Intervention de Jean-Louis Borloo

Réunion du 5 février 2008 à 16h00
Organismes génétiquement modifiés — Discussion d'un projet de loi

Jean-Louis Borloo, ministre d'État, ministre de l'écologie, du développement et de l'aménagement durables :

Madame la présidente, monsieur le président de la commission des affaires économique, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, ce débat parlementaire est évidemment essentiel : tout d'abord, parce qu'il représente le premier passage du flambeau, dans ce processus du « Grenelle de l'environnement », de la société réunie dans toute ses composantes aux représentants élus de la nation ; ensuite, parce qu'il engage des perspectives de moyen et long terme qu'il s'agit de peser véritablement dans ces dimensions. Ce débat aurait-il donc pu mieux commencer ailleurs qu'au Sénat ?

Mesdames, messieurs les sénateurs, vous connaissez aussi bien que moi les questions auxquelles nous sommes confrontés. Nous entrons dans un monde fini, avec des ressources finies et fragiles : climat, sols, services que nous rendent jour après jour les systèmes vivants, eau douce... Nous devons inventer un développement raisonnable, viable, praticable pour un peu plus de six milliards d'habitants et, bientôt, neuf milliards d'êtres humains. Autant dire que la manoeuvre est délicate : l'erreur et la négligence en seront d'autant plus coûteuses, l'inventivité et la responsabilité d'autant plus impératives.

Le sujet d'aujourd'hui a toute la dignité et la complexité de la politique, dans le sens le plus noble du terme : il s'agit de construire un cadre juridique responsable, après en avoir pesé tous les aspects - y compris à terme -, pour les applications dans notre société de technologies nouvelles : les modifications génétiques d'organismes vivants.

Il y aura d'autres générations de produits biotechnologiques créés à partir de végétaux ou d'animaux, d'autres techniques émergentes.

M. Bernard Chevassus-au-Louis, président du Muséum national d'histoire naturelle, disait en 2005, dans une interview, qu'il fallait « une nécessaire cohérence des attitudes vis-à-vis du regard sur les risques et les bénéfices : si l'on défend le caractère potentiellement ?révolutionnaire? des bénéfices, il faut admettre que les risques posent des problèmes radicalement nouveaux. Ou alors, on défend la thèse de la double continuité. »

Nous devons donc voir loin dès aujourd'hui. Les sciences cherchent et trouvent ; la démocratie, à travers ses représentants, doit pouvoir choisir comment elle utilise, avec lucidité, volonté et cohérence, les résultats de la science.

Il y a urgence, parce que les biotechnologies font déjà partie des techniques qui auront le plus d'incidence sur nos activités, nos références sur le vivant et, bientôt, sur nous-mêmes. Il s'agit d'en faire ce que nous voulons, et non pas l'inverse.

Il y a urgence, parce que, aujourd'hui, très pratiquement, les OGM représentent 100 millions d'hectares de cultures en Argentine, aux États-Unis, au Brésil ou au Canada, avec les questions multiples, roses ou grises, que pose cette situation.

Il y a urgence, parce que de grandes firmes étrangères déposent des brevets, suscitent des règles de droit et capturent des marchés.

Il y a urgence, parce que les recherches, où qu'elles se développent, ne sont pas à la hauteur des questions posées : comment réussir des agricultures diversifiées, robustes, économes en eau, en énergies fossiles, en engrais et en pesticides ? Comment bâtir un équilibre géopolitique, porteur de paix, alors que la surface cultivable par terrien se réduit drastiquement et que les ressources agricoles renchérissent ? Comment assurer que l'agriculture sera aussi écologique, c'est-à-dire qu'elle ne contribuera pas à fragiliser davantage encore les fonctionnements biologiques dont nous dépendons ? Comment garantir, dans cette évolution, efficacité, mais aussi équité et justice, conditions indispensables à la pérennité des démocraties ?

Nous avons besoin, à l'évidence, d'accroître rapidement les connaissances scientifiques et pratiques pour que toutes ces questions soient traitées avec la même célérité, afin de garantir aux politiques qu'ils prennent des décisions éclairées, comme ce sujet l'exige.

Sur plusieurs de ces aspects, des interrogations ont été exprimées par les nombreux groupes de travail ayant oeuvré dans le cadre du Grenelle de l'environnement, composés d'agriculteurs, de scientifiques, d'élus, de représentants d'associations de consommateurs, familiales et de défense de l'environnement. Certaines questions ont également été débattues au sein du comité de préfiguration d'une haute autorité sur les organismes génétiquement modifiés.

