingt et un, ou encore celui-ci, qui en comporte une soixantaine !

Un texte d'une telle ampleur ne contiendrait que des mesures techniques ? Vous ne tromperez personne à ce sujet !

Ce texte contient également des mesures de fond.

Alors que nous allons de nouveau discuter du projet de loi pour l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées, alors que nous avons débattu, en plein mois de juillet, du projet de loi réformant l'assurance maladie et que le ministre de la santé, M. Douste-Blazy, s'était engagé à ne pas procéder à la réforme de la gouvernance de l'hôpital par ordonnance, un chapitre entier - le chapitre IV - du présent projet de loi est consacré à des « mesures de réorganisation dans le domaine sanitaire et social » et porte sur des questions qui sont en discussion entre les partenaires sociaux.

A l'article 48, il apparaît que le Gouvernement entend modifier par ordonnance certaines dispositions dans le domaine de la sécurité sociale.

L'article 49 l'autorise à modifier par ordonnance la partie législative du code de l'action sociale et des familles.

Enfin, l'article 50 lui permettra d'intervenir dans le domaine de la santé ; il lui donne la possibilité de recourir aux ordonnances en matière de gouvernance de l'hôpital mais aussi de transformer le Laboratoire français du fractionnement et des biotechnologies en société anonyme, c'est-à-dire de le privatiser ! A quand la marchandisation du sang par décret ou par ordonnance ?

Sous couvert de l'argument mensonger selon lequel il s'agirait de mesures trop techniques, le Gouvernement empêche le Parlement de débattre et de légiférer sur des pans entiers de la politique sanitaire et sociale et sur la privatisation d'établissements publics.

Ces dispositions auraient dû être intégrées aux différents textes que nous avons eu dernièrement ou que nous aurons prochainement l'occasion d'examiner, ou encore faire l'objet de projets de loi spécifiques.

Vous l'avez compris, et c'est le sens de cette motion tendant à opposer la question préalable, notre groupe ne peut accepter ce projet de loi d'habilitation dont l'urgence est contestable et qui, sous prétexte de simplification, intervient dans de vastes domaines, touchant le code civil, le code du travail, les régimes sociaux, le régime juridique des établissements publics, le code de l'urbanisme, qui relèvent par essence des compétences du législateur.

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