Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, permettez-moi tout d'abord de saluer mes compatriotes calédoniens qui sont venus nombreux assister à notre débat dans les tribunes.
Au lendemain de l'approbation de l'accord de Nouméa, en novembre 1998, par une très large majorité de Calédoniens, nous avons constaté que l'un des fondements de cet accord, notamment la définition du corps électoral admis à participer aux élections des assemblées locales propres à la Nouvelle-Calédonie, était remis en cause par nos partenaires indépendantistes.
Le gouvernement socialiste de l'époque a aussitôt relayé cette nouvelle revendication en proposant au vote du Parlement, dans le cadre de l'examen d'un projet de loi constitutionnelle relative à la Polynésie française, une modification de l'article 77 de la Constitution visant à geler le corps électoral à l'année 1998.
Cette réforme constitutionnelle n'ayant pas abouti, en janvier 2000, pour les raisons que nous connaissons tous, nous sommes aujourd'hui invités à trancher définitivement cette question, dans la précipitation et sous la pression.
Je tiens, à cet égard, à remercier publiquement tous mes collègues qui ont accepté, à mes côtés, de présenter une motion tendant à opposer la question préalable et de me soutenir dans mon action, compte tenu des réactions qu'elle a pu susciter.
J'ai eu l'occasion de m'exprimer à plusieurs reprises au sujet du corps électoral depuis 1998 et j'ai souhaité plus récemment expliquer à chacun d'entre vous ma position sur ce nouveau projet de texte. Je ne vous surprendrai donc pas en vous annonçant que je voterai contre.
Vous comprendrez qu'il s'agit, pour moi aussi, du respect de la parole donnée et que je tiens à honorer l'engagement que j'ai pris à l'égard des Calédoniens en signant l'accord de Nouméa.
Je veux revenir sur l'enjeu politique de cette nouvelle réforme constitutionnelle.
Nous avons mesuré en mars 1999, lors de l'examen de la loi organique relative à la Nouvelle-Calédonie, la difficulté de traduire dans le droit ce qui fut avant tout un accord politique.
J'ai fait partie en 1998 de ceux qui ont accepté et justifié la nécessité de remettre en cause l'un des principes fondamentaux de notre République, le suffrage universel, au nom du maintien de la paix.
Or le point 5, alinéa 7, du préambule de l'accord de Nouméa prévoit que « le corps électoral pour les élections aux assemblées locales propres à la Nouvelle-Calédonie sera restreint aux personnes établies depuis une certaine durée », sans préciser une origine fixe de cette durée dans le temps.
Il est donc bien inscrit dans le texte de l'accord que le corps électoral est glissant, et c'est conformément à cette interprétation que les articles 188 et 189 de la loi organique ont été rédigés.
Pour autant, ce qui me heurte dans le débat que nous menons aujourd'hui, c'est qu'à défaut de pouvoir mettre en avant la lettre de l'accord de Nouméa, on en arrive à interpréter les intentions de ceux qui l'ont négocié et à parler même de conformité de ce projet de loi aux intentions des signataires, dont j'ai fait partie.
C'est pourquoi je tiens à rappeler et à affirmer sans aucune ambiguïté que, si ce projet de loi est adopté, il le sera contre la volonté de l'une des parties signataires, le RPCR, qui a accepté, par sa signature, le principe d'un corps électoral glissant.
Le RPCR a très clairement voulu maintenir la possibilité d'obtenir le droit de vote aux élections des assemblées locales au bout de dix années de résidence en Nouvelle-Calédonie, étant entendu que le gel du corps électoral était limité à la consultation de sortie de l'accord de Nouméa.
Choisir de voter ce projet de loi, c'est satisfaire arbitrairement la revendication politique d'un des partenaires calédoniens, au nom d'un consensus qui n'existe pas et d'un engagement que ceux qui sont partisans du maintien dans la République n'ont pas pris.