À l'occasion de ces divers échanges, ont émergé des observations, des interrogations nouvelles concernant la dissémination du pollen à longue distance, les incidences des OGM sur la faune du sol ou sur des insectes non ciblés, la persistance éventuelle de toxines Bt.

Il est, en outre, apparu délicat que l'on ne puisse pas réaliser d'études épidémiologiques sur l'impact des OGM sur la santé humaine, y compris aux États-Unis. Il faut souligner, en particulier, la difficulté d'assurer la traçabilité des OGM du végétal jusqu'au consommateur. A été également évoquée la question des protocoles toxicologiques pratiqués pour des plantes modifiées.

Ces interrogations sont présentes dans la société française et, d'une manière générale, dans l'ensemble des sociétés. Plus largement, quand on lit la presse, quand on écoute les discussions, on constate que le débat sur les OGM est un débat scientifique, certes, mais pas seulement.

C'est un débat agronomique et technique : quels moyens divers, fournis par les sciences et les pratiques de terrain, sont à notre disposition pour atteindre les objectifs que j'évoquais au début de mon intervention ?

C'est un débat écologique : quelles solutions sont possibles pour produire demain, sous les climats divers et rapidement changeants de la planète, en conservant cette assurance-vie qu'est la diversité du vivant et des écosystèmes ?

C'est un débat économique, qui touche toutes les filières agricoles et agroalimentaires, et qui porte aussi sur la robustesse et la relative autonomie des économies paysannes, pas seulement dans les pays du Sud.

C'est un débat juridique, qui veut préserver, au-delà des technologies, qui ne doivent être que des moyens, le droit à produire et à consommer, avec ou sans OGM, sans que cela nuise à l'autre dans le premier cas.

C'est enfin un débat sociétal : les Français veulent savoir ce qu'ils mettent dans leur assiette et dans celle de leurs enfants ; ils veulent savoir si les OGM auront une incidence sur leur santé ou sur celle des générations futures ; ils veulent savoir si, demain, ils pourront continuer à consommer des produits de qualité.

Aussi difficiles que soient ces interrogations, nous n'avons pas le droit de les ignorer. La décision politique doit prendre tous ces aspects en compte. Elle a besoin, pour l'éclairer et non pour se substituer à elle, d'une expertise pluraliste. C'est ce que recommandent Marion Guillou, présidente-directrice générale de l'Institut national de la recherche agronomique, Bernard Chevassus-au-Louis et Michel Griffon, agronome et conseiller au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement, le CIRAD, qui, dans une déclaration commune formulée dans le cadre de l'intergroupe de travail sur les OGM du Grenelle de l'environnement, en ont appelé à « une expertise scientifique menée de façon collective, pluridisciplinaire, contradictoire et transparente ». Ils ont aussi estimé que la société civile et la pratique de terrain doivent être associées à cette expertise sous la forme d' « un deuxième collège de représentants de la société civile dans une nouvelle instance d'expertise » qui devra « rendre un avis incluant les contributions des deux collèges ».

À l'évidence, ce n'est pas faire injure à telle ou telle discipline que de reconnaître qu'elle ne peut couvrir seule tout ce champ. Ce n'est pas menacer ses crédits de recherche, bien au contraire, que de juger ces sujets tellement cruciaux qu'ils doivent irriguer une large palette de laboratoires, qui s'enrichiront réciproquement de leurs découvertes, ce qui renforcera l'originalité et la fécondité de leurs travaux.

C'est parce que le débat dépasse largement la seule sphère scientifique que le Président de la République a voulu cette grande conférence des parties prenantes, ce dialogue enfin possible entre toutes les légitimités sociales. Il fallait ce temps pour que tous les acteurs puissent s'exprimer directement, tous devant tous. Il fallait ce temps de décloisonnement des enjeux pour que chacun comprenne les espoirs et les craintes des autres : consommateurs, agriculteurs pratiquant toutes formes d'agricultures, associations, élus locaux, chercheurs, entreprises.

Au fond, pendant cette période de très long débat approfondi, nous sommes sortis du carcan des préjugés et des tabous. Pour la première fois, sur ce sujet, tous les acteurs ont pu mettre sur la table ce qu'ils savaient et ce qu'ils voulaient savoir. La parole et l'écoute pouvaient être saisies de la même façon par toutes les parties prenantes. Envisager en commun une telle question requérait, pour les uns et les autres, une forme de courage.

En définitive, les grands gagnants de ce débat, ce sont la lucidité et la recherche dans toutes ses composantes, toutes ses disciplines, une recherche « juge de paix » quand il s'agit de déceler les ouvertures, les risques, les espoirs fondés.

