Dans sa Lettre à tous les Français, écrite pour l'élection présidentielle de 1988, François Mitterrand notait justement ceci : « La Nouvelle-Calédonie avance dans la nuit, se cogne aux murs, se blesse. La crise dont elle souffre rassemble, en miniature, toutes les composantes du drame colonial. Il est temps d'en sortir. Je forme des voeux pour que les communautés en présence évitent le piège d'un affrontement, ces prochaines semaines. Ensuite, j'userai du pouvoir que vous me confierez pour que l'histoire de France, à l'autre bout du monde, retrouve sa vieille sagesse. »
La Nouvelle-Calédonie a retrouvé la sagesse, juste avant le précipice qui l'aurait plongée dans une guerre civile terrible, dans laquelle elle aurait compromis pour longtemps son avenir, et la France, son honneur.
Rappelons-nous un instant les heurts, les barrages, les assassinats, les institutions politiques impuissantes, le tissu social qui se défait, la peur, la défiance, la vengeance qui se répandent partout, et le paroxysme d'Ouvéa, en pleine campagne présidentielle : des gendarmes pris en otage et tués, des commandos de guerre envoyés sur place, de nombreuses victimes parmi les Kanak. Était-ce cela, la France, en 1988 ?
Cette situation était le résultat d'erreurs politiques récentes sur lesquelles je ne reviendrai pas. Elle était sans doute plus fondamentalement la conséquence de causes plus lointaines et permanentes : le refus de reconnaître la population mélanésienne, le non-respect de la parole donnée au nom de la France dans plusieurs moments clés et un bouleversement démographique au détriment du peuple d'origine constaté sinon organisé.
Si certaines de ces causes n'étaient pas propres à la Nouvelle-Calédonie et s'étaient retrouvées dans d'autres situations issues de la colonisation, force est de reconnaître que la situation en Nouvelle-Calédonie était particulièrement grave : une culture riche et rare niée par l'irruption d'un modèle opposé, conduisant, par exemple, à une dépossession foncière de grande ampleur et traumatisante pour un peuple issu de la terre, une promesse d'autonomie remise en cause quand l'enjeu économique du nickel triomphant a paru la rendre risquée, un poids démographique des Kanak devenu minoritaire, et menaçant de l'être chaque année davantage, du fait de l'immigration de nationalité française, européenne ou océanienne.
Imagine-t-on le sentiment des Kanak à la suite de cette négation de leur culture et de leur identité, qui paraissait ne leur offrir pour seule perspective, à terme, que le sort de minorités plus ou moins bien protégées, comme les Indiens d'Amérique du Nord ou les Aborigènes d'Australie ?
La question démographique est donc centrale dans le débat calédonien.
Les accords de Matignon ont engagé la Nouvelle-Calédonie dans des voies à l'opposé de ces évolutions, qui ne pouvaient déboucher que sur l'impasse et le drame.
Tout d'abord, l'identité et la culture kanak ont été reconnues, et cette communauté a bénéficié d'un important rééquilibrage pour la formation et l'économie.
Par ailleurs, l'organisation institutionnelle a donné l'essentiel des pouvoirs aux assemblées locales et à leurs exécutifs élus, notamment à trois provinces.
Enfin, le principe a été posé d'une limitation du corps électoral pour certains scrutins.
Je citerai à mon tour les accords de Matignon, très précis sur ce point : « Les électeurs et les électrices de Nouvelle-Calédonie qui seront appelés à se prononcer sur ce projet de loi référendaire, ainsi que leurs descendants accédant à la majorité, constituent les populations intéressées à l'avenir du territoire. Ils seront donc seuls autorisés à participer jusqu'en 1998 aux scrutins qui détermineront cet avenir : scrutin pour les élections aux conseils de province et scrutin d'autodétermination. »
Il faut bien comprendre ce que ce texte veut dire, car les principes qu'il pose sont aussi ceux qui inspirent l'accord de Nouméa, et ils suffisent selon moi à dissiper les ambiguïtés supposées de celui-ci sur la question du corps électoral.
Le premier principe est que, puisqu'il n'est pas possible ni, sans doute, dans une large mesure, souhaitable de restreindre l'installation de personnes de nationalité française en Nouvelle-Calédonie, c'est leur droit de vote qui sera restreint. Ceux qui, faute d'une durée de résidence suffisante, ne pourront établir leur attachement à la Nouvelle-Calédonie ne pourront participer aux décisions politiques la concernant fondamentalement.
C'est la condition pour que ceux qui ont un lien fort avec la Nouvelle-Calédonie ne soient pas dépossédés du pouvoir politique et social par le vote de citoyens français de passage.
Le deuxième principe posé est que ceux qui auront le droit de voter pour les scrutins ayant une incidence importante pour l'avenir de la Nouvelle-Calédonie seront ceux qui sont présents au moment de l'adoption des accords de Matignon.
À ce moment, les électeurs inscrits en Nouvelle-Calédonie ont conclu, en quelque sorte, un contrat politique, qui est aussi social et moral, pour toute la durée des accords. Ce sont eux qui en sont partie. Les personnes qui s'installeront ensuite, que l'on ne connaît pas, qui ne sont pas partie à l'accord, n'acquerront pas ce droit de vote pendant la durée de l'accord.
