Si nous en sommes arrivés là, à la reconnaissance et à l’indemnisation des conséquences sanitaires des essais, c’est également grâce à la mobilisation des parlementaires. Ils ont élaboré, sur ce sujet, dix-huit propositions de loi.
Si nous en sommes arrivés là, c’est aussi parce que le ministre de la défense a su convaincre tous les acteurs concernés que le moment était venu de rompre ce silence et de bâtir un mécanisme approprié d’indemnisation des victimes, comme l’avaient fait auparavant les Américains et les Anglais.
Si nous sommes à quelques semaines de la mise en place du comité d'indemnisation, c'est enfin grâce au Parlement, qui, dans sa majorité, a non seulement approuvé, mais également renforcé, les garanties offertes aux victimes.
À l'initiative de l'Assemblée nationale et de son rapporteur, dont je veux saluer le travail de qualité, la procédure d'examen des demandes a été mieux encadrée et le suivi de la loi mieux assuré. Le Sénat a poursuivi et complété ce travail. Nous avons, je vous le rappelle, accru les garanties d'indépendance du comité. Nous avons également introduit le principe de présomption de causalité dans l'examen des demandes. Pour les victimes, il s'agit là d'une avancée importante, sur laquelle je reviendrai. Nous avons, enfin, renforcé le pouvoir de la commission de suivi, qui pourra désormais s'autosaisir.
Les apports des deux assemblées étant en tous points complémentaires, nous n'avons pas eu de mal à trouver un accord. Lors de la réunion de la commission mixte paritaire, nous avons proposé, le rapporteur de l'Assemblée nationale et moi, quelques amendements rédactionnels afin de parfaire le dispositif juridique. Mais, sur le fond, nous avons de conserve décidé d’en rester à la dernière rédaction que vous avez adoptée. Tous les apports du Sénat ont été conservés. Il s'agit véritablement d'une rédaction commune, puisque nous avions, pour notre part, repris les modifications introduites à l'Assemblée nationale sur le projet du Gouvernement.
Je voudrais souligner ici combien la situation des demandeurs va être modifiée par ce texte. Hier, les victimes des essais nucléaires devaient prouver devant les tribunaux, non seulement leur participation aux essais nucléaires et leur exposition à des rayonnements ionisants, mais également que ces essais étaient la cause de leur cancer. Or, selon les médecins et les cancérologues, aucun examen médical, aucun prélèvement, aucune analyse histologique ne permet d'établir la cause d'un cancer. Cette maladie n'a pas, selon l'expression consacrée, de signature. Autrement dit, il était demandé aux justiciables la preuve impossible. Nous connaissons des cancers ce que les études épidémiologiques nous ont appris. En d’autres termes, du cancer, nous n'avons que des statistiques. Nous le savons, certaines pratiques, comme le tabagisme, accroissent la probabilité de son déclenchement. Nous sommes en mesure de calculer à peu près le surcroît de risque attribuable à tel ou tel facteur par rapport à la moyenne de la population. Mais rien qui puisse constituer une preuve absolue devant le juge. En conséquence, 80 % des demandeurs étaient déboutés.
À l’avenir, ces mêmes justiciables n'auront plus qu'à apporter la preuve qu'ils souffrent d'une maladie radio-induite, et qu'ils ont séjourné dans les zones de retombée radioactive des essais. S'ils remplissent ces deux conditions, grâce à l'amendement que nous avons adopté, la cause de leur maladie sera présumée être les essais. L'introduction du principe de présomption va bouleverser la logique d’examen des dossiers des justiciables en vigueur jusqu’à présent. Nous avons ainsi opéré un renversement de la charge de la preuve.
À mes yeux, ce texte ressort de nos travaux plus juste, plus équitable et moins équivoque que la version initiale. Mais pour ne pas sombrer dans un exercice d'autosatisfaction, je voudrais profiter du temps qui m'est accordé pour aborder quelques questions qui demeurent posées.
Premièrement, fallait-il mettre en place une présomption irréfragable ? Fallait-il ainsi rendre l'État responsable de tous les cancers des personnes ayant séjourné, ne serait-ce qu'une journée, dans les zones concernées ? Pouvait-on instituer un dispositif d’indemnisation de ces cancers quelle qu’en soit la cause ? Le Sénat comme l'Assemblée nationale ont naturellement apporté une réponse négative. L’État ne se doit d’indemniser, au titre des essais, que les seules maladies qui ont un lien avec ces essais. Les autres doivent normalement être prises en charge par notre système de santé, mais non par l'État au titre de sa responsabilité. Pour cette raison, nous avons maintenu la procédure d’examen individuel des dossiers.
