« La France vit au dessus de ses moyens », c'est ainsi que vous avez résumé, monsieur le ministre, la situation économique que nous connaissons et qui se traduit notamment par une aggravation du déficit budgétaire, une croissance en panne, un alourdissement de la dette publique et par la persistance d'un taux de chômage particulièrement élevé, touchant de manière sensible les jeunes, les femmes et les salariés les plus âgés.
La situation est donc bien différente du constat que vous dressez. Nous sommes plutôt confrontés à une dégradation sensible du pouvoir d'achat des salariés, sous les effets tant de la hausse continue du niveau des loyers que de la progression de la facture énergétique.
Emploi, pouvoir d'achat, hausse des prix sont aujourd'hui au coeur des préoccupations des salariés et de l'immense majorité des Françaises et des Français.
Quelles réponses apporte ce gouvernement à ces interrogations, à ces aspirations ? Un ensemble de textes qui, pris dans leur cohérence, prévoient un vaste remodelage de la société, au moment même où la population de notre pays a pourtant clairement manifesté son rejet profond et croissant des politiques libérales, en France et en Europe.
Le projet de loi que nous examinons complète la désastreuse proposition de loi sur l'organisation du temps de travail, qui a conduit à la remise en cause de la réduction du temps de travail, le projet de loi de sauvegarde des entreprises, le projet de loi en faveur des petites et moyennes entreprises et le projet de loi relatif au développement des services à la personne.
En fait, ce faisceau de textes, adoptés ou en voie d'adoption, favorise le développement de l'emploi précaire, l'aggravation des conditions de travail des salariés, alors que, dans le même temps, se développe le plus grand laxisme s'agissant de la défense des intérêts financiers des entreprises.
Ce projet de loi n'échappe pas à la règle. Quelles solutions prévoit-il en termes de pouvoir d'achat ? Il prévoit deux types de solution : soit le déblocage anticipé de la réserve spéciale de participation, dont la plupart des salariés n'ont que faire puisqu'ils sont employés dans des entreprises sans système d'intéressement constitué ; soit la transparence sur les éléments de rémunération consentis aux cadres dirigeants d'entreprises plus importantes, transparence consistant en fait à valider par la voie législative des pratiques qui choquent légitimement la grande majorité des salariés.
Ce sont les plans de stock-options, les avantages en nature, les retraites dorées prévues par avance, les remises consenties sur l'acquisition des titres de l'entreprise, sans oublier la distribution des jetons de présence.
Ce sont en fait tous ces éléments de rémunération accessoires que vous allez, sous le prétexte de la transparence, mettre encore mieux en évidence et qui provoquent aujourd'hui le rejet par nos compatriotes de cette économie libérale au sein de laquelle le travailleur est devenu objet et instrument, au même titre que les marchandises.
Comment ne pas rappeler ici la colère des salariés de Carrefour apprenant que leur P-DG, pourtant remercié pour insuffisance de résultats, allait percevoir une retraite de près de 30 millions d'euros, alors qu'ils se mobilisaient pour que leurs tickets restaurant soient portés à 8 euros par jour ?
Comment ne pas souligner encore que le salaire des P-DG des grandes entreprises du CAC 40 a connu, ces dernières années, une majoration exceptionnelle, due notamment à la généralisation et à l'inflation des éléments accessoires de rémunération, et ce parfois sans commune mesure avec la réalité de la situation économique des entreprises concernées ?
Tel groupe, qui connaissait des difficultés comptables ou qui était en déficit, ne s'est pourtant pas privé de majorer la rémunération de son P-DG, alors qu'un plan d'économies draconiennes affectait les autres dépenses de personnel.
Concernant la vie des entreprises, qu'il s'agisse de leur situation juridique ou de leur accession aux circuits de financement, là encore, la logique libérale prévaut. En réduisant le quorum nécessaire à la validité de la tenue d'un conseil d'administration ou d'une assemblée générale ordinaire d'actionnaires, en autorisant le recours généralisé à la visioconférence, vous rompez l'égalité entre les actionnaires. En effet, quels membres du conseil d'administration, quels actionnaires seront en mesure de faire appel aux technologies nouvelles de transmission des données pour faire acte de présence au sein des instances dirigeantes ou des assemblées statutaires des entreprises ?
Ces dispositions risquent de renforcer le pouvoir du noyau dur des actionnaires, d'ouvrir un contre-feu à toute tentative menée par une association de défense d'actionnaires minoritaires, ou encore d'entraîner la captation des choix de gestion de l'entreprise par les plus « initiés », au détriment de l'information et des pouvoirs des autres.
