Monsieur le président, monsieur le président de la commission de la culture, de l’éducation et de la communication, madame le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, que la culture – les biens ou les services culturels – ne soit pas une marchandise comme les autres, qu’elle ne constitue pas un marché identique aux autres, où il y aurait simplement des vendeurs et des acheteurs, des producteurs et des consommateurs, nous en sommes tous – et je m’en réjouis, bien évidemment – intimement convaincus. Qu’elle soit porteuse de valeurs particulières, et d’intérêt général, qui échappent à la seule logique marchande et participe de la qualité de notre vivre-ensemble, c’est ce qui fonde le champ de cette « exception culturelle » qui fait la force et de notre culture et de notre économie.
Au sein de ce champ culturel, le livre occupe une place spéciale, une place centrale. Chacun voit pourquoi il est exceptionnel, c'est-à-dire en quoi il fait exception. Il est, depuis très longtemps, la propédeutique par excellence de la complexité et de la profondeur. Il implique aussi de prendre en compte une temporalité spécifique, qui est d’abord celle de la lecture : nous sommes non pas dans l’immédiateté du choc ou dans le zapping, mais dans la durée et la patience, et ce temps se reflète dans toute la chaîne du livre.
Vous connaissez ce récit de Borges, Le Livre de sable, emblématique de notre modernité : ce n’est pas un hasard si c’est le même élément qu’on trouve dans le livre et dans le sablier. C’est bien parce que le livre entretient un rapport très particulier au temps. Le livre est fait de l’étoffe du temps ; il est même, d’une certaine façon, le temps lui-même.
Bien sûr, ce régime d’exception culturelle ne signifie nullement, j’y insiste, que la culture soit séparée des logiques de l’économie, et que, retirée dans je ne sais quelle tour d’ivoire ou de Babel, elle fasse exception à la règle économique. Tout nous montre aujourd’hui exactement le contraire, à commencer par la capacité de résistance, face à la crise que nous traversons, des industries et services culturels, qui en apportent avec éloquence la confirmation. Cela signifie que, dans certains domaines, il est de notre responsabilité de recourir à la régulation. Cela signifie qu’il existe une économie propre au livre et à ses rythmes particuliers.
Pour protéger le livre, les valeurs dont il est porteur et le secteur économique qui les soutient, il est nécessaire que l’État intervienne par la régulation. La régulation est notre politique pour le livre, comme elle l’a été pour protéger le droit des auteurs sur internet avec HADOPI et ainsi que nous sommes en train de le faire en élaborant les conditions d’une meilleure offre légale pour les internautes.
Dans le domaine du livre, la politique de régulation n’est pas nouvelle. Elle remonte au moins à l’époque des Lumières, avec la lutte, déjà, pour fonder et défendre le droit des auteurs face aux contrefaçons. Plus récemment, vous le savez, la loi Lang de 1981 relative au prix du livre a été une grande loi de régulation, comme l’a montré le remarquable rapport de la commission présidée par Hervé Gaymard et à laquelle vous avez participé, madame le rapporteur Colette Mélot. Avec le « prix unique », me direz-vous, pas d’exception, c’est la même règle pour tous : soit, mais nous savons bien que c’est non pas pour uniformiser, mais au contraire pour donner libre cours à la diversité des ouvrages et des regards particuliers dont chacun d’eux est porteur.
Le paradoxe – nous en sommes tous d’accord, je crois – n’est bien sûr qu’apparent : cette unité de prix est la meilleure façon d’éviter que les « petits » éditeurs et les « petites » librairies ne soient victimes de la force de frappe des plus puissants : l’exception culturelle passe ici par la même règle pour tous et pour chacun. Dans ce cas, c’est la règle qui confirme l’exception… ou plutôt la régulation qui fonde l’exception culturelle.
Or la loi de modernisation de l’économie, ô combien pertinente – chacun en convient –, risque de mettre en péril, par un effet secondaire involontaire, le secteur du livre, au travers du plafonnement des paiements. De quoi s’agit-il ? Je ne m’étendrai pas longuement sur ce chapitre, mais je souhaite indiquer les grandes lignes du problème induit par la temporalité singulière du livre.
