Intervention de Jean-Claude Peyronnet

Réunion du 14 septembre 2010 à 14h30
Dissimulation du visage dans l'espace public — Adoption définitive d'un projet de loi

Photo de Jean-Claude PeyronnetJean-Claude Peyronnet :

Mais je n’insisterai pas sur cet aspect des choses qui touche, cependant, de nombreux domaines de la vie courante, qu’il s’agisse de la conduite automobile à l’examen médical, du paiement des prestations sociales aux actes de l’état civil.

Vous le voyez, mes chers collègues, mes propos témoignent d’une adhésion réelle aux objectifs qui sous-tendent ce texte.

Dès lors, d’où vient notre gêne ?

En premier lieu, comme cela a déjà été souligné, l’application de la loi risque d’être difficile et de donner lieu à des contestations aux conséquences inattendues. Je pourrais prendre de nombreux exemples, mais je n’en retiendrai qu’un, simple, qui éclairera sans doute notre discussion.

Le voile intégral, comme son nom l’indique, couvre le visage et le reste du corps en totalité. Qu’adviendra-t-il dans les cas où il sera remplacé par une couverture partielle, par ce que l’on appelle une « quasi-burqa » ?

Déjà, nous dit-on, certains voiles s’échancrent à hauteur des yeux, voire à hauteur des yeux et de la bouche. À tout le moins, madame le ministre d’État, il conviendrait que la discussion et les précisions que vous pourrez nous apporter permettent d’éclairer les conditions d’application de l’interdiction, d’autant que, selon certains, l’article 34 de la Constitution est ici en cause, le législateur pouvant se voir reprocher de s’attaquer aux libertés publiques sans encadrer suffisamment l’exception.

Dans un autre domaine, et en second lieu, une loi est un acte fort, beaucoup plus fort qu’une adaptation des règlements, qui aurait pu être envisagée. Il faudra donc être attentif, lors de son application, à ce que les musulmans de France, y compris ceux, de loin les plus nombreux, qui désapprouvent la burqa, ne se sentent pas stigmatisés. La condamnation d’une partie d’entre eux, ou d’entre elles, même très minoritaire, peut conduire à un réflexe de défense qui se traduirait par un repli vers d’autres pratiques identitaires.

Sans rejeter les objectifs, j’insiste sur le fait que la façon dont on procédera, la publicité qui sera donnée à la contravention et, surtout, les commentaires qui l’accompagneront seront déterminants. Soyons attentifs à ce qui se passe.

Au cours de ces nombreux mois de discussion sur le voile intégral, certains ont cru déceler une augmentation significative du nombre de femmes, et surtout de jeunes filles, portant le voile simple.

Cependant, l’essentiel est ailleurs. Il ne faudrait pas qu’une remise en cause de la loi par une cour de justice puisse transformer le texte, éventuellement censuré, en une arme terrible, ici et dans le monde, aux mains des islamistes intégristes.

Or le risque existe ; le Conseil d’État, consulté par le Gouvernement, l’a clairement identifié. J’ai bien entendu ce que vous avez dit à ce propos, madame le ministre d’État, mais nous avons une petite divergence sur ce point.

Dans son avis rendu en assemblée plénière le 25 mars dernier, le Conseil d’État a estimé qu’une interdiction générale du port du voile intégral ne pourrait trouver aucun fondement incontestable. Dès lors, deux institutions pourraient remettre en question l’application de la loi.

Pour ce qui concerne le Conseil constitutionnel, j’ai cru comprendre que les présidents des deux assemblées prendraient l’initiative de le saisir dès le vote final, avant la promulgation de la loi. Il était en effet peu probable qu’un groupe de parlementaires décide de le faire, mais il était quasi assuré que n’importe quel justiciable ou association, en particulier d’inspiration islamiste, l’aurait saisi dans le cadre de la question prioritaire de constitutionnalité, désormais inscrite à l’article 61-1 de notre Constitution.

Donc, nous saurons, et c’est bien ainsi.

