Intervention de Jack Ralite

Réunion du 11 octobre 2007 à 9h30
Politique numérique — Discussion d'un question orale avec débat

Photo de Jack RaliteJack Ralite :

Ce faisant, il les naturalisait et transformait les hommes et les femmes qui les avaient inventées en des êtres subsidiaires, en des invités de raccroc.

Mes chers collègues, le débat de ce matin est un débat de société. Il a une dimension éthique. Ne laissons pas préempter les technologies par des forces financières prédatrices. Ce serait une sous-traitance de nos imaginaires, de nos intimités, par la combinaison de la fatalité de la technologie avec celle de la financiarisation du monde.

À cet instant, je voudrais dire à notre collègue Bruno Retailleau - et je l'aurais dit à Mme la ministre de la culture si, comme cela me semblait nécessaire, elle avait été présente ce matin - de penser fortement et efficacement aux développements que je viens de faire quand il participera aux « premières assises de la convergence audiovisuelle » qui se tiendront ici même, au Palais du Luxembourg, salle Monnerville, le mardi 23 octobre.

Ma convergence, ma combinaison, mon utopie à moi- et quand je dis à moi, je suis bien présomptueux : c'est celle de Vilar, de Vitez, et, au temps des Lumières, c'était celle de l'immense Diderot -, c'est l'alliance à construire des forces du travail et des forces de la création artistique, scientifique et technologique.

Je pourrais aller plus loin sur cette question de la gestion des fréquences hertziennes conformément aux attentes de la commission européenne. Ce bien public rare devrait être privatisé et mis aux enchères, notamment pour favoriser le marché de la télévision sur téléphone mobile.

À la page 92 du rapport de MM. Lévy et Jouyet - j'y reviens et y reviendrai toujours car il est maintenant la ligne de direction et de stratégie du Gouvernement -, je lis : « Cette capacité à rebattre régulièrement les cartes est en effet une exigence économique pour que le développement de technologies innovantes et prometteuses ne soit pas compromis par une protection excessive des situations acquises. »

Cette proposition est soutenue - toujours à la page 99 du rapport - malgré l'échec retentissant de la mise aux enchères des licences UMTS en Europe, qui a fait partir en fumée sur le marché financier 300 milliards d'euros, soit l'équivalent du coût d'un réseau à haut débit à fibres optiques complet en Europe.

Le rapport de Jean-Pierre Jouyet et de Maurice Lévy - je rappelle que le premier était chef de l'Inspection des finances et le second président du directoire de Publicis - affirme tranquillement : « L'expérience de l'UMTS ne doit pas conduire à exclure le bien-fondé de la procédure d'enchères comme mode d'attribution de droit d'accès à des ressources collectives. » J'ai presque envie de dire : « Reprenez donc une dose de poison pour vous guérir de votre mal ! ».

Tout cela, qui est su et bien su, est très grave - même si cela s'applique aux États-Unis -, mais ne dit pas tout sur les dix ans passés qui ont connu d'autres déboires. J'allume juste quelques projecteurs, dont il faut se souvenir. France Télécom et Vivendi, du temps de Michel Bon et de Jean-Marie Messier, ont failli faire faillite en 2001 et 2002. Leurs dettes cumulées ont atteint 110 milliards d'euros : 70 milliards d'euros pour France Télécom et 40 milliards d'euros pour Vivendi. Ces deux grands champions ont connu un recul de leurs investissements pour l'emploi, la production et l'innovation. De 1995 à 2005, l'investissement productif est passé de 2, 8 milliards d'euros à 2, 2 milliards d'euros. Et, dans le même temps, l'investissement dans l'innovation est passé de 3, 7 % à 1, 7 % du chiffre d'affaires.

Le rapport d'information de notre collègue Retailleau indique d'ailleurs tous ces chiffres. Ces champions - notamment Vivendi - ne tiennent que par la vente des bijoux de famille, et tout cela malgré le développement des mobiles. Sans doute vous rappelez-vous mes très nombreuses interventions sur Vivendi dans cet hémicycle. À l'époque, la majorité a tout écarté, notamment la création d'une commission d'enquête, comme elle l'a fait avant-hier pour la commission d'enquête sur le groupe EADS. Vous souteniez les deux champions et aujourd'hui, malgré l'expérience, vous voilà repartis pour le soutien aux champions !