Cette loi de modernisation, adoptée le 23 juillet 2008, a plafonné à 45 jours fin de mois ou 60 jours calendaires le délai maximal de paiement entre les entreprises, ce qui a pris effet au 1er janvier 2009. D’ores et déjà, afin de repousser l’échéance, et conformément à la disposition de la loi prévoyant qu’un secteur d’activité peut échelonner jusqu’au 1er janvier 2012 cette réduction des délais de paiement, trois accords interprofessionnels ont été signés pour le livre entre les imprimeurs, les éditeurs, les libraires, les grandes enseignes de distribution et les sites de vente en ligne.
Un décret paru le 26 mai 2009 a validé ces accords et étendu cette mesure dérogatoire à l’ensemble des acteurs du secteur du livre. Toutefois, ces trois accords, indispensables dans un premier temps, ne font que repousser de quelques mois un plafonnement des délais de paiement, qui n’est pas adapté à la respiration du livre. Pour éviter cette sorte d’épée de Damoclès, il était donc nécessaire de modifier durablement la règle.
Le commerce de la librairie se caractérise en effet aujourd’hui par des délais de paiement d’une centaine de jours en moyenne, traduisant une rotation des stocks plus lente que dans les autres secteurs et une exposition plus longue aux yeux du public. Ce chiffre constitue naturellement une moyenne et les délais de paiement négociés entre éditeurs et détaillants peuvent être beaucoup plus importants, supérieurs à 150 jours, voire à 180 jours dans certains cas, qu’il s’agisse notamment de la création ou de la reprise d’une librairie, du développement de nouveaux rayons, de difficultés conjoncturelles de trésorerie ou d’opérations commerciales. L’industrie du livre s’inscrit dans un temps long, avec lequel le plafonnement des délais de paiement est en contradiction structurelle.
Ce temps long a pour corollaire une grande diversité éditoriale, qui constitue une véritable chance. Il faut rappeler que plus de 60 000 nouveautés paraissent chaque année et que près de 600 000 titres différents sont aujourd’hui disponibles. Cette diversité témoigne bien sûr du talent de nos auteurs et du dynamisme des éditeurs, mais elle est également le fruit de l’action constante des pouvoirs publics en matière de régulation de l’économie du livre et de l’édition.
Quels seraient, en effet, les inconvénients de l’application, au secteur du livre, des dispositions relatives aux délais de paiement prévues par la loi de modernisation de l'économie ? Ils seraient, indissociablement, d’ordre économique et culturel.
La réduction des délais de paiement, appliquée au secteur du livre, aurait pour conséquence d’amplifier les difficultés rencontrées par trop de librairies, et de limiter le nombre de créations et de transmissions de ces commerces. Elle conduirait également à réduire la durée de vie des livres en librairie et, par conséquent, à favoriser les titres de grande diffusion au détriment des ouvrages de création. L’exception culturelle est ici, comme souvent, au service de l’excellence.
De plus, cette fragilisation du secteur de la distribution de livres risquerait, par contrecoup, d’introduire un cercle vicieux dans la chaîne du livre et d’affaiblir aussi le secteur de l’édition, et donc d’engendrer un appauvrissement de l’offre éditoriale adressée aux lecteurs.
Toujours d’un point de vue économique, et, par extension, également social, l’application de la loi de modernisation au secteur du livre risquerait également d’entraîner une délocalisation des marchés français de l’impression de livres, puisque les imprimeurs français consentent actuellement aux éditeurs des délais importants, de l’ordre de 125 jours. Les relations commerciales en amont des imprimeurs doivent aussi être prises en compte. À défaut, ceux-ci se trouveraient tiraillés entre les délais très longs qu’ils devraient continuer à consentir à leurs clients, et les délais bien plus courts qui leur seraient imposés par leurs fournisseurs, du fait même de la loi de modernisation de l’économie.
Cette interdépendance des maillons de la chaîne doit donner lieu à une réponse globale et coordonnée, et c’est l’objet de la loi soumise à notre examen. Car la régulation n’est pas une décision autoritaire, elle est au contraire ce qui permet à ces différents maillons de s’entendre et de s’articuler, et consiste bien à offrir les conditions de la liberté, dans la plus pure tradition républicaine. C’est la souplesse de ce mécanisme qui, me semble-t-il, fait sa force et garantit son efficacité.
