Intervention de Serge Lagauche

Réunion du 7 novembre 2006 à 9h45
Quartiers en difficulté — Débat sur les travaux d'une mission d'information commune

Photo de Serge LagaucheSerge Lagauche :

Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, parti sur l'idée d'une remise en cause pure et simple de l'utilité de la politique de la ville, l'important travail d'auditions et de déplacements effectué par la mission a fait évoluer le parti-pris initial de la majorité qui reconnaît in fine dans son rapport que la politique de la ville a permis de limiter le processus de ségrégation, mais pas de lutter contre ses causes profondes. Autre consensus auquel les travaux de la mission auront permis d'aboutir : nos quartiers en difficultés exigent un effort permanent, une mobilisation de tous les dispositifs et de tous les acteurs concernés.

Mais, malgré l'objectif que vous lui avez assigné en préambule, monsieur le rapporteur, votre rapport est bien loin de faire oeuvre novatrice. Et cette observation vaut tout particulièrement pour le chapitre consacré à l'éducation. Si, globalement, le constat de la situation de l'école, notamment dans les zones d'éducation prioritaire, n'appelle pas de critiques majeures, il n'en va pas de même du système explicatif avancé, qui peut être qualifié de peu rigoureux, surtout quand l'idéologie semble se substituer à l'analyse.

Ainsi, à propos du « nivellement par le bas » induit par la concentration de publics en difficulté, les exigences du sens du travail et de l'effort scolaires seraient, selon le rapport, passées au second plan « sous l'effet d'une ?illusion pédagogiste? qui s'est focalisée sur l'attractivité et la variété des activités, l'innovation de méthodes modernes, ludiques et ?actives? d'apprentissage. » Les enseignants, qui, chaque jour, se frottent à ces publics en difficulté, apprécieront cette simplicité de vue. Eux le savent mieux que quiconque, lorsqu'on a laissé dans un même endroit se concentrer des élèves en difficulté sur le plan social ou victimes de ségrégation ethnique, enclencher une dynamique pédagogique est beaucoup plus difficile qu'ailleurs.

On le sait pertinemment et depuis longtemps, lorsque l'on constitue de manière permanente des groupes de niveaux faibles dans un établissement, on obtient des résultats plus faibles que dans des classes hétérogènes ; c'est pourtant la pratique actuelle. À une autre échelle, le phénomène est le même quand c'est l'établissement entier qui est de niveau faible. Dans ces conditions, et malgré l'implication et les efforts des enseignants, le niveau scolaire atteint dans ces zones difficiles est alors sensiblement plus faible qu'ailleurs.

En effet, sur un fond d'incivilités et de violences qui ne contribuent pas, en outre, à rendre ces établissements attractifs, le rythme scolaire est souvent plus lent. Les travaux effectués sont moins denses et le niveau d'exigences, en définitive, moins élevé qu'ailleurs. De fait, dans certains établissements, le temps et les moyens passés à « pacifier » la vie scolaire sont autant de temps et de moyens perdus pour les apprentissages. La réalité du terrain, c'est celle-là, et non pas une prétendue « illusion pédagogiste ».

De même la « ghettoïsation urbaine, la fragilisation des familles, la crise des valeurs et de l'autorité, le chômage, la désespérance sociale » sont avancées comme des éléments « qui amplifient les défaillances du système ». Or ces éléments sont à la source des défaillances du système, plus qu'ils ne les amplifient. La preuve en est que notre système scolaire réussit très bien dans les ghettos de riches. Pour que le Sénat fasse oeuvre utile, le rapport de la mission aurait dû, premièrement, se fonder sur une analyse approfondie et rigoureuse et, deuxièmement, en dégager un ensemble de propositions cohérentes.

Ainsi, le rapport fait état de l'implication, de la stabilité et de l'expérience des enseignants comme facteur de réussite dans les ZEP, mais peu de propositions en sont tirées pour y lutter contre le turn over enseignant, que ce soit en termes de formation, d'accompagnement ou d'organisation de la carrière des enseignants.