S'agissant du financement des entreprises, outre la collection désormais traditionnelle de mesures à caractère fiscal visant à faire supporter le risque du créancier par la collectivité publique - exonération des plus-values de cession des fonds communs de placement à risques ou prolongation de la franchise de droits de mutation sur les donations en numéraire -, la grande affaire est le développement d'une sorte de marché boursier du financement des PME.
Les entreprises françaises, malgré quelques mythes tenaces, ne sont pourtant pas dépourvues de capitaux.
Les services de la Banque de France, qui sont parfaitement en mesure de nous fournir des indications à cet égard, grâce à leur connaissance des flux financiers des entreprises, ont montré, dans leurs études, que les entreprises françaises disposent d'une structure de passif où les fonds propres sont sensiblement plus importants que ceux des entreprises de notre principal partenaire économique, l'Allemagne.
De fait, l'amélioration très sensible des marges brutes d'autofinancement des entreprises, du fait des gains de productivité et de l'incitation à la modération salariale, participe de l'approfondissement de ce processus de renforcement des fonds propres. Selon les services de la Banque de France, les entreprises françaises disposent, à définition équivalente, de deux fois plus de fonds propres que leurs homologues germaniques.
Ce qui est en question dans ce débat, monsieur le ministre, c'est bel et bien le partage de la valeur ajoutée créée par le travail et l'utilisation du produit du travail salarié. Devons-nous persévérer dans la confiscation pure et simple du travail salarié au profit des opérations financières les plus scandaleuses ?
Vous ne manquerez sans doute pas de nous parler, cette semaine, de l'aggravation du déficit de l'Etat, de la croissance exponentielle de la dette publique et du coût du service de la dette, mais vous serez sans doute plus discret, monsieur le ministre, sur ces opérations de rachat d'actions, véritable aubaine pour les initiés, et qui représentent le « fin du fin » du gaspillage du travail humain.
Quand le groupe Total-Fina-Elf dépense en quelques années 19 milliards d'euros pour racheter et détruire des titres de son capital, faut-il encore le favoriser ? Ces 19 milliards, issus de la flambée des prix du pétrole - il est probable que ce groupe tirera encore pleinement profit de l'actuelle poussée du prix du baril -, n'auraient-ils pas trouvé meilleur usage en servant à indemniser véritablement les victimes de la marée noire de l'Erika, celles de l'explosion de l'usine AZF de Toulouse, ou encore à maintenir l'activité de l'usine Arkema de Saint-Auban ?
En effet, la confiance dans l'économie, dans ce cas, ce n'est ni plus ni moins que l'amélioration du ratio de rentabilité de l'investissement par l'accroissement potentiel de la valeur du dividende attaché à chaque action.
L'ensemble des dispositions du présent projet de loi pourrait appeler des commentaires analogues. Tout semble en effet prévu dans ce texte pour placer les entreprises sous le contrôle des marchés financiers et pour intégrer encore un peu plus les PME aux stratégies des grands groupes.
Prenons l'exemple des dépenses de recherche.
L'article 5 bis, ajouté lors du débat à l'Assemblée nationale, prévoit ainsi de créer une réduction d'impôt pour les entreprises souscrivant au capital de petites entreprises dites innovantes, c'est-à-dire investies de missions de production de recherche-développement.
Vous favorisez l'externalisation des dépenses de recherche des grands groupes puisqu'il suffira de masquer derrière l'identité de quelques personnes physiques l'implication d'un groupe pour que ce dernier bénéficie au maximum des dispositions concernées. Il s'agit concrètement, dans le cas qui nous préoccupe, de lier recherche-développement et rentabilité immédiate, et de faire supporter le risque du développement technologique par les PME innovantes, à qui l'on aura confié cette mission.
Ce qui est à craindre dans cette opération, c'est que la plupart de nos grands groupes n'organisent le démantèlement de leurs centres de recherche et de leurs bureaux d'études, quand ceux-ci existent encore.
En matière de recherche technologique comme de compétitivité, comment ne pas regretter également que ce texte fasse la part belle à une conception étroitement économique et comptable de la recherche-développement, à visée strictement utilitariste, comme l'illustre le flou entretenu autour de la création de l'Agence pour l'innovation industrielle ?
Là encore, ce qui semble guider la démarche du Gouvernement n'est rien d'autre qu'une socialisation des dépenses de recherche au profit de la privatisation des bénéfices tirés de l'exploitation ultérieure des brevets déposés.
Rien, dans ce texte, ne semble donc devoir répondre réellement aux attentes de nos concitoyens en matière d'emploi, de pouvoir d'achat et de développement économique et social.
Dans ces conditions, vous comprendrez que nous invitions le Sénat à voter cette motion tendant à opposer la question préalable sur ce projet de loi.