Ainsi, la mesure proposée aujourd’hui permettra de définir les délais de paiement conventionnellement et librement entre tous les acteurs de la chaîne du livre pour l’ensemble des opérations liées aux achats, aux ventes et aux livraisons, y compris pour celles qui sont rémunérées sous forme de commissions. Cette exception au plafonnement des délais de paiement s’appliquera aussi à l’ensemble des opérations de façon qui concourent à la fabrication de livres, notamment la composition, la photogravure, l’impression, le brochage ou encore la reliure, et concernera également les achats de biens consommables dédiés à une activité d'impression, de brochage, de reliure ou d’édition de livres.
C’est l’intérêt de tous : les auteurs et les éditeurs, qui verront leurs livres exposés plus longtemps ; les libraires, qui pourront accepter davantage de livres, et notamment des livres moins grand public, plus exigeants et de vente plus lente ; enfin, les lecteurs, qui auront un choix plus large et bénéficient de la compétence et des conseils des libraires.
Bien sûr, il n’y a pas seulement la régulation, les règles du jeu. Il y a aussi la mise de fond de l’État, par laquelle il soutient ce secteur clé. Cette volonté de soutien du secteur nous a conduits à mettre en place, en 2009, un label de « Librairie indépendante de référence ».
Dans le même esprit, le budget alloué par le Centre national du livre au secteur de la librairie a également été triplé, et le ministère a mis en place un fonds de soutien spécifique, doté de plusieurs millions d’euros, destiné à la transmission des entreprises de librairie. À travers le développement de structures régionales pour le livre, l’État, au côté des collectivités territoriales, a ainsi accentué son soutien à l’égard de la diffusion du livre.
L’éducation artistique et culturelle représente aussi, à ce titre, un enjeu considérable, et je souhaite que les actions réalisées avec le secteur du livre puissent encore être développées.
Ainsi, cette convergence des différentes actions publiques menées en faveur du livre s’explique par des enjeux considérables. Il y va à la fois de la viabilité économique du secteur, de la pluralité de l’offre et, réciproquement, de l’accès de chacun à cette offre culturelle.
Le secteur du livre constitue désormais la première industrie culturelle en France, avec un chiffre d’affaires de près de cinq milliards d’euros. Cette réussite, tout à fait exemplaire au vu des résultats des autres secteurs comparables, comme le disque ou le DVD, permet au secteur du livre de reposer aujourd’hui sur des bases économiques solides. J’insiste sur ce point, la politique de soutien et de régulation mise en œuvre par les pouvoirs publics a très largement contribué à cette situation favorable. De plus, l’équilibre a également pu être maintenu entre les différents acteurs de ce que l’on appelle communément, et avec raison, la « chaîne du livre ».
Or, à l’heure où ce secteur se trouve confronté à des mutations technologiques historiques et doit répondre, de la meilleure manière possible, à des enjeux majeurs pour son avenir, il serait tout à fait paradoxal qu’une disposition législative insuffisamment adaptée à sa spécificité vienne le fragiliser. Il est au contraire indispensable d’accompagner encore davantage ce secteur à l’aube de sa révolution numérique. Pour cette raison, il est important, comme le Président de la République l’a demandé lors de ses vœux au monde de la culture, d’étendre rapidement au livre numérique les dispositions de la loi de 1981, et d’augmenter les moyens mis en œuvre par le Centre national du livre pour soutenir les éditeurs dans le processus de numérisation des ouvrages de fonds. La mesure d’exemption du plafonnement des délais de paiement, examinée aujourd’hui, vient donc également favoriser le développement, pour le secteur du livre, d’une offre numérique légale.
Vous l’aurez donc compris, je suis absolument favorable à cette proposition de loi, parce qu’elle prend pleinement en compte la spécificité profonde du livre et de son secteur – celle, je le répète, de la longue durée, qui est le sceau de sa temporalité – et l’inscrit dans la logique d’une exception nécessaire et constructive, dans une politique résolue du livre et de la lecture, en parfaite cohérence avec la politique du ministère en la matière. Oui, le livre doit continuer à faire exception à la règle générale des autres échanges économiques dont traite la loi de modernisation.
Je me réjouis du consensus exceptionnel, et remarquable, qui a prévalu parmi vos collègues de l’Assemblée nationale lors du vote unanime du 1er décembre dernier. Cette unanimité a confirmé l’importance de cet enjeu partagé que constituent l’essor du livre, le maintien de sa pluralité et l’accès de chacun à cet extraordinaire sésame de la culture. J’espère que vous voudrez, vous aussi, faire droit à cette nécessaire exception culturelle du livre.