Le troisième principe est que l'on distingue les scrutins qui ont une incidence sur l'avenir de la Nouvelle-Calédonie de ceux qui n'en ont pas, soit parce qu'ils ont une incidence nationale, soit parce qu'ils ont une incidence seulement locale.
Le référendum d'autodétermination qui était prévu en 1998 était naturellement un scrutin d'une importance décisive pour la Nouvelle-Calédonie. Seuls les électeurs présents en 1988 pourraient donc voter. Ils constitueraient les « populations intéressées » au sens de l'article 53 de la Constitution, prévoyant une restriction du corps électoral à ces populations pour un tel scrutin.
Toutefois, le scrutin d'autodétermination n'était pas le seul qui, pour reprendre la formule des accords, détermine l'avenir de la Nouvelle-Calédonie. Tel était aussi le cas des élections aux conseils de province et au congrès - les mêmes, pourrais-je dire, puisque les membres du congrès sont aussi ceux des assemblées des provinces : tous, à l'époque, seulement une partie aujourd'hui - pour la raison que les grandes compétences de ces institutions locales leur permettent de voter des textes déterminants pour l'avenir de la Nouvelle-Calédonie.
Au contraire, le corps électoral n'est restreint ni pour les élections nationales ou européennes ni pour les élections communales. Aucune disposition de la Constitution ne permettant alors de restreindre le corps électoral pour des élections locales, cette disposition des accords de Matignon restreignant le corps électoral pour les élections au congrès et aux assemblées des provinces ne fut pas appliquée, faute de révision de la Constitution.
Tels sont les principes que je me suis efforcé de traduire le plus fidèlement possible dans les accords d'Oudinot, que j'ai négociés tout au long de l'été 1988, sous l'autorité du Premier ministre, avec Jean-Marie Tjibaou et Dick Ukeiwé, représentant Jacques Lafleur. Notre collègue Simon Loueckhote était également présent. C'est cet accord qui a validé le projet de loi soumis au référendum national du 6 novembre 1988 et détaillé les engagements des accords de Matignon pour permettre leur mise en oeuvre.
Pendant cinq années, ces accords - je peux l'attester, comme peut également le faire la commission des lois, qui m'auditionnait pratiquement chaque trimestre sur l'évolution de la Nouvelle-Calédonie - ont fonctionné et permis le rétablissement durable de la paix civile, l'accession des Calédoniens, en particulier d'un nombre croissant de Kanak, aux responsabilités, un effort considérable de formation notamment en faveur des groupes culturels et sociaux qui en bénéficiaient le moins, le développement d'activités nouvelles sur tout le territoire et un accroissement très sensible du nombre des équipements collectifs, ainsi qu'une meilleure répartition géographique de ceux-ci.
L'intuition de Jacques Lafleur quant au fait que la situation politique ne rendait pas utile l'organisation, en 1998, d'un référendum sur la question binaire de l'indépendance ou du maintien dans la République et que la recherche d'une solution consensuelle était bien préférable a ouvert la voie à l'accord de Nouméa après une longue et difficile négociation et la signature par Dominique Strauss-Kahn de l'accord de Bercy sur la métallurgie du nickel.
Tel est le témoignage que je voulais apporter sur cette période fondatrice, qui ne doit pas s'effacer trop tôt de notre mémoire.
L'accord de Nouméa a prolongé et a enrichi les accords de Matignon.
La limitation du corps électoral est devenue une conséquence de la définition de la citoyenneté calédonienne, qui comporte aussi des droits particuliers en matière d'accès au travail. Cette limitation s'étend aux scrutins aux assemblées des provinces et au congrès local, comme cela était prévu dès 1988, puisque, cette fois-ci, une révision de la Constitution l'a permis expressément. Le corps électoral limité accueille les électeurs présents en 1998, mais pas ceux qui sont arrivés après la conclusion de cet accord : ces derniers n'étant pas partie à l'accord ne pourront donc, pendant toute la durée de celui-ci, acquérir la citoyenneté calédonienne et ses attributs.
Une différence importante entre les accords est leur durée d'application. Celle de l'accord de Nouméa est de vingt ans, mais serait ramenée à quinze ans si les parties le décidaient de manière consensuelle. Cette durée plus longue a d'ailleurs été demandée par les non-indépendantistes, afin de stabiliser plus longtemps la situation politique en Nouvelle-Calédonie. Si elle a, de fait, pour effet de priver du droit de vote aux élections locales les personnes installées après l'accord de Nouméa pendant une durée double de celle qui a été prévue en 1988, elle ne peut avoir pour conséquence de modifier le principe cardinal des accords : ils sont conclus avec ceux qui sont présents en Nouvelle-Calédonie. Ceux qui arrivent ensuite ne peuvent être accueillis dans les mêmes conditions ; ils le seront éventuellement, dans des conditions à déterminer, dans la nouvelle organisation de la Nouvelle-Calédonie, qui résultera du référendum d'autodétermination.
Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, l'esprit des accords de Matignon s'est transmis à l'accord de Nouméa. Prenons garde de ne pas le perdre : il ne peut y avoir d'à-peu-près sur la question centrale de l'immigration en Nouvelle-Calédonie, et donc sur celle du droit de vote. Les accords de Matignon-Oudinot n'auraient pas été signés s'il avait été prévu que de nouveaux électeurs pourraient acquérir le droit de vote entre 1988 et 1998 en vue des scrutins déterminants pour l'avenir de la Nouvelle-Calédonie.