Dans ses propositions sur l'école, je regrette que le rapport laisse de côté des leviers très importants et qu'il ne nous permette pas d'apporter un ensemble de réponses cohérentes à la question suivante : comment passer de l'égalité théorique de l'école à l'égalité réelle, quand les conditions de réussite dans l'enseignement dépendent de plus en plus des conditions sociales ? En effet, si le contexte dans lequel prend place la scolarité affecte bien la réussite, son poids reste cependant très inférieur à celui de l'origine sociale des élèves. Face à ce déterminisme social, assurer l'égalité des chances, c'est avant tout modifier les conditions inégalitaires initiales dans lesquelles se trouvent les individus, afin de leur donner des chances égales dans la vie et de rendre la mobilité sociale possible pour chacun.

Dès la maternelle, les jeunes enfants abordent l'école avec des prérequis très inégaux. Or les acquis scolaires présentent un caractère fortement cumulatif et ces inégalités initiales ne sont jamais rattrapées. C'est pourquoi nous considérons que c'est une priorité pour l'école que d'engager des actions précoces et ciblées pour corriger le plus tôt possible ces inégalités de départ. C'est d'ailleurs ce que nous vous avions déjà proposé lors de l'examen du projet de loi pour l'égalité des chances.

La lutte contre la reproduction des inégalités à l'école doit commencer dès la maternelle, et particulièrement au moment de l'élaboration de l'univers linguistique des enfants, parce que l'école maternelle est le seul lieu ouvert à tous les enfants, et celui qui présente le plus fort impact sur les possibilités d'accès à une culture commune. Mais, dans les conditions d'accueil actuelles, la préscolarisation est considérée malheureusement comme une variable d'ajustement des moyens et ne peut donc pas répondre à une véritable stratégie scolaire.

La scolarisation précoce, pour jouer son rôle de lutte contre les inégalités linguistiques, exige des conditions d'accueil spécifiques. Nous avons besoin d'une politique volontariste et ambitieuse en ce domaine, fondée sur le développement de structures adaptées pour accueillir les deux / trois ans, et ce prioritairement dans les zones défavorisées et en direction des enfants qui n'ont jamais fréquenté de structure collective.

L'objectif est triple : d'abord, assurer en douceur la transition avec le milieu familial pour un apprentissage réussi de la vie collective ; ensuite, garantir l'acquisition de pratiques langagières propres au mode scolaire, indispensables au passage ultérieur à l'écrit ; enfin, impliquer les parents dans une démarche de coéducation participante.

Pour se faire, il convient de s'appuyer sur les expériences des classes-passerelles, structure intermédiaire entre la crèche et l'école qui permet d'offrir un mode de vie respectant les rythmes et les besoins individuels des enfants en fonction de leur maturité. Elles s'appuient sur une pluralité de professionnels formés à la psychologie du jeune enfant : une institutrice, une éducatrice de jeunes enfants et un agent territorial spécialisé des écoles maternelles, pour un effectif de dix à quinze enfants maximum.

Les classes-passerelles visent non pas à se substituer au rôle structurant de la famille, mais bien plus à instaurer une coéducation avec l'implication des parents, qui sont invités, par exemple, à participer aux ateliers de la classe. En ce sens, elles peuvent représenter également une aide à la parentalité et un outil pour impliquer des parents éloignés du système scolaire, en modifiant leur regard sur l'école et en instaurant une reconnaissance mutuelle. Les classes-passerelles existantes ont ainsi montré une corrélation forte entre la confiance manifestée auprès des familles dans leur capacité à être de bons parents et leur implication dans le fonctionnement de l'école. Ce constat est très important quand il s'agit de faire entrer dans l'école les parents les plus éloignés d'elle et rend de fait tout à fait vaine la proposition de la mission d'allonger le temps de présence des enseignants dans les établissements, si elle se contente de cela.

Si, dans la majorité ou l'opposition, nul n'a de réponses toutes faites ou de réponses miracles, il n'en demeure pas moins que nos priorités et les leviers d'action en lesquels nous croyons sont bien différents.

Mais, pour rester sur une note optimiste, je veux croire que notre rapporteur saura convaincre le reste de la majorité qu'investir dans la jeunesse constitue non pas un coût, mais une nécessité, et que le rapport de notre mission, parce qu'il constitue malgré ses insuffisances un pas en avant, ne restera pas lettre morte.

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