Intervention de Roland Muzeau

Réunion du 23 février 2006 à 21h30
Égalité des chances — Suite de la discussion d'un projet de loi déclaré d'urgence

Photo de Roland MuzeauRoland Muzeau :

Me voici, intervenant derrière mon collègue M. Lardeux, confronté à une tâche ardue pour tenter de redresser les esprits non encore endormis à cette heure, mais je vais m'employer à relever ce défi.

Monsieur le président, madame, messieurs les ministres, mes chers collègues, les graves événements prévisibles de novembre dernier ont révélé à certains la réalité des discriminations dont sont principalement victimes les jeunes citoyens de notre pays et la violence des inégalités socio-économiques subies par l'ensemble d'une population « ségréguée » spatialement.

Depuis, M. Dominique de Villepin a affirmé son intention de placer l'action de son gouvernement sous le signe de l'« égalité des chances » !

Voyons, comme semble le craindre François Dubet, sociologue, si « ce mot d'ordre n'écrase pas aujourd'hui toutes nos conceptions de la justice, et plus immédiatement s'il n'écrase pas un débat politique. »

Voyons enfin si les causes de ces drames ont été entendues et s'il nous est proposé d'y remédier. Pour ne rien vous cacher, notre sentiment est qu'il n'en est malheureusement rien.

Après avoir, entre autres, torpillé la police de proximité, liquidé les emplois-jeunes, siphonné le budget des associations, mis à mal l'éducation nationale et limité les actions publiques en direction des quartiers défavorisés, ce gouvernement s'agite en axant son action sur la rénovation urbaine, en réinjectant 100 millions d'euros de subventions aux associations, qui, à cette date, ne sont toujours pas versés, d'ailleurs, ou en réhabilitant le traitement social du chômage.

La vérité, c'est le budget, et, pour 2006, il ne témoigne pas d'un rééquilibrage social, bien au contraire : il traduit le refus de ce gouvernement et de sa majorité d'initier une autre répartition des richesses, d'un insupportable parti pris en faveur du monde de la finance, des Français les plus aisés, au détriment de la satisfaction des besoins sociaux du plus grand nombre.

Reste également, s'agissant plus particulièrement du logement, l'accentuation de situations d'exclusion ou de fragilité à l'égard d'un nombre grandissant de personnes - 5, 6 millions - des jeunes en l'occurrence, comme l'a pointé cette année encore le rapport de la Fondation Abbé Pierre.

En outre, il n'a échappé à personne que le principe de mixité sociale tant mis en avant est contredit par le manque de volonté du Gouvernement de faire appliquer sérieusement la loi SRU, la loi relative à la solidarité et au renouvellement urbains.

Récemment, à l'occasion de l'examen du projet de loi portant engagement national pour le logement, dont nous aurons de nouveau à discuter ici, certains élus de droite, de territoires les plus riches bien évidemment, ont fait preuve de leur détermination, non pas pour prévenir et inverser les phénomènes de ghettoïsation, mais pour assouplir, limiter davantage les obligations qui leur incombent de construire des logements sociaux, et ils ont obtenu gain de cause.

Sur le front de la lutte contre le chômage, enfin, M. de Villepin, en compétition permanente avec M. Sarkozy - cela devient assez banal de le dire - tente de nous convaincre à coup d'annonces frénétiques qu'il « essaie tout ».

Si chacun a sa méthode - le premier pratique la destruction du code du travail et la mise en forme accélérée du programme du MEDEF, le second communique sur la politique de rupture, la France de demain - une chose est sûre : aucun ne s'attaque au coeur des maux dont souffre notre société. Tous deux posent la primauté de la loi économique du profit, de la compétitivité, et considèrent comme naturelle et seule possible la précarisation des normes d'emploi.