De plus, le législateur, s'il adopte ce texte aujourd'hui, décidera d'imposer son interprétation d'un accord politique, ce qui avait pourtant été évité depuis la signature des accords de Matignon. Ce sera une entorse à l'esprit et à la pratique qui ont toujours prévalu entre les signataires.
Par ailleurs, aucune disposition de ce projet de loi constitutionnelle n'envisage une consultation des populations intéressées.
Or je voudrais tout de même appeler votre attention sur l'objet de l'article 2 de la loi constitutionnelle du 20 juillet 1998, qui prévoyait la consultation des populations intéressées de la Nouvelle-Calédonie avant le 31 décembre 1998 sur les dispositions de l'accord signé à Nouméa le 5 mai 1998.
Le bon sens voudrait, mes chers collègues, que l'interprétation de l'accord de Nouméa qui nous est aujourd'hui présentée et qui n'est pas fidèle à l'esprit et à la lettre de l'accord fasse l'objet d'une nouvelle consultation des Calédoniens.
Pourquoi refuser aux Calédoniens la responsabilité de décider ou non d'imposer une nouvelle restriction au corps électoral au-delà des années prévues par l'accord de Nouméa ?
Il faut que cette obligation de consultation figure dans la Constitution et que soient également définies les conditions pour participer à ce scrutin.
C'est pourquoi je proposerai, par la voie d'un amendement, que les populations intéressées de la Nouvelle-Calédonie soient appelées à se prononcer, avant le 31 décembre 2007, sur l'interprétation qui résultera de l'adoption de ce projet de loi constitutionnelle.
Je suggère en outre que soient admises à participer au scrutin les personnes qui, à la date de cette consultation, disposent du droit de vote aux élections des membres du congrès de la Nouvelle-Calédonie et des provinces.
Le second argument régulièrement invoqué est le respect de la parole du Chef de l'État donnée lors de sa visite en Nouvelle-Calédonie en 2003.
J'ai entendu, comme nombre de nos compatriotes présents ce jour-là sur la place des cocotiers, l'engagement pris par le Président de la République de régler cette question avant la fin de son mandat, mais je ne me souviens pas qu'il ait à cette époque préjugé de son issue, puisqu'il s'agissait d'obtenir l'assentiment des différentes parties concernées.
Ainsi, dans le contexte du nouveau paysage politique créé par les élections de 2004, il appartenait à l'État de réintroduire les conditions du dialogue entre les signataires pour retrouver la voie du consensus sur cette question. Cette voie n'a pas été privilégiée et nous le regrettons vivement, car il était nécessaire de revenir à la table des négociations.
On nous présente enfin cette nouvelle restriction apportée au corps électoral pour les élections locales en Nouvelle-Calédonie comme la condition du maintien de la paix sur notre territoire.
Permettez-moi de dire que c'est une vision à très court terme, qui est davantage dictée par les prochaines échéances électorales nationales, et on peut le comprendre, que par la réalité calédonienne.
Je considère au contraire que le gel du corps électoral à l'année 1998 va créer une fracture dans la société calédonienne qui porte en elle les germes du retour au conflit. Nous en mesurerons d'ailleurs très vite les conséquences, en particulier au moment de l'organisation des consultations d'autodétermination prévues par l'accord de Nouméa.
L'urgence qui accompagne l'examen de ce projet de loi constitutionnelle, présenté comme un règlement définitif de la question du corps électoral en Nouvelle-Calédonie, vous a sans doute fait oublier, mes chers collègues, que vos compatriotes calédoniens vivent une période de transition.
Le titre XIII de la Constitution, qui lui est spécifiquement consacré, s'intitule précisément « Dispositions transitoires relatives à la Nouvelle-Calédonie », et ni l'accord de Nouméa ni la loi organique de 1999 qui en a résulté ne permettent de déterminer de manière définitive le régime futur de notre archipel. Les Calédoniens pourront, à partir de 2014, être confrontés au choix de leur maintien ou non dans la République.
