Je crois qu'il faut prendre la mesure de cet état d'esprit, de cette philosophie, de ce souci d'équilibre inhérent à la notion de compromis ; celle-ci constitue d'ailleurs le principe même de toute négociation, de toute discussion, surtout lorsqu'il s'agit de faire la paix.
Christian Blanc, dont chacun connaît le rôle important qu'il a joué dans le processus de réconciliation en Nouvelle-Calédonie, a eu l'occasion d'évoquer devant l'Assemblée nationale, le 13 décembre dernier, la proposition d'accord en huit points, approuvée à l'époque par MM. Lafleur et Tjibaou, qui allait constituer la trame des accords de Matignon.
Le point 7 de ce document indiquait ceci : « La question de l'indépendance sera mise entre parenthèses pour dix ans grâce au renvoi à un scrutin d'autodétermination sur le territoire. Cela implique que les évolutions démographiques ne soient pas perturbées et que donc, l'immigration soit très strictement contrôlée. »
Par « immigration », il faut naturellement entendre, ici, le peuplement du territoire par de nouveaux apports de population extérieure, notamment métropolitaine.
L'esprit des accords de Matignon était donc bien, dès l'origine, marqué par la volonté de restreindre aux seules personnes ayant un lien suffisamment fort et durable avec la Nouvelle-Calédonie le corps électoral pour les scrutins qui décideraient de l'avenir du territoire.
Le point 6 des accords de Matignon prévoyait une telle mesure : « Les électeurs et les électrices de Nouvelle-Calédonie qui seront appelés à se prononcer sur ce projet de loi référendaire, ainsi que leurs descendants accédant à la majorité, constituent les populations intéressées à l'avenir du territoire. Ils seront donc seuls autorisés à participer jusqu'en 1998 aux scrutins qui détermineront cet avenir : scrutin pour les élections aux conseils de province et scrutin d'autodétermination. » Il s'agit d'un des aspects essentiels de l'architecture des accords de Matignon.
N'oublions pas aujourd'hui les conditions sans lesquelles ce pari de la réconciliation n'aurait pas été gagné.
Je voudrais saluer ici ceux qui se sont engagés pour la paix et qui ont permis de dépasser les clivages politiques, les logiques partisanes, les intérêts particuliers, au bénéfice de la plus haute conception de l'intérêt général. En Nouvelle-Calédonie, les perspectives économiques, sociales et culturelles qui s'ouvrent devant nous sont le fruit de la ténacité de ces acteurs, qui ont choisi la paix.
Le statut de la Nouvelle-Calédonie du 9 novembre 1988, adopté directement par le peuple français, était prévu pour dix ans. À l'approche de cette échéance, il est apparu qu'un nouveau scrutin aboutissant à opposer deux camps antagonistes ne pourrait que contribuer à la détérioration de la paix civile instaurée en 1988.
Pardonnez-moi, mesdames, messieurs les sénateurs, de dresser un tableau historique détaillé, mais lui seul permet de mettre en lumière et en perspective ce qui nous rassemble aujourd'hui autour de ce sujet si important. Dès 1991, Jacques Lafleur, avec sagesse, avait préconisé ce qu'il appelait la « solution consensuelle » pour échapper à un engrenage qui aurait pu être destructeur. À l'époque, en effet, un scrutin d'autodétermination aurait été de nature à faire renaître les affrontements. Les responsables politiques d'alors se sont donc dirigés, avec le concours de l'État, vers la recherche d'une solution consensuelle permettant de dépasser des positions en apparence irréconciliables.
Demeurer dans l'esprit des accords de Matignon, c'était renoncer à ces affrontements, entretenir le dialogue et maintenir la méthode du consensus. L'accord de Nouméa, qui a été signé le 5 mai 1998 et qui est le prolongement direct des accords de Matignon, a entendu exclure ce qui est source de division pour s'appuyer sur ce qui rassemble.
L'accord de Nouméa - vous le savez mieux que quiconque, mesdames, messieurs les sénateurs - a acquis force constitutionnelle en 1998 par l'effet de l'article 77 de la Constitution, qui assigne pour mission au législateur organique d'« assurer l'évolution de la Nouvelle-Calédonie dans le respect des orientations définies par cet accord et selon les modalités nécessaires à sa mise en oeuvre ». Il s'agissait de surmonter ainsi les obstacles de nature constitutionnelle susceptibles d'empêcher l'adoption des mesures prévues par l'accord, en particulier celles qui sont relatives à la définition d'un corps électoral restreint pour l'élection des assemblées délibérantes locales.
Quel est le contenu exact de l'accord de Nouméa ?
Outre une organisation originale des pouvoirs publics fondée sur un partage territorial des responsabilités et sur un gouvernement collégial, et un principe de rééquilibrage économique du territoire, cet accord instaure, dans la nationalité française, une citoyenneté de la Nouvelle-Calédonie, qui concrétise la participation au destin commun des communautés qui vivent sur ce territoire.