Après ce tableau de la vraie réalité, qui est noire, je ferai quelques propositions en ayant à l'esprit une pensée de Camus, qui écrivait dans L'h: « Au bout de ces ténèbres, une lumière, pourtant est inévitable, que nous devinons déjà et dont nous avons seulement à lutter pour qu'elle soit ».

Premièrement, il est proposé un commissariat au numérique rattaché au Premier ministre. Il existe 150 structures de ce type ; il y en aurait donc 151. Pour réformer l'État, on fait mieux ! En fait, cette structure serait un interlocuteur unique pour les lobbies des téléphones mobiles. Nous, nous voulons garder des instruments existants, mais en les démocratisant. Nous ne sommes pas favorables à la fusion du CSA et de l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes, l'ARCEP : elle pourrait sembler rationnellement justifiée, surtout par la convergence des contenus et des réseaux, mais elle permettrait en réalité de marginaliser les contenus.

Deuxièmement, je l'avais déjà dit lors du débat sur la télévision du futur, mais je tiens à le répéter, nous proposons une charte du numérique établissant des droits d'accès au numérique, une solidarité numérique, une éthique du numérique, une responsabilité numérique, un projet éducatif au numérique. Cette charte ferait largement place aux créations originales utilisant la diversité des outils désormais disponibles.

Tout cela nécessite un trajet d'élaboration à travers des assises n'ignorant aucun acteur, public ou privé, s'élargissant au monde, et d'abord à l'Europe, garantissant toute leur place à une information pluraliste et critique ainsi qu'au mariage de la « belle numérique » et de la « bête fabuleuse », selon l'expression d'André Breton relative aux créations.

C'est ainsi que l'on donnera un sens au passage au numérique dans une société qui se « compromet » avec la personne humaine et qui respecte la dignité de chacune et de chacun. Il faut une ambition qui se réalise en dépassant la seule vision experte. Il faut, peut-on dire, infléchir le devenir technoscientifique du monde, car ce devenir ne suffit pas à faire un monde humanisé enfin capable d'être moins un générateur de puissance qu'un producteur de civilisation.

Troisièmement, il est important de relancer l'investissement, notamment dans la culture, dans l'industrie culturelle - vous le voyez, j'emploie le terme « industrie » et non ceux de « finances » et « financiers » -, dans la création artistique et la recherche scientifique.

Quatrièmement, les fréquences hertziennes doivent être traitées comme un bien public rare, dans le cadre d'un service public, au lieu d'être privatisées et vendues selon la loi de la télévision du futur. Les propositions du rapport Jouyet-Lévy aggravent encore la situation, en prévoyant non seulement leur privatisation mais leur vente aux enchères. Un bien public, surtout s'il est rare, peut se louer mais ne peut se vendre.

Pour conclure, je dirai que, si le discours idéologique sur l'économie de l'immatériel souligne l'importance de la connaissance et de la culture dans la société et l'économie, il vise à les standardiser en « actifs comptables », donc en signes valorisables, pour les soumettre à une financiarisation généralisée.

Au nom du dogme managérial, dont traite si bien Pierre Legendre dans toute son oeuvre, le capitalisme cognitif vise à vampiriser toute la sphère de l'esprit et de l'imaginaire dans le travail, dans l'entreprise et dans la vie quotidienne.

Il est possible de penser et d'opposer un processus alternatif multiforme, appuyé sur l'idée de « responsabilité publique et sociale » avancée par les États généraux de la culture. Les productions de l'esprit, la culture, l'éducation, la création sont des biens de l'humanité.

Il conviendrait de construire de nouveaux services publics et de définir de nouveaux droits fondamentaux et biens communs de l'humanité. L'article 1er de la charte pourrait être rédigé ainsi : « La protection du vivant, de l'environnement et des créations de l'esprit constitue un « cercle sacré » ». Ils constituent un bien commun de l'humanité, non marchand, inviolable. Le bien commun mondial pourrait être défini comme une res publica mondiale. Je crois en une utopie concrète, une nouvelle définition de la solidarité et de la mutualisation, bref de l'association universelle de l'humanité.

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