Puis, il y a eu le temps présidentiel, fondateur, qui a permis de traduire les aspirations en ligne politique, les souhaits en principes d'action.

Oui, comme l'Autriche, nous avons eu des doutes sur une espèce particulière d'OGM pesticide. Oui, nous avons décidé, comme d'autres, d'enclencher une procédure contradictoire dans la perspective d'une clause de sauvegarde, en attendant les résultats d'une nouvelle expertise, demandée par la Commission européenne et qui est nécessaire pour obtenir une homogénéité des positions en Europe. Une vérité au-deçà des Pyrénées doit être une vérité au-delà !

Les protocoles d'évaluation datent de dix ans. Les sciences avancent vite, leurs progrès ouvrent de nouvelles questions, en affinent d'anciennes. Nous ne pouvons pas choisir une science contre les autres, nous ne faisons pas notre marché arbitrairement parmi les savoirs : en toute responsabilité, nous devons tous les prendre en compte.

Oui, nous avons le devoir, à l'égard des Français et des générations futures, d'appliquer le principe de précaution de façon cohérente et renseignée par les connaissances les plus récentes en provenance de toutes les disciplines.

Oui, comme les Allemands hier à Goslar, nous souhaitons renforcer l'expertise et améliorer la transparence de la procédure d'autorisation européenne pour les organismes génétiquement modifiés.

Il faudra donc travailler à compléter les critères d'évaluation en fonction de l'avancée des connaissances. En résumé, la Haute autorité sur les organismes génétiquement modifiés devra pouvoir non seulement commander des recherches, mais aussi contribuer activement à faire évoluer les protocoles d'évaluation. Elle devra être pluridisciplinaire et faire droit aux savoirs de terrain, afin que les modèles intègrent les observations, et que les secondes valident et stimulent les premiers.

Enfin, notre pays doit investir massivement dans la recherche et, prioritairement, renseigner la société et les politiques sur les questions devant lesquelles nous sommes encore démunis et avons un retard d'information à combler.

Nous venons ainsi de multiplier par trois, sur proposition du Premier ministre et de Valérie Pécresse, les crédits alloués à la recherche sur les OGM. Il faudra irriguer tous les pans des savoirs dont nous avons besoin.

Oui, nous pouvons précautionneusement accepter des essais en plein champ. Comme le recommandent les trois scientifiques précités, ils doivent bien sûr être précédés de travaux en milieu confiné, être développés de manière progressive et faire l'objet de mesures de protection et de vigilance particulièrement strictes.

Ce projet de loi, mesdames, messieurs les sénateurs, a pour objet de préparer l'avenir, de garantir la liberté de chacun. En effet, chacun doit avoir le droit de produire ou de consommer avec ou sans OGM, ce qui signifie sans nuire aux autres. Si, au terme de l'élaboration de la loi, un végétal modifié, puis des végétaux modifiés, sont autorisés à la culture, ce ne pourra être au détriment de cultures antérieures ni de la qualité des produits. Cette loi devra donc aussi garantir, par définition, le droit à cultiver et à consommer sans recourir aux OGM.

Notre société, qui s'inscrit dans un monde aux ressources finies, ne peut se développer que par la qualité. C'est ce que recherchent tous nos concitoyens : de la fiabilité, de la qualité et de la confiance. Or une société de la qualité et de la confiance n'existe que par des conditions strictes de transparence, de sécurité et de responsabilité.

Mesdames, messieurs les sénateurs, c'est à vous qu'il revient, en dernier ressort, de mettre un terme au flou politique, juridique et économique, car le flou suscite la méfiance et multiplie les déconvenues. L'incertitude est le moteur de la recherche, mais le flou et l'irresponsabilité font négliger des pans entiers de recherche, au détriment des objectifs visés, au détriment des filières imprudemment fondées sur des bases mal analysées.

Les produits des biotechnologies sont comme d'autres produits. Ils doivent bénéficier - et par là même leurs utilisateurs - de la même rigueur, du même esprit de responsabilité et de la même sécurité que tout autre produit industriel ou alimentaire. Ce sont aussi des produits neufs, aux propriétés très particulières, certaines prometteuses, d'autres éventuellement préoccupantes.

C'est donc à vous, mesdames, messieurs les sénateurs, qu'il revient de commencer à définir le cadre grâce auquel les organismes génétiquement modifiés pourront s'inscrire dans le champ de la démocratie, c'est-à-dire dans le champ de la transparence, de la liberté et du respect de la loi républicaine.

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