Madame la présidente, madame la ministre d’État, mes chers collègues, au plus fort de l’emballement du débat, j’ai hésité à m’exprimer pour répondre à la question suivante : à quel niveau faut-il accepter, à quel niveau faut-il refuser ?
Dans un contexte désormais apaisé, il me paraît important de m’adresser, par-delà cette enceinte, avec tout le respect que je leur porte, à celles dont le texte qui nous est soumis dit qu’elles ont choisi de porter une tenue destinée à dissimuler leur visage. Je le fais pour leur exposer les raisons qui me conduisent aujourd’hui à voter ce projet de loi.
Je voudrais m’adresser à ces femmes en évoquant comment ma conception de la relation à l’autre, dans sa triple dimension culturelle, humaine et transcendante, peut se retrouver dans ce projet de loi. Je m’exprimerai sans entrer dans le jeu des arguments et contre-arguments, des grilles de pensée s’opposant aux grilles de pensée, mais en cherchant les éléments susceptibles de lever les incompréhensions et le masque des apparences.
Que me dicte ma pensée, dans la dimension culturelle ou transversale du rapport à l’autre ? Même si un quart des femmes intégralement voilées seraient nées dans une famille de culture ou de tradition non musulmane, il n’en est pas moins vrai que porter le voile, c’est exprimer le choix d’une autre culture, une certaine forme de déracinement, voire d’exil. Mais faire passage dans une autre culture donne à ouvrir son regard pour vivre un rapport positif avec l’extériorité, dictant ainsi dans le lieu de vie d’adoption une certaine réserve, une réserve existentielle.
L’examen de la question du voile intégral est donc l’occasion pour tous de reconnaître que le rapport à l’autre, à ses conceptions et à ses pratiques différentes, doit toujours permettre de mieux s’ouvrir à lui et de s’enrichir soi-même dans le pays où l’on a décidé de vivre.
Telle est la première dimension du projet de loi, qui entend associer le respect de l’ordre public au principe constitutionnel du respect de la dignité de la personne humaine, entendu comme une exigence morale collective, car, au-delà de la personne elle-même, c’est aussi sa relation aux autres qui est en jeu.
Le projet de loi manifeste une deuxième dimension, tout aussi essentielle : la dimension humaine ou horizontale. Indirectement, ce texte nous dit que le visage est rencontre.
Selon Lévinas, les choses n’ont pas d’identité, ce sont des êtres sans visage : « Le visage n’est pas l’assemblage d’un nez, d’un front, d’yeux, etc., il est tout cela certes, mais prend la signification d’un visage par la dimension nouvelle qu’il ouvre à la perception d’un être. Par le visage, l’être n’est pas seulement enfermé dans sa forme […] il est ouvert. » Dans cette ouverture, l’être apparaît non pas comme une représentation, mais comme autrui au-delà de toutes les cultures.
Ainsi, c’est dans la socialité du face à face que s’institue le rapport à autrui, irréductible aux relations qui s’établissent dans le cadre des institutions sociales. Telle est la dimension humaine qu’institue aussi ce projet de loi, qu’en ce sens j’approuve, tout en notant deux tendances paradoxales, consistant l’une à démythifier le corps, l’autre à le cacher. Ces deux tendances ont leurs excès, sachant que, dans un cas comme dans l’autre, les femmes sont les premières victimes.
La troisième dimension, la dimension verticale, que recèle le présent texte, est celle qu’imprime en moi mon for intérieur.
Pour ma part, je le crois, c’est dépouillé de ses vêtements jusqu’à l’arrachement de tous ses masques, tant psychologiques que sociaux, que chacun aura à vivre l’ultime face à face, attendant l’heure où, comme le soulignait notre illustre prédécesseur dans cette enceinte, Victor Hugo, « le masque tombera du visage de l’homme et le voile du visage de Dieu ».
Cette dimension imprègne notre culture aux racines judéo-chrétiennes et nous conduit à affirmer, avec les hommes et les femmes de notre pays, telle Élisabeth Badinter, que, dans la civilisation occidentale, il n’y a pas de vêtement du visage. Cette dimension rejoint ce que nous dit fondamentalement le présent texte : notre pays a une pensée de l’homme.
Pour l’ensemble de ces raisons, je voterai ce projet de loi, tout en pensant que la République doit veiller à rester dans les clous de l’ordre public et ne pas s’immiscer dans la vie privée des personnes. Notre collègue Buffet semble avoir rigoureusement pris en compte cette précaution dans son rapport, et nous ne pouvons que nous en féliciter.