Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, à la suite de MM. Bernard Saugey, Josselin de Rohan et Jean-Pierre Sueur, j’aborderai un point de la proposition de loi qui aurait aisément pu passer inaperçu au milieu de ce salmigondis législatif : l’article 146 bis et le classement de sortie de l’École nationale d’administration.
L’énarchie n’a pas bonne presse dans notre pays, et il est tentant de lui imputer la responsabilité de tout ce qui ne va pas très bien dans le fonctionnement de l’État. Néanmoins, il n’est pas très sérieux de jeter le bébé avec l’eau du bain !
Le Président de la République a décidé de s’attaquer au classement de sortie de l’ENA. « S’attaquer » est un mot bien faible, d’ailleurs, puisqu’il souhaite purement et simplement le supprimer, pour le remplacer par une procédure dite « spéciale » de recrutement.
Loin d’être une avancée, comme j’ai pu l’entendre dire ici ou là, cette réforme conduira à mettre gravement en danger les garanties et les principes fondateurs de l’École nationale d’administration, telle que l’avaient imaginée le général de Gaulle et Michel Debré, au moment de sa création, à savoir le respect de l’égalité entre les étudiants et l’impartialité de l’État.
En 1945, on ne partait pas de rien. La création de l’ENA a été pensée comme un changement fondamental par rapport aux procédures antérieures du recrutement par corps. Celles-ci avaient montré leurs limites : cloisonnement des administrations, tendance au recrutement en cercle fermé et portes ouvertes aux inégalités entre les candidats, notamment en raison de leur appartenance sociale. C’est dans un esprit républicain, au sortir de la guerre, qu’a été conçue la réforme de 1945. Celle-ci a été axée autour de deux grandes idées : un enseignement spécialisé pour les cadres supérieurs de l’État et une formation unifiée.
La principale idée était bien de garantir au mieux l’impartialité de l’État, son unité d’action et l’égalité d’accès aux fonctions d’encadrement supérieur dans la fonction publique.
Or la suppression du classement de sortie représente un grand danger pour ces objectifs. En effet, la procédure d’affectation qui lui sera substituée n’en garantit en rien le respect.
Le projet de décret prévoit que la nouvelle procédure de recrutement à la sortie de l’ENA se fera en plusieurs étapes. Sans entrer dans le détail de ce qui a déjà été dit, celle-ci prévoit que les élèves devront élaborer un projet professionnel à partir de bilans personnalisés et qu’ils présenteront leurs candidatures. Puis, une commission de professionnalisation, indépendante de l’école, transmettra leurs dossiers anonymes aux différents ministères, qui procéderont à une sélection des étudiants admis à passer des entretiens individuels.
Or je ne vois absolument pas en quoi cette commission permettra d’apporter les garanties suffisantes pour le respect de l’égalité entre les étudiants. Dès lors que les candidats sont libres de se présenter à l’entrée de n’importe quel ministère, qui les recrutera après un entretien personnalisé, le risque de cooptation et d’intervention personnelle est élevé.
Affirmer que la commission effectuera une présélection à partir de dossiers anonymes n’est pas très sérieux, puisque les profils et les souhaits de chacun des élèves seront aisément connus de tous.
On peut tout à fait souscrire à certains aspects de ce projet, en particulier ce qui concerne l’élaboration du projet professionnel des élèves, à partir de bilans personnalisés en cours de scolarité. On peut également trouver positif l’effort de présentation des emplois proposés. On peut aussi, bien sûr, faire évoluer la scolarité et modifier les coefficients du classement.
En revanche, on ne peut certainement pas se passer d’un classement. De plus, rien ne permet, dans le nouveau système, d’assurer durablement l’adéquation entre le profil de chaque élève et les emplois proposés.
D’ailleurs, depuis toujours, l’affectation à la sortie de l’ENA ne détermine pas forcément la suite du déroulement de carrière. Il en va aussi des initiatives et des performances de chacun.
Mes chers collègues, la réalité du débat d’aujourd’hui va bien au-delà d’un problème de méthode de recrutement. C’est la question de la conception de l’État et du service public au XXIe siècle qui est posée.
Considère-t-on encore que l’État, en raison de son essence même et de son rôle, ne saurait être assimilé purement et simplement à une entreprise ? Le général de Gaulle le croyait profondément. C’est aussi mon cas. Le Gouvernement, lui, ne semble plus le penser.
Un élément est révélateur de son point de vue : l’utilisation du mot « employeurs » pour qualifier les administrations de l’État.
Cette terminologie, qui fait davantage référence aux pratiques des cabinets de recrutement et des DRH des grandes entreprises, n’est en rien adaptée à la spécificité de la fonction publique. Celle-ci a besoin de cadres compétents, dévoués à la chose publique et travaillant tous pour le même intérêt général.
L’accord du conseil d’administration et des représentants des promotions en cours de scolarité ne saurait être un argument suffisant en faveur de la nouvelle formule : d’une part, ces promotions ne sont pas représentatives de l’intérêt général de l’école, et, d’autre part, les élèves de l’ENA sont nécessairement exposés à l’air du temps, qui se caractérise par la fascination pour le secteur privé et ses méthodes, la valorisation des parcours individuels et le goût de la compétition extrême. Le service public les motive-t-il encore suffisamment ?
Je déplore que l’on se débarrasse sans ménagement des objectifs fondateurs de l’ordonnance du 9 octobre 1945 : la spécificité de la formation des cadres supérieurs de l’État et l’égalité des chances.
La suppression du concours de sortie aurait nécessairement des répercussions importantes, et même graves, sur la formation des hauts fonctionnaires, sur l’unicité de l’action publique et sur l’égalité des chances. La Haute Assemblée ne doit pas prêter la main à cette pseudo-modernisation !
Le classement reste la meilleure des solutions, parce qu’elle en est la moins mauvaise. C’est la raison pour laquelle Jean-Pierre Sueur et les membres de notre groupe…