La question de la définition du corps électoral est dès lors étroitement liée à celle de la citoyenneté calédonienne. Ce fait est indiscutable. En effet, c'est le droit de vote qui fonde la citoyenneté, de quelque origine que l'on soit.
Tout d'abord, pour obtenir le droit de participer aux scrutins d'autodétermination qui seront organisés entre 2014 et 2018, la cause est entendue - cet élément a d'ailleurs permis de restaurer la paix et les débats sur ce sujet n'ont plus cours. Ne voteront que les électeurs inscrits sur les listes électorales en 1988 ou pouvant justifier d'une durée de résidence continue de vingt ans au 31 décembre 2014, ou d'autres conditions telles que la naissance en Nouvelle-Calédonie ou la possession du statut coutumier.
Le principe de ce corps électoral particulièrement restreint n'est contesté par personne.
Ensuite, s'agissant de la définition du corps électoral pour l'élection des assemblées des provinces et au congrès, la question de principe est également tranchée. L'existence même d'un corps électoral restreint a déjà été validée, d'une part, par la loi constitutionnelle du 20 juillet 1998 relative à la Nouvelle-Calédonie que le Parlement, réuni en Congrès, a adoptée à la quasi-unanimité de ses membres, d'autre part, par les électeurs de Nouvelle-Calédonie, qui ont approuvé largement l'accord de Nouméa, le « oui » remportant 72 % des suffrages exprimés, lors du scrutin du 8 novembre 1998.
Il nous revient toutefois aujourd'hui - c'est ce qui nous réunit - de lever la dernière difficulté que soulève la lecture de l'accord de Nouméa et qui résulte de l'interprétation du Conseil constitutionnel de 1999.
Pour les élections au congrès et aux assemblées des provinces, l'accord de Nouméa distingue trois catégories d'électeurs au sein du corps électoral : d'abord, les personnes pouvant justifier de dix ans de résidence qui ont ou auraient pu participer à la consultation du 8 novembre 1998 ; ensuite, celles qui auront résidé dix ans sur le territoire au moment des élections provinciales et sont inscrites au « tableau annexe » ; enfin, dès qu'ils deviennent majeurs, les enfants de ces personnes.
Les articles 188 et 189 de la loi organique du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie fixent les modalités d'établissement de la liste électorale spéciale : les personnes ne pouvant prétendre au droit de vote sont inscrites sur un tableau annexe.
Or la définition du tableau annexe a soulevé une difficulté d'interprétation, alors même que les deux rapporteurs du projet de loi organique - en particulier le président de votre commission des lois, M. Jean-Jacques Hyest, à qui le Gouvernement exprime à nouveau sa reconnaissance pour la qualité du travail qu'il a accompli, son implication et ses efforts constants, puisque de nombreuses années nous séparent de 1999 - s'étaient exprimés sans ambiguïté sur ce point lors des débats parlementaires.
Pour deux des signataires au moins, dont l'État, le tableau annexe était celui qui avait été établi à l'occasion du scrutin du 8 novembre 1998.
Dans sa décision du 15 mars 1999, le Conseil constitutionnel a jugé que la rédaction de l'accord de Nouméa conduisait à considérer que le tableau annexe devait être évolutif et qu'il avait vocation à accueillir toutes les personnes arrivées après 1998. Ainsi pourraient voter à partir de 2009, c'est-à-dire pour les scrutins locaux, les personnes arrivées en 1999, et, en 2014, celles qui étaient arrivées en 2004, c'est-à-dire après la signature de l'accord de Nouméa. Le corps électoral devenait donc « glissant ». Sur la définition du corps électoral restreint et glissant, aucune ambiguïté ne subsiste, et aucune contestation ne s'élève plus de part et d'autre de l'échiquier politique calédonien.
Nous sommes malgré tout ici au coeur de la difficulté. Le temps a passé, mais la notion d'esprit des accords de Matignon et de Nouméa demeure. On peut la refuser - après tout, chacun est libre -, mais on ne peut nier la logique des accords. Cette dernière était bien de réserver la participation « aux scrutins qui détermineront l'avenir de la Nouvelle-Calédonie » - dont les élections provinciales - aux « populations intéressées à l'avenir du territoire », c'est-à-dire aux électeurs présents sur le territoire à une certaine époque et à leurs descendants. Voilà pourquoi, de façon constante depuis 1999, l'État, signataire de ces accords, considère qu'il s'agit d'un corps électoral gelé.
Le gouvernement de l'époque s'est engagé à réviser la Constitution afin de permettre une définition « gelée » du corps électoral. Le Président de la République a accédé à sa demande.
Rappelons que l'Assemblée nationale et le Sénat ont déjà adopté en 1999, à une très large majorité et en termes identiques, un projet de loi constitutionnelle destiné notamment à compléter l'article 77 de la Constitution.