Selon l’article 4 du projet de loi, cet examen se déroulera « au regard de la nature de la maladie et des conditions d'exposition de l'intéressé ». Cela implique, d’une part, de se concentrer sur la maladie. Chaque cancer, il faut le savoir, a ses propres caractéristiques. Comme le montrent les études épidémiologiques, la probabilité qu'une même personne soumise aux mêmes conditions d'exposition déclenche un cancer radio-induit diffère selon la maladie. D’autre part, il s’agit de tenir compte notamment de l'âge de la personne à la date de l'exposition, de celui auquel la maladie s’est déclenchée, et enfin du degré d'exposition.
La deuxième question concerne justement le degré d’exposition. Fallait-il le prendre en compte, au risque de rétablir des seuils d'exposition arbitraires ? Le texte que nous sommes sur le point d’adopter ne se réfère en aucune façon à un seuil d'exposition. En revanche, l’exposition doit, bien sûr, être mentionnée. C'est la cause même de la maladie et le fondement de la responsabilité de l'État. Comme le prévoit l'article 1er du projet de loi, « peuvent obtenir réparation de leurs préjudices toutes les personnes souffrant d'une maladie radio-induite résultant d'une exposition à des rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français ». La prise en compte de la mesure de cette exposition ne peut donc pas être exclue.
Maintenir l’examen individuel des dossiers dans le cadre d’une présomption de causalité clairement affirmée, c’est évidemment laisser la possibilité au comité de contester la présomption. Sans cette possibilité, cet examen n'aurait pas de sens : autant dans ce cas ne pas perdre de temps et ne procéder qu'à la vérification des conditions de séjour et de maladie. L'examen individuel des dossiers permet d'écarter certaines requêtes. Mais, du fait de l'introduction de la présomption, ces demandes ne pourront être écartées que si le comité démontre pourquoi il conteste cette présomption. C'est cela le renversement de la charge de la preuve de la victime au comité.
La troisième question découle de ce point. Comment le comité pourra-il prouver l’absence de lien entre les essais et la maladie ? Voilà sans doute l'un des principaux enjeux du texte, et une question délicate. Je pourrais aisément, à ce stade de la procédure parlementaire, ne pas y répondre et me dérober au débat. Je voudrais au contraire essayer d'apporter une réponse à ces interrogations légitimes. Cette réponse se trouve à l'alinéa 3 de l'article 4, selon lequel, « lorsque les conditions sont réunies, la victime bénéficie d'une présomption de causalité à moins qu'au regard de la nature de la maladie et des conditions d'exposition de l'intéressé, le risque attribuable aux essais nucléaires puisse être considéré comme négligeable ».
J’écarterai d’abord l’interprétation selon laquelle cette phrase permettrait de rejeter les dossiers dans lesquels on trouverait d'autres causes possibles des cancers. Non seulement ce n'est clairement pas ce qui est écrit dans la version que nous avons adoptée, mais, de plus, la commission des affaires étrangères du Sénat s'est manifestement opposée à cette possibilité. À ma demande, elle a ainsi refusé un sous-amendement du Gouvernement autorisant le comité à écarter une demande s’il établit l'existence d'une cause de la maladie autre que l'exposition aux rayonnements. Selon les médecins, les chercheurs, d’après les documents du CEA et de l'UNSCAR, la quasi-totalité des cancers radio-induits ont plusieurs causes. Ainsi, pour le CEA, « les cancers sont des maladies multifactorielles, il n'existe aucun moyen simple de distinguer un cancer induit par des radiations, d'un cancer apparu spontanément ».
Ce que l’on peut faire, se conformant à une méthodologie de l’agence internationale pour l'énergie atomique c’est dire à une personne : compte tenu de votre maladie, de votre profil, de votre âge, de la date du déclenchement de la maladie et des analyses épidémiologiques existantes, le risque supplémentaire de contracter un cancer attribuable aux rayonnements est dans votre cas évalué à tel pourcentage. C’est cela le risque attribuable.