L'affichage, la semaine dernière, des « super profits » engrangés par les grands groupes illustre ces choix économiques. Une petite litanie de citations concernant les bénéfices de certaines grandes sociétés manquerait à ma démonstration : France Télécom affiche 90 % de bénéfices nets supplémentaires, mais une hausse de 1 % seulement pour les salaires, avec à la clef l'annonce de 17 000 suppressions d'emplois ; 66 % de bénéfices nets supplémentaires pour ARCELOR ; 61 % pour Alcatel ; 36 % pour Michelin, contre 2, 5 % pour les salaires ; 25, 1 % pour BNP Paribas, contre 1, 2 % pour les salaires ; 18 % pour Renault ; enfin, 16 % seulement pour Total, ce qui fait tout de même 12 milliards d'euros.

Ces chiffres confirment le mouvement de fond de diminution de la part des salaires dans le revenu national, au profit de la part des revenus financiers redistribués aux actionnaires et non réinvestis dans les outils industriels, donc en défaveur de l'emploi.

Nous ne sommes ni naïfs ni ringards et nous nous posons cette double question, que vous devriez essayer de vous poser aussi, mesdames, messieurs de la majorité : où est le bien-être humain là dedans ? Et quel sens cela a-t-il en termes de civilisation ?

« Tout essayer » signifie, pour vous, utiliser tous les outils pour généraliser la précarité. C'est vrai dans le secteur privé, mais également dans la fonction publique, où, désormais, selon la DARES, la direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques, 16 % des agents ont des contrats courts. Là aussi, les premières victimes sont les jeunes de moins de vingt-neuf ans et les femmes, qui représentent deux tiers des contrats courts.

Comme l'a développé le professeur Alain Supiot, la contradiction n'est qu'apparente entre l'intervention sur le marché, notamment en aidant financièrement l'entreprise qui embauche, et le laisser-faire en flexibilisant le marché, « les emplois subventionnés constituant l'archétype du travail à bas prix et à faible protection ».

Le Premier ministre, comme M. Raffarin précédemment, s'inscrit dans ce schéma classique. Il intervient largement pour peser sur l'offre d'emploi, subventionnant celle-ci sans de soucier de l'efficacité quantitative et qualitative des aides publiques ainsi distribuées aux entreprises, ni de leur coût pour les finances publiques et encore moins pour la protection sociale. Ces charges pèseraient, selon les estimations, entre 30 milliards d'euros et 60 milliards d'euros ; excusez du peu !

L'empressement mis à créer de nouvelles zones franches urbaines, l'extension du régime d'exonérations fiscales et sociales aux entreprises de moins de deux cent cinquante salariés, et non seulement de cinquante salariés au plus, au risque de favoriser plus encore les effets d'aubaine et les montages financiers des entreprises, sont à ce titre évocateurs.

Le bilan de cette politique de revitalisation économique de territoires en difficulté est pourtant loin d'être aussi positif qu'il y paraît.

D'après la DARES - cette estimation date de ce mois-ci - les résidents des quartiers en difficulté sont plus jeunes et moins qualifiés que les autres salariés embauchés. Essentiellement positionnés sur des postes d'ouvriers ou d'employés, ils reçoivent des rémunérations plus faibles, de l'ordre de 30 %. Les limites de l'insertion des populations issues des quartiers dans les zones franches sont démontrées : 69 % des entreprises n'auraient aucun salarié. Pourquoi, alors, continuer à proposer ce remède, qui coûte une fortune ?

Les effets pervers du ciblage des exonérations sociales, aides fiscales au profit de telle ou telle catégorie de notre population - les jeunes, les vieux, les bénéficiaires de minima sociaux, de certains types d'emploi, à bas salaire, faiblement qualifié ou à temps partiel, ou encore situés sur certains territoires - sont officiellement connus : fragmentation du marché de l'emploi, mise en concurrence des uns par rapport aux autres, stigmatisation des demandeurs d'emploi, de telle catégorie rendue responsable de sa situation. Pourquoi alors les ignorer et préconiser, comme c'est envisagé dans ce projet de loi, de renforcer davantage le ciblage des mesures en direction de tous les jeunes, diplômés ou non, si ce n'est pour accompagner le besoin immédiat d'adaptation des entreprises ?

Si M. de Villepin pèse sur l'offre, il n'en n'épouse pas moins pleinement la critique libérale qui voit « dans le droit du travail le principal obstacle au respect du droit au travail ».

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion