Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, j’ai l’honneur de vous présenter la proposition de loi organique portant application de l’article 68 de la Constitution qu’au nom du groupe socialiste j’ai rédigée et à laquelle Robert Badinter a apporté son expertise éclairée.
Cet article 68 constitue le corollaire de l’article 67 de la Constitution, relatif au statut juridictionnel du chef de l’État.
Les dispositions de ces deux articles résultent de la loi constitutionnelle du 23 février 2007 portant modification du titre IX de la Constitution, largement inspirée du rapport de la commission de réflexion sur le statut pénal du Président de la République présidée par le professeur Pierre Avril.
La présente proposition de loi organique a pour objectif de combler une lacune.
En effet, le dernier alinéa de l’article 68 de la Constitution renvoie à une loi organique la fixation des conditions d’application de la procédure de destitution du Président de la République « en cas de manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat ».
Mais, trois ans après l’adoption de la loi constitutionnelle, le Gouvernement n’a toujours pas pris l’initiative de présenter au Parlement un projet de loi organique.
Ainsi, monsieur le président de la commission des lois, vous soulignez, en votre qualité de rapporteur, que la proposition de loi organique que j’ai l’honneur de présenter « apporte les éléments complémentaires nécessaires à la mise en œuvre de la procédure prévue par l’article 68 de la Constitution », et je vous en remercie.
Cette proposition de loi, que j’ai voulue comme « l’application de la Constitution, rien que la Constitution, mais toute la Constitution », décrit les conditions de dépôt et d’inscription à l’ordre du jour de la proposition de résolution portant réunion de la Haute Cour et les modalités de la procédure d’examen, de débat et de vote de la proposition de résolution.
Les principes de la révision du titre IX de la Constitution sont issus des travaux de la commission présidée par le professeur Pierre Avril, nommé par le Président Jacques Chirac en 2002. C’est, à peu de chose près, le texte de cette commission qui avait été déposé au Parlement et débattu en 2006 et en 2007.
Concernant le régime de la responsabilité du Président de la République, un principe simple avait été retenu : ce qui relève du politique doit être évalué dans un cadre politique ; ce qui engage la responsabilité personnelle du titulaire de la fonction doit être jugé par les voies juridictionnelles ordinaires.
Ainsi, la réforme constitutionnelle a précisé le statut juridictionnel du chef de l’État à l’article 67 en préservant le principe de l’irresponsabilité du Président de la République pour les actes accomplis en qualité de chef de l’État.
Quant à l’article 68, il introduisait dans notre Constitution une procédure de destitution du Président de la République en cas de manquement manifestement incompatible avec l’exercice de ses fonctions.
Je précise que la formulation retenue à l’article 68 visait à marquer sans ambiguïté que la destitution n’avait pas pour objet de mettre en cause la responsabilité pénale du Président de la République.
En effet, le législateur a voulu faire de cette procédure une procédure politique, au sens noble du terme, en vertu du principe selon lequel l’atteinte à une institution issue du suffrage universel ne peut être appréciée que par le représentant du peuple souverain.
Ainsi, le Parlement constitué en Haute Cour ne peut se prononcer sur la qualification pénale du manquement : il se prononce seulement sur l’atteinte portée à la dignité de la fonction, afin de rendre le Président de la République à la condition de citoyen ordinaire.
Cette possibilité de destitution est donc une procédure dépénalisée. Pour la Haute Cour, il s’agit non pas de se substituer à la justice afin de juger le chef de l’État, mais de se prononcer sur la capacité de ce dernier à poursuivre son mandat compte tenu des manquements qui lui seraient reprochés.
Aussi, siégeant en Haute Cour, les parlementaires ne deviennent pas des juges politiques ; ce sont des représentants prenant une décision politique afin de préserver les intérêts supérieurs de la nation.
Aujourd’hui, le chef de l’État bénéficie d’une double protection : d’une part, l’irresponsabilité, pour les actes accomplis dans l’exercice de ses fonctions, et, d’autre part, l’inviolabilité, qui le protège des poursuites judiciaires pendant la durée de son mandat.
Cette double protection, tout à fait légitime, ne doit cependant pas faire obstacle à la mise en cause de la responsabilité du Président de la République dans l’hypothèse où il se montrerait indigne de sa fonction.
Or, en l’absence de loi organique, l’irresponsabilité du chef de l’État reste totale, ce qui constitue, avouons-le, une condition très exceptionnelle, voire anormale, dans le fonctionnement de nos institutions, qui porte atteinte à l’équilibre de ces dernières, voire à la sérénité nécessaire à leur bon fonctionnement.
Le Président de la République ne peut avoir tous les droits sans aucune contrepartie : ceux qui sont attachés à ses prérogatives constitutionnelles et ceux qu’il prétend exercer comme tout justiciable, comme le droit – on l’a vu récemment – de se porter partie civile alors que l’article 67 interdit toute réciprocité pour la partie adverse. Il ne peut rester dans cette position d’irresponsabilité « intégrale » et, en la matière, nous en convenons tous, le transitoire ne peut devenir la règle.
Près de trois ans après l’adoption de cette réforme constitutionnelle, alors que le Président de la République en exercice a dépassé la mi-mandat, il est plus que temps de remédier à cette situation.
Cette réflexion ne vise aucun Président de la République en particulier. Vous connaissez d’ailleurs, mes chers collègues, les critiques de fond émises par l’opposition, notamment le groupe socialiste du Sénat, sur cette révision constitutionnelle lors de son examen. Mais depuis, la loi a été votée : encore faut-il maintenant qu’elle s’applique. C’est tout simplement ce que nous demandons.