Cette nouvelle restriction imposée au corps électoral nous conduit par conséquent à nous interroger sur les perspectives d'avenir pour la Nouvelle-Calédonie en tenant compte de ses particularismes, de ses identités plurielles et de sa culture en émergence.
Jacques Lafleur et Jean-Marie Tjibaou ont eu la force et le courage de ramener la paix civile en Nouvelle-Calédonie en 1988. On oublie trop souvent qu'au-delà de leurs divergences politiques ils ont, l'un et l'autre, constamment été animés par la même détermination : inclure et intégrer dans l'évolution de la société toutes les communautés de Nouvelle-Calédonie, en particulier la communauté mélanésienne. Nous avons reconnu, en 1998, la place essentielle qu'elle doit occuper dans la communauté humaine de Nouvelle-Calédonie, qui a affirmé, par l'approbation massive de l'accord de Nouméa, son destin commun.
Sur un plan politique, c'est précisément le sens de la provincialisation, qui est à la fois la clé de voûte et la grande réussite des accords de Matignon.
Le dispositif de rééquilibrage économique et social, qui en était le corollaire, n'a pas été pleinement efficace. Nous avons très vite mesuré la complexité de ce processus et la difficulté à corriger, en quelques années, un déséquilibre qui s'est installé pendant plusieurs décennies.
En outre, la Nouvelle-Calédonie ne peut plus aujourd'hui vivre en marge du phénomène de la mondialisation. Les grands projets miniers en sont une illustration frappante. En effet, la mondialisation affecte les personnes jusque dans les tribus et on ne peut ignorer le phénomène. La mondialisation extrait aussi du monde rural calédonien une partie de ses forces vives : les jeunes qui veulent accéder à l'emploi salarié, à l'existence urbaine, à la modernité. Les statistiques sont là pour nous le démontrer.
Parallèlement à ce phénomène, les valeurs fondamentales mélanésiennes que sont notamment la solidarité, le partage et l'hospitalité doivent être affirmées, affichées, proclamées. Ces valeurs sont d'essence sociale, car tout dans l'existence du Mélanésien relève de cette sphère du vécu quotidien. Toutes les aspirations individuelles vont dans ce sens pour le bénéfice de la communauté : la cohésion du tissu social prime sur le reste.
La philosophie kanak s'articule autour des concepts d'équilibre, de respect et d'unité. Le politique et l'économique sont au service du social et non l'inverse. « On ne laisse personne sur le bord de la route », comme l'indique un dicton de chez nous.
Pourtant, dans l'esprit de certains, pour lesquels tout processus évolutif s'arrête à l'accord de Nouméa de 1998, il convient en fait de laisser le pays divisé, fracturé, éclaté. Cela relève-t-il de l'éthique mélanésienne dont je viens de vous rappeler les fondements ? Non, bien au contraire !
Le Kanak que je suis ne peut pas et ne veut pas exclure dans la mesure où toute exclusion est un vecteur de déséquilibre, de déchirure et de blessure.
La société kanak ne peut pas vivre repliée sur elle-même parce qu'elle est fondée sur une philosophie d'inclusion et non d'exclusion et qu'elle a, de tout temps, été exposée à l'apport de populations extérieures. Peut-on aujourd'hui prétendre qu'elle a perdu son identité dans ce processus ? Bien au contraire !
L'arrivée de populations extérieures a toujours été considérée par les plus faibles comme une source de déséquilibre entre les communautés et elle continue à alimenter la crainte d'une perte de pouvoir.
Pour autant, nos partenaires ont reconnu, eux aussi, que « les communautés qui vivent sur le territoire ont acquis par leur participation à l'édification de la Nouvelle-Calédonie une légitimité à y vivre et à continuer de contribuer à son développement. Elles sont indispensables à son équilibre social et au fonctionnement de son économie et de ses institutions sociales. » Mes chers collègues, je ne fais là que citer l'accord de Nouméa.
Tout le monde est convaincu que le développement de la société calédonienne ne peut se faire sans le recours à des capitaux et à des forces humaines venant de l'extérieur. Est-il par conséquent concevable d'envisager, sur le long terme, la privation définitive du droit de vote comme une réponse satisfaisante à la modification des équilibres au sein de la société, qui est de toute façon inéluctable ?
Si l'on songe que l'issue de l'accord de Nouméa sera vraisemblablement comprise entre l'année 2018 et l'année 2022, ce projet de loi constitutionnelle aura pour effet de priver de droit de vote pendant plus de vingt ans des personnes qui sont arrivées tout juste après 1998. Il est indispensable de s'interroger sur le sort réservé à cette frange de la population qui aura fait le choix de vivre, de travailler, d'investir en Nouvelle-Calédonie pendant deux décennies. Si ces personnes ont trouvé leur place et jouent un rôle socialement et économiquement, pourquoi n'en serait-il pas ainsi politiquement ?
L'un des grands principes républicains porte sur le suffrage universel. C'est ce principe fondamental qui fonde l'équilibre citoyen. Par conséquent, je proposerai par voie d'amendement d'y revenir pour l'ensemble de la Nouvelle-Calédonie si, au terme du processus d'autodétermination, les populations intéressées refusent l'indépendance. Il me paraît en effet indispensable de souligner que cette révision de la Constitution s'inscrit dans un cadre transitoire, celui de l'accord de Nouméa.
Prévoir le retour au suffrage universel n'exclut pas que toutes les solutions soient examinées, pour le maintien d'un équilibre auquel je suis profondément attaché, dans le nouveau contexte de la sortie de l'accord de Nouméa et que des négociations soient menées sur les conditions de maintien de cet équilibre.
Mes chers collègues, en 1998, après m'être exprimé de cette tribune sur l'accord de Nouméa, j'ai eu la satisfaction d'obtenir votre soutien. Aujourd'hui, j'ai encore l'espoir de vous convaincre de la justesse de mon analyse bien que l'enjeu de l'adoption de ce projet de loi constitutionnelle dépasse les intérêts de la seule Nouvelle-Calédonie.
Je voudrais évoquer un instant la parole de nos « Vieux ». En effet, en Océanie, nous témoignons beaucoup de respect aux personnes âgées, que nous appelons ainsi avec beaucoup d'affection.
Tous ceux avec qui j'ai parlé de cette philosophie d'inclusion ont regretté que l'on renie ces principes de base de l'existence de l'homme. Ce sont des principes humanistes que tous partagent. Ce sont aussi des valeurs religieuses chrétiennes, lesquelles, chez nous, revêtent encore toute leur importance.
Les « Vieux » disent que la sérénité et la paix sociale sortent renforcées lorsque nos valeurs coutumières sont maintenues et mises en avant. Je n'ai aucun doute sur le fait que nous sommes très nombreux en Nouvelle-Calédonie à partager ce point de vue, bien au-delà des clivages politiques. Or le gel du corps électoral, objet du projet de loi constitutionnelle qui nous est soumis aujourd'hui, porte en lui les germes de fractures sociales et de conflits dans une société qui est en devenir.
Je terminerai mon propos par une célèbre citation du général de Gaulle, datant du 4 septembre 1966, lorsqu'il est venu à Nouméa. Les documents de l'époque témoignent qu'il y a été reçu dans une immense joie par une foule représentant toute la communauté humaine de la Nouvelle-Calédonie. Cette citation a d'ailleurs été reprise par le président Jacques Chirac, en 2003, lors de sa visite du « caillou ».
S'adressant aux Calédoniens, le Général de Gaulle a dit : « Vous devez être, pour toute la communauté nationale, un exemple d'effort, de fraternité et de progrès. »
Mes chers collègues, pour vos compatriotes de la Nouvelle-Calédonie, cette exhortation trouve plus que jamais tout son sens.