Concernant la Cour européenne des droits de l’homme, le risque me semble beaucoup plus grand. Dans un arrêt récent du 23 février 2010, Ahmet Arslan et autres c. Turquie, elle a en effet estimé que le fait de condamner les requérants pour avoir porté des vêtements prohibés par l’État turc « tombe sous l’empire de l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme qui protège, entre autres, la liberté de manifester des convictions religieuses ».

La Cour européenne des droits de l’homme se montre ainsi très soucieuse de préserver toutes les formes d’expression de la liberté, en particulier celle de se vêtir à sa guise, dès lors que ceux qui portent des tenues particulières ne sont pas « des représentants de l’État dans l’exercice d’une fonction publique », qu’il ne s’agit pas d’une interdiction fondée sur « la réglementation du port de symboles religieux dans des établissements publics » – les écoles – «, dans lesquels le respect de la neutralité à l’égard des croyances peut primer sur le libre exercice du droit de manifester sa religion » et qu’il n’existe pas de menace pour l’ordre public ou de risque de pression sur autrui.

Autrement dit, trois aspects sont ainsi pointés : premièrement, la neutralité nécessaire dans les écoles ; deuxièmement, la sécurité ; troisièmement, la contrainte. Si je comprends bien l’arrêt en question, il s’agit des trois seuls domaines dans lesquels la Cour juge qu’une interdiction peut être appliquée, sans qu’il soit possible d’aller au-delà.

Le risque de censure me semble donc important. J’observe d’ailleurs que, dans une recommandation tout à fait récente, puisqu’elle a été votée le 23 juin de cette année, à la quasi-unanimité – 108 voix pour et 4 abstentions –, le Conseil de l’Europe a demandé à ses quarante-sept pays membres de « ne pas adopter une interdiction générale du port du voile intégral ou d’autres tenues religieuses ou particulières, mais de protéger […] le libre choix des femmes ». On pensera ce que l’on veut de la formulation…. Quoi qu’il en soit, cette recommandation conforte mes craintes. La France n’est pas l’Europe à elle seule, et je me garderai d’ironiser sur le fait que les parlementaires français ont participé à ce vote…

Comprenez bien notre position. Il s’agit, pour nous, non d’affirmer une conviction qui serait contraire à la vôtre, car nous sommes d’accord avec ce texte, mais d’évoquer un risque que je qualifierai d’externe. À titre personnel, je peux le dire, une interdiction générale du port du voile intégral ne me gêne pas, car la limitation de la liberté est acceptable lorsqu’il s’agit de protéger la liberté de tous ; mais il me semble que, eu égard à l’état du droit européen, très influencé, sinon dominé par le droit anglo-saxon – il n’a échappé à personne que ni la Grande-Bretagne ni les États-Unis n’envisagent une quelconque limitation, et encore moins une interdiction –, nous prenons trop de risques. À vouloir trop obtenir, on risque d’aboutir à l’inverse du résultat recherché.

Pour éviter les inconvénients désastreux d’une censure, nous avons déposé un amendement qui vise à réduire l’espace concerné par l’interdiction aux services publics en général et aux seuls lieux publics où la sécurité est directement en cause ou bien l’identification indispensable en raison de risques de fraude.

Si vous acceptez, mes chers collègues, de voter cet amendement, un décret en Conseil d’État fixera la liste nominative des lieux concernés. Je pense notamment aux sorties d’école, aux bureaux de vote, aux lieux d’obtention de prestations sociales ou médicales pouvant donner lieu à des fraudes, aux mairies, en particulier pour l’état civil et les mariages, ainsi qu’aux salles d’examens. On pourrait compléter cette liste par une énumération de commerces particulièrement exposés.

Nous vous proposons donc, mes chers collègues, de voter cet amendement, qui permettrait de donner au texte proposé une bien plus grande sécurité juridique, sans toutefois en changer la nature. Il s’agit pour nous non pas de nous opposer à ce projet de loi, que nous ne désapprouvons pas, comme je l’ai longuement expliqué, mais d’éviter que des difficultés d’application, pouvant aller jusqu’à la censure, n’en fassent un acte proclamatoire purement formel, en clair un acte de simple affichage.

Vous l’avez compris, en aucun cas nous ne nous opposerons au projet de loi qui nous est aujourd’hui proposé.

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