Au-delà, disent les médecins, il faut prendre en compte l'interaction des causes. Par exemple, l'exposition aux rayonnements ionisants multiplie, nous le savons, les risques de cancer du fumeur. Si le tabagisme constitue une cause propre de la maladie, et d'un côté dédouane les essais nucléaires, tout se passe, de l’autre, comme si les rayonnements ionisants accéléraient l’apparition d'un cancer chez un fumeur. Ainsi, l’existence d’une autre cause n’exclut pas l'effet des rayonnements ionisants et, en conséquence, la responsabilité des essais. C'est pourquoi nous n'avons pas retenu cette rédaction.
En revanche, nous avons retenu la notion de risque attribuable. Celle-ci correspond en effet à une démarche scientifique fondée sur les études épidémiologiques existantes et sur une méthodologie élaborée au niveau international, et non à une appréciation subjective.
Cela m’amène à la quatrième question. Pourquoi avoir posé le principe selon lequel le comité ne pouvait écarter un dossier que si le risque attribuable était négligeable et pas si le risque attribuable était nul, inexistant, voire impossible ? Parce que nous sommes dans un domaine de lien probable, statistique et non dans un domaine déterministe. De même qu'il aurait été impossible aux victimes de prouver que la cause de leur cancer est de façon certaine l'exposition aux rayonnements, il aurait été impossible au comité de certifier que les contaminations n'en sont pas la cause. Autrement dit, le risque attribuable n'est jamais de 0 %. C'est pourquoi nous avons retenu la notion de risque négligeable.
Il appartiendra aux médecins du comité, et non au législateur, de s’accorder sur une méthodologie. À ma connaissance, des travaux de recherche ont été effectués sur la base d'un risque attribuable de 1 %, c’est-à-dire d’un surcroît de risque d'avoir un cancer de 1 % par rapport à une population non exposée. Selon ce scénario, le dossier d’indemnisation devra être retenu si le risque supplémentaire d’avoir eu un cancer attribuable aux essais est supérieur à 1 %. Cela correspondrait, me semble-t-il, à la volonté de chacun de mettre en place un dispositif généreux, qui prenne en charge assez largement les victimes. J'invite le Gouvernement à interpréter en ce sens la volonté du législateur. Il ne s'agit pas d'un seuil, puisque le calcul résulte de la prise en compte de chaque situation individuelle, de la maladie, de l’âge et de toute une série de facteurs, dont l'intensité de l'exposition mesurée par dosimétrie.
J’en arrive enfin à la cinquième et dernière question. Que se passera-t-il si la victime ne dispose pas de relevés dosimétriques attestant de son exposition ? Auparavant, l'absence de relevés dosimétriques pouvait signifier, devant les tribunaux, l'absence d'exposition à une irradiation et entraîner la non-prise en charge du dossier. À l’avenir, grâce à ce texte, ce qui était un problème pour les justiciables deviendra un problème pour le comité, s'il souhaite contester le lien de causalité présumé. Comment en effet calculer un risque attribuable sans relevés dosimétriques. Encore une fois, conformément à nos vœux, le doute bénéficie à la victime. La portée du renversement de la preuve que nous avons instauré est ici manifeste.
J’arrêterai là la description des enjeux liés à l'application de l'article 4. Nous pourrions y passer des heures. Je voudrais que les associations de victimes aient bien conscience que chaque mot a été examiné avec le sérieux et l'attention légitimement attendus du législateur.
À mon sens, nous pouvons être collectivement fiers de ce texte et de ce débat. Je voudrais remercier tous les intervenants, en commission comme en séance, pour leur implication et la qualité de leurs propos. Nous n'avons pas toujours été d'accord, mais le dialogue a toujours été constructif. Certains amendements ont été retenus, d'autres rejetés, mais jamais en fonction de critères partisans. Pour l’essentiel, il y a eu un consensus républicain sur un sujet qui ne se prête pas à des réflexes de partis.
Je voudrais également remercier à nouveau les associations : d’abord pour leur patience, elles attendent ce texte depuis longtemps ; pour leur disponibilité ensuite, elles nous ont éclairés, très précisément, sur tous les aspects du texte. Les mesures d'application devraient être publiées dans le courant du mois de janvier et les premières instructions de dossier courant février. Elles participeront à la commission de suivi qui devrait se réunir quelques mois après la mise en place du comité.
À ce point de mon intervention, j'allais, monsieur le ministre, vous demander de nous confirmer l'inclusion du myélome et du lymphome dans la liste des maladies radio-induites prévue à l'article 1er. Mais j'ai appris, dans la journée, que non seulement ces deux maladies ne seraient sans doute pas retenues, mais que l'inclusion du groupe 2 n'était pas acquise.