Au pays des sourds, les aveugles sont rois !
Voilà votre gloire, messieurs les ministres, mes chers collègues de la majorité. En braves soldats que vous êtes, vous n’avez pas failli aux ordres. Vous avez su ne pas voir les milliers de manifestants et avez su ignorer la contestation massive. Vous avez su rester courageusement fermés à la négociation, résolument sourds aux alternatives, imperméables aux débats.
Cela méritait d’être salué à l’heure de considérer le travail accompli. Trois évidences sont frappantes. Tout d’abord, la procédure est mise au service d’une stratégie de « cadrage » – dans le temps et sur le fond – du débat parlementaire, qui ne sera bientôt plus, entre vos mains, que l’alibi démocratique de procédés césariens.
Au fond, le texte issu de cette commission mixte paritaire est aujourd’hui pratiquement identique à celui déposé en septembre dernier sur le bureau de l’Assemblée nationale. Rien d’essentiel n’a bougé.
Une trentaine de nos amendements ont certes été adoptés et confirmés ; c’est la reconnaissance du travail auquel notre groupe s’est attaché.
C’est sans compter tous nos amendements tombés sous le feu de l’article 40 et tous les autres rejetés en séance. Le débat était tranché d’avance, preuve en est le rétablissement de l’article 4 – pour lequel vous n’avez pas osé demander une seconde délibération –, ou encore de l’article 13 relatif aux infirmiers et professionnels de santé dans sa rédaction initiale. Aucune des modifications adoptées, de quelque groupe qu’elles émanent d’ailleurs, n’est propre à modifier réellement ce projet, si ce n’est à la marge. Et cette marge était vraisemblablement mesurée dès l’origine par les auteurs même du projet !
Les concessions présentées en cours de débat s’agissant des parents d’enfants handicapés et des parents de trois enfants – aussi attendues étaient-elles, mais aussi limitées sont-elles –, font évidemment partie de cette orchestration et ne font pas illusion, à moins de vous faire crédit d’une subite et tardive prise de conscience de la profonde injustice de cette réforme, ce qui ne semble pas être encore tout à fait exact.
De même étaient prémédités le rythme et le calendrier imposés au parlement : ouverture en session extraordinaire et clôture prématurée du débat à l’Assemblée nationale déjà contrainte par le « temps-guillotine », demande de réserve de tous les amendements portant articles additionnels, demande de priorité sur les deux articles clefs du projet portant recul de l’âge de la retraite et, enfin, vote bloqué au Sénat.
Stratégie également le fait d’avoir présenté un projet de réforme des retraites « en kit » ! Le présent texte ne comporte que les seules mesures d’âge. Une part du financement des retraites se trouve dans le projet de loi de finances à venir. Une autre part de financement viendra dans le projet de loi de financement de la sécurité sociale. Une troisième part figure dans le projet de loi organique relatif à la gestion de la dette sociale qui vient d’être adopté... Vous privez ainsi de manière certaine et déloyale, pourrait-on dire, la représentation nationale des données essentielles et nécessaires à son jugement. Les rapporteurs des commissions, tant à l’Assemblée nationale qu’au Sénat, qui ont tous deux déploré ne pas disposer de toutes les informations utiles à cet égard, ne me démentiront pas.
Toujours est-il que la raison d’être de ce projet de réforme étant de ramener les comptes de l’assurance vieillesse à l’équilibre, nous nous sommes bien sûr penchés sur les financements prévus à cet effet, si dispersés soient-ils.
Ainsi, la seconde évidence frappante est votre difficulté persistante à l’égard des chiffres. L’objectif d’équilibre du régime est fixé à 2018. Il est malheureusement construit à la fois sur un tour de passe-passe, insuffisant à créer l’illusion d’une ressource, sur des hypothèses de croissance jugées irréalistes et déjà partiellement démenties, enfin, sur l’épuisement prématuré du fonds de réserve pour les retraites, mesure d’imprévision et de mauvaise gestion manifeste.
Il manque en effet déjà plus de 15 milliards dans votre compte, monsieur le ministre, soit plus du tiers des besoins ! Car, même requalifiés « effort net de l’État », ces 15 milliards d’euros ne sont pas financés.
Enfin, les deux tiers du financement total, 18, 6 milliards, sont attendus des seules mesures d’âges sur l’hypothèse d’une croissance de 2 %, en réalité fort improbable. J’ajoute qu’en l’état actuel du chômage en France vous omettez d’intégrer à votre compte d’équilibre – qui en porte de moins en moins bien le nom – le coût du transfert sur l’UNEDIC. Celle-ci s’en est préoccupée et l’a évalué entre 440 millions et 530 millions de charges nouvelles. Il faudra également ajouter le coût de ce transfert vers l’assurance maladie et les départements, au titre des allocations d’invalidité et du RSA, que ces derniers devront verser pendant deux années supplémentaires.
Depuis dix ans que vous gouvernez, vous auriez pu développer sur le long terme un projet ambitieux d’emploi des seniors. Vous ne l’avez pas fait, mais vous ne pouvez pas ne pas tenir compte, à court terme, de la réalité qui est que 85 % de ceux qui liquident leur pension au titre de l’âge sont au chômage, parmi lesquels 87 % de femmes sans emploi depuis plus de vingt ans !
Enfin, au prix d’une contre-vérité, d’un argument démographique contradictoire, d’une certaine légèreté à l’égard des règles que vous avez vous-même fixées et d’une gestion inconséquente des deniers publics, le fonds de réserve pour les retraites verra ses actifs et ses ressources transférés à la caisse d’amortissement de la dette sociale pour financer les déficits cumulés du régime des retraites des salariés.
Contre-vérité en effet, lorsque vous affirmez que ce transfert ne fait qu’anticiper l’utilisation du fonds en raison de la crise, alors qu’il est destiné à répondre à des besoins démographiques conjoncturels – le surcroît de dépenses que générera en 2020 l’arrivée à la retraite de la génération du baby-boom – et n’est nullement un instrument de gestion courante des comptes.
Légèreté lorsque vous décidez finalement de vous affranchir des règles posées par la loi organique pourtant écrite par vos soins en 2005.
La troisième évidence correspond à une autre des difficultés vous caractérisant, à l’égard cette fois de la notion de justice.
Vous entendez faire peser 85 % du coût de cette réforme sur les salariés du privé et les fonctionnaires, tandis que les prélèvements nouveaux envisagés par le PLF et le PLFSS pour 2011 – dont la représentation nationale n’a eu connaissance que tout récemment – protègent encore les plus hauts revenus et les entreprises. Nous vous avons proposé de répartir également cet effort par la taxation des revenus du capital, des stock-options, des plus-values de cession de filiales, de la valeur ajoutée des grandes entreprises à hauteur de 28 milliards et une hausse de 0, 1 % par an des cotisations sur les revenus du travail à hauteur de 27 milliards. Où est la justice pour les actifs et les retraités d’aujourd’hui ?
La taxation au fil de l’eau des contrats multi-supports d’assurance-vie, comme la taxation de la réserve de capitalisation des sociétés d’assurance ne procurent pas de recettes à long terme, et, je l’ai déjà dit, vider aujourd’hui le fonds de réserve pour les retraites injurie l’avenir. Où est la justice pour les générations futures ?
Cette réforme – ce sera ma conclusion – profondément injuste, déséquilibrée et incohérente puisque inscrivant pour l’immédiat la nécessité d’une autre réforme a été, hier, qualifiée de « fiasco total ». Ce mot serait-il trop fort au regard des réactions de nos concitoyens depuis plusieurs semaines et depuis plusieurs mois ?