Intervention de Bernard Cazeau

Réunion du 25 janvier 2006 à 15h00
Retour à l'emploi — Discussion d'un projet de loi déclaré d'urgence

Photo de Bernard CazeauBernard Cazeau :

Madame la ministre, le préambule de la Constitution fait référence au droit pour tout citoyen « d'obtenir de la collectivité des moyens convenables d'existence ».

Dans nos sociétés qui transfigurent la réussite en valeur ultime de l'existence humaine et où domine en permanence le discours justificateur de la richesse, ce droit constitue pour 6 millions de femmes et d'hommes la seule preuve de leur appartenance au corps social.

Face à la précarité et à l'exclusion, les sénateurs socialistes ont su en leur temps faire adopter des dispositions de référence avec, entre autres, la loi sur le RMI, votée en novembre 1988, et la loi sur la CMU, votée en juin 1999.

Le projet de loi que vous nous présentez aujourd'hui non seulement prend le problème de manière très incomplète, « par le petit bout de la lorgnette », mais encore fait fi d'une véritable volonté de redonner une dignité par le travail à tous ceux qui, de nos jours, n'ont pour seul revenu que les minima sociaux.

À ce stade, je noterai le caractère désordonné, voire l'empressement mis par le Gouvernement à traiter de ce sujet.

Dans le même temps, des parlementaires en mission et un groupe de travail constitué au sein de la commission des affaires sociales du Sénat réfléchissent à la même question. Il eut peut-être été plus judicieux d'attendre les conclusions des uns et des autres afin de traiter globalement du problème sans en parcelliser les approches.

Le projet de loi dont nous débattons aujourd'hui est d'abord le signe de l'échec patent de la politique de l'emploi menée depuis trois ans ; et ce ne sont pas les arguties statistiques que le Gouvernement nous présente régulièrement qui feront changer la donne.

Tout le monde sait que l'emploi industriel est au point mort et que, depuis 2002, 150 000 personnes ont rejoint le million de RMIstes que compte notre pays : aujourd'hui, 7, 2 millions de personnes vivent avec moins de 720 euros mensuels.

Ni l'urgence déclarée ni l'intérêt général à intervenir aussi vite que possible ne dispensent le Gouvernement et la Haute Assemblée à agir avec discernement, notamment en définissant exactement le rôle et la place des minima sociaux dans le système de protection sociale de notre pays. Or, madame la ministre, vous nous laissez dans l'inquiétude et dans l'incertitude.

En effet, à l'heure actuelle, un nombre important de bénéficiaires des dispositifs d'insertion semble avoir intérêt à demeurer dans cette situation pour ne pas perdre les revenus de la solidarité nationale. Selon le rapport Hirsch, ces « trappes à inactivité » pénalisent un million de personnes. Pour eux, les minima sociaux sont devenus des maxima indépassables.

Par extension, cette « incitation à l'immobilité » touche tous ceux qui souhaitent reprendre un emploi. Ainsi, toujours selon le rapport Hirsch, pour un couple de RMIstes qui souhaitent reprendre leur activité à mi-temps, le surplus de rémunération passe d'environ 300 euros mensuels au cours des trois premiers mois à 20 ou 50 euros après cette période en raison de la suppression de leur droit à la couverture maladie universelle ou du recours à un système de garde d'enfants. Des études sur des cas types montrent qu'un allocataire du RMI perd du revenu quand il reprend un emploi à quart temps et n'en gagne pas s'il travaille à mi-temps.

On comprend dès lors qu'il s'agit d'un cercle vicieux. En tentant d'aider les plus démunis à travers des mécanismes de compensation, on risque de créer des situations de dépendance, sans avoir pour autant la certitude d'éliminer totalement l'exclusion. Et le projet de loi n'échappe pas à ce travers, madame la ministre. En réalité, il pérennise ce système de plusieurs manières.

Premièrement, le Gouvernement nous demande de voter un texte préparé dans l'improvisation la plus totale. Aucun bilan préalable n'a été réalisé concernant les dispositifs existants, notamment ceux qui sont issus de la loi d'orientation de 1998, relative à la lutte contre les exclusions. Aucune étude sur les conséquences du dispositif proposé pour les allocataires n'a été réalisée. Pourtant, il aurait été indispensable que de telles analyses nous fussent présentées avant d'engager le débat.

Nous regrettons en outre l'absence de consultation des conseils généraux, s'agissant du financement de ce projet, mais également des grandes associations qui auraient, elles aussi, souhaité s'exprimer.

Madame la ministre, vous avez affirmé à plusieurs reprises que quelque 140 000 personnes - soit à peine 4 % des 3, 3 millions d'allocataires des minima sociaux - devraient être concernées par cette mesure, dont le coût serait de 240 millions d'euros, à la charge de l'État. C'est peu au regard de l'étendue et de la gravité du problème.

On peut aussi se demander pourquoi ni le document budgétaire de la mission « Travail emploi » pour 2006 ni l'article 92 du projet de loi de finances pour 2006, relatif à l'extension du champ des financements du fonds de solidarité à l'activation de l'ASS, ne mentionnent « la prime de retour à l'emploi » et « la prime forfaitaire » destinées aux bénéficiaires de l'ASS reprenant un emploi, aucune dotation n'étant par ailleurs prévue à cette fin pour 2006. En outre, la subvention d'équilibre de l'État pour le fonds de solidarité en 2006 est réduite de 10 %, ce qui est contradictoire.

Tout cela donne l'impression d'un projet de loi bâclé dans la seule idée de délivrer aux Français le fameux « signal fort » dont ce gouvernement est coutumier.