Je souhaite rappeler que, lors du débat parlementaire sur la réforme constitutionnelle, le problème de l’utilisation de cette procédure à des fins politiciennes avait bien sûr été soulevé, ce qui était d’autant plus fondé de la part du législateur que, dans le texte initial du Gouvernement, le principe de la nécessité d’une majorité absolue pour la réunion de la Haute Cour et le déclenchement de la procédure de destitution avait été retenu. Ce principe pouvait, en effet, entraîner un usage abusif de la nouvelle procédure par des majorités parlementaires de circonstances.
Aussi, pour garantir la stabilité de la fonction présidentielle, un amendement socialiste, déposé par notre collègue député André Vallini, avait introduit la règle de majorité des deux tiers au lieu de celle de la majorité absolue pour les décisions prises en application de l’article 68 par les membres composant l’assemblée concernée ou par la Haute Cour.
Vous vous étiez d’ailleurs félicité, monsieur le président de la commission des lois, de l’introduction de ce garde-fou contre l’utilisation intempestive de la procédure d’exception, la majorité des deux tiers offrant, selon vous, « les garanties nécessaires » à la mise en œuvre de celle-ci. « Ce renforcement de la majorité nécessaire au déclenchement de la procédure évitera un détournement à des fins partisanes », écriviez-vous ainsi dans le rapport.
Il semble cependant – et c’est bien ce qui nous choque un peu – que ces garanties ne suffisent plus aujourd’hui pour prévenir un usage abusif de cette procédure : la commission des lois n’aurait-elle pas sinon accepté de présenter un texte en séance aujourd’hui, sans attendre le dépôt d’un projet de loi ?
En effet, ce n’est pas le nombre de signataires requis pour le dépôt d’une proposition de résolution tendant à la réunion de la Haute Cour qui pose problème – sur le conseil de Robert Badinter, j’ai calqué ma proposition sur le modèle de la saisine du Conseil constitutionnel, et vous auriez pu proposer de l’amender afin que nous puissions au moins en débattre –, ni même, vraisemblablement, la composition du Bureau de la Haute Cour ou la possibilité pour le Président de la République de se faire représenter. Non, la vraie question est de savoir pourquoi et comment les garanties contre une hypothétique dérive politicienne votées hier par la majorité sont devenues insuffisantes aujourd’hui : qu’est-ce qui a changé en trois ans ?
La Constitution est notre loi commune. Faut-il prendre en compte, et défendre, une manière d’exercice du pouvoir par le Président de la République actuel qui conférerait une nouvelle interprétation de l’équilibre institutionnel, ce « jeu des équilibres délicats » que vous évoquez dans votre rapport, monsieur le président de la commission des lois ? Je ne veux pas le croire !
Cet exercice du pouvoir motive-t-il la nécessité que vous mentionnez d’appliquer un filtre à l’exercice de la procédure inscrite à l’article 68 en restreignant le nombre de résolutions de ce type susceptibles d’être déposées au cours d’un mandat présidentiel ?
Vous rappelez dans votre rapport que cette condition avait été évoquée par la commission Avril, qui préconisait qu’un membre du Parlement ne puisse être signataire que d’une seule proposition de réunion de la Haute Cour au cours du même mandat présidentiel. Cette condition n’a cependant pas été introduite dans le texte présenté à l’époque par le Gouvernement, ce dont la majorité parlementaire ne s’était pas autrement émue alors…
Ce filtre portant sur les conditions de recevabilité de la procédure, qui n’a pas été prévu par le texte constitutionnel, traduit-il l’intention initiale du législateur ?
Disons-le clairement : pourquoi craindre aujourd’hui plus qu’hier la possibilité donnée par cet article d’une forme de censure du Président de la République ?
Vous le savez pourtant, la procédure de destitution de l’article 68 dont nous parlons, possible dans le cas d’une véritable crise de fonctionnement institutionnel, se distingue tout à fait de la motion de censure qui s’inscrit dans le cadre normal du régime parlementaire. La destitution est en effet une situation exceptionnelle. C’est une mesure sanctionnant le comportement d’une personne, alors que la censure vise une autorité collégiale, le Gouvernement, et sanctionne sa politique.
Même sur ce point, informée des intentions du Gouvernement, la commission des lois avait la possibilité, et la liberté, de présenter aujourd’hui un texte amendé dans ce sens. En effet, s’agissant de la mise en œuvre d’une forme de responsabilité issue du suffrage universel, le Parlement est tout à fait dans son rôle pour élaborer un texte organique mettant en œuvre une procédure qu’il peut seul conduire, sans en référer à l’exécutif.
Sur un tel texte, ensemble, tous les groupes politiques de la Haute Assemblée peuvent utilement travailler à faire œuvre commune.
Mes chers collègues, cette proposition de loi organique n’est pas polémique. Elle ne pose pas des positions de principes propres au groupe socialiste. Elle tend seulement à rendre applicable une disposition de la Constitution qui concerne tout président de la République, en exercice ou à venir.
Sur le fond, s’en tenant à la transcription stricte de la Constitution, nous voulions qu’elle soit susceptible – et c’est dans cet esprit que nous l’avons conçue – de recueillir l’adhésion de la majorité afin de consolider utilement nos institutions.
Refuser d’en débattre, et éventuellement de l’amender, revient finalement à politiser la mise en œuvre d’une disposition constitutionnelle, qui est pourtant notre loi commune, ce qui conduira à la diminuer, donc à la fragiliser. Croyez bien que je le regrette.