Deuxièmement, dans l'exposé des motifs, vous affirmez que l'actuel mode d'intéressement est trop complexe, et nous sommes d'accord avec vous sur ce point. Pourtant, avec l'article 1er du présent projet de loi, vous le maintenez pour tous ceux qui travailleront moins de 78 heures.

Or, une grande partie des bénéficiaires des minima sociaux ne retrouvent un emploi qu'à temps partiel. Ils ne profiteront donc ni de la prime de retour à l'emploi ni de la prime forfaitaire. Doit-on par ailleurs considérer comme un hasard que le seuil de 78 heures retenu par le Gouvernement corresponde au chiffrage des demandeurs d'emploi de catégorie 1, soit la statistique officielle mensuelle du chômage ?

À cet égard, il aurait peut-être été plus intéressant de subordonner le bénéfice du nouveau dispositif d'intéressement à un niveau de ressources plutôt qu'à un nombre d'heures travaillées. Toutefois, faute d'études sur des cas concrets et comparés, nul ne peut dire ce qu'il en aurait été si l'on avait retenu d'autres critères.

La même remarque vaut pour les coûts résultant de la reprise d'un emploi, qui sont élevés et effectifs dès le début de la période d'activité professionnelle, comme Mme Létard vient de le rappeler. Devoir attendre trois mois pour financer sa reprise d'emploi constitue un frein à la recherche d'activité. Nous proposerons donc de ramener l'attribution de cette prime à un délai raisonnable d'un mois.

La clarté que vous vouliez instaurer dans les conditions initiales est déjà mise à mal tant pour les travailleurs sociaux que pour les allocataires. Ce sera une difficulté supplémentaire, à moins qu'il ne s'agisse, comme ce fut le cas pour les chômeurs avec la loi de programmation pour la cohésion sociale, de nous faire croire à l'existence de bons et de mauvais pauvres, tous les moyens étant bons pour culpabiliser ces derniers. Tel est le cas de la sanction prévue à l'article 10 bis du présent projet de loi, en cas de bénéfice frauduleux de la prime de retour à l'emploi ou de la prime forfaitaire due aux bénéficiaires de l'ASS. Le montant envisagé de l'amende - 3 000 euros - est insensé ! Des sanctions sont certes indispensables lorsque des détournements organisés sont avérés. Toutefois, s'agissant de personnes simples dont les ressources mensuelles s'élèvent au maximum à 650 euros, une telle somme est disproportionnée. Vous êtes-vous posé la question de savoir comment elles pourraient l'acquitter ? Madame la ministre, une sanction doit être applicable. Tous les maires le savent bien, et ils en tiennent compte lorsqu'ils exercent leur pouvoir de police.

Une telle mesure relève, elle aussi, de l'affichage. En effet, selon une étude récente de la caisse nationale d'allocations familiales, les escroqueries représentent un phénomène marginal. §Il n'y a donc aucune concordance entre la gravité des faits et le montant des amendes envisagées. En revanche, madame la ministre, le dispositif prévu par le présent projet de loi, aggravé par les amendements de votre majorité à l'Assemblée nationale, reflète tout à fait l'état de défiance de celle-ci à l'égard de nos compatriotes dans le besoin.

Troisièmement, et certains des orateurs qui m'ont précédé l'ont souligné, si l'on ne peut qu'approuver le principe du dispositif relatif à la garde des enfants des bénéficiaires de l'API, du RMI ou de l'ASS qui est prévu à l'article 6, on peut s'interroger sur la priorité d'accès, concept incertain sur lequel le texte n'apporte pas de véritables précisions.

Par ailleurs, l'application de ce droit ne sera pas aisée dans la mesure où, tout le monde le sait, les offres de service d'accueil souffrent plutôt d'un déficit de capacité. Dégager des marges dérogatoires ne doit pas se traduire par une réduction des droits d'autres personnes. L'intention est donc bonne, mais les obstacles qui s'élèveront lors de la mise en oeuvre de cette disposition peuvent faire craindre que l'on n'en reste à la simple intention.

À terme, vos mesures déclencheront un effet d'aubaine pour les entreprises. En effet, ces dernières pourront bénéficier d'un personnel corvéable, au statut précaire - contrats nouvelles embauches, postes de stagiaires, temps partiel subi, intérim -, occupant un emploi mal rémunéré et doté d'un « argent de poche » accordé de manière homéopathique. Tout cela nous renvoie très loin en arrière.

Madame la ministre, plus que la perception d'un revenu régulier, la participation durable et stable des citoyens au monde de l'emploi revêt toujours une signification humaine essentielle. En effet, décrocher un CDI continue de marquer le franchissement d'une étape personnelle et sociale permettant la maîtrise de l'existence et l'inscription durable dans un « projet de vie ».

Derrière vos mesures se dissimule en fait une autre acceptation, plus tacite : une fraction importante de la population en âge de travailler est définitivement invalidée ou reléguée dans le sous-emploi. En fait, votre projet de loi nous dirige vers le travailleur pauvre.

Longtemps édulcorée, la question sociale est revenue au coeur du débat politique. À de nombreuses occasions, on a pu sentir le désir d'action publique, la nécessité de réintroduire du collectif porteur d'avenir. Et la seule perspective acceptable est celle qui s'édifie sur un projet politique dont la préoccupation centrale reste précisément l'accession à la dignité de tous nos concitoyens.

Madame la ministre, avant d'imposer de nouvelles contraintes aux allocataires des minima sociaux, il aurait été souhaitable de vérifier que l'offre d'emplois était satisfaisante.

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