Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, la proposition de loi qui est aujourd’hui soumise à notre examen a été adoptée à l’unanimité à la fois par l’Assemblée nationale, le 1er décembre 2009, et par notre commission de la culture, de l’éducation et de la communication, le 16 décembre dernier.
Déposé par notre collègue député Hervé Gaymard et plusieurs députés appartenant à différents groupes politiques, ce texte traduit l’une des propositions du rapport du groupe de travail du Conseil du livre, dont notre collègue Serge Lagauche et moi-même étions membres.
Nous ne pouvons donc que nous réjouir de cette initiative et je remercie la commission de m’avoir confié, pour mon baptême du feu en tant que rapporteur, ce dossier qui me tient particulièrement à cœur.
Quel est l’objectif ? Il s’agit de conforter ce que je qualifierais d’« exception livre ». Si l’on parle souvent d’exception culturelle, cette notion recouvre des secteurs très divers.
Par les lois dites « HADOPI », nous avons traité notamment des filières musicale et cinématographique, au travers du double volet que constituent la lutte contre le piratage et le développement de l’offre légale des œuvres sur internet. Aujourd’hui, nous nous préoccupons de la filière du livre. Celle-ci représente un chiffre d'affaires de trois milliards d’euros et près de 70 000 éditions par an. Ce dynamisme concourt fortement à la vitalité de la culture dans notre pays et à la richesse de son patrimoine culturel. On ne peut que partager la conviction de Franklin Roosevelt, pour qui « les livres sont la lumière qui guide la civilisation ».
La présente proposition de loi s’impose en raison de l’application de l’article 21 de la loi du 4 août 2008 de modernisation de l'économie – devenu l’article L. 441-6 du code de commerce – qui plafonne les délais de paiement entre les entreprises à un niveau très inférieur aux usages en cours dans la filière du livre.
En effet, à compter du 1er janvier 2009, ces délais de paiement seront à 45 jours fin de mois ou à 60 jours calendaires à compter de la date de facturation – ou, éventuellement, de la date de réception des marchandises ou d’exécution de la prestation demandée. En outre, en l’absence de convention entre les parties, le délai de paiement est fixé au trentième jour suivant la date de réception des marchandises ou d’exécution de la prestation.
La loi de modernisation de l'économie, dite « loi LME », prévoit la possibilité de reporter au 1er janvier 2012 le raccourcissement des délais de paiement dans le cadre d’accords interprofessionnels au sein d’une branche, à certaines conditions. Les professionnels ont décidé de saisir cette possibilité. Trois accords interprofessionnels ont ainsi été signés par les différentes parties prenantes, à la fin de l’année 2008 et début de 2009. L'Autorité de la concurrence a émis à leur sujet un avis globalement favorable le 9 avril 2009. Ils ont par ailleurs été validés par un décret du 26 mai 2009, qui étend également la mesure dérogatoire à l’ensemble des acteurs du secteur du livre, depuis l’édition et l’imprimerie jusqu’à l’ensemble des réseaux de distribution.
Toutefois, ces accords permettent seulement une application progressive de la réduction des délais de paiement, selon le calendrier suivant : 180 jours fin de mois au 1er janvier 2009, 150 jours fin de mois au 1er janvier 2010, 120 jours fin de mois au 1er janvier 2011 et, enfin, 60 jours fin de mois au 1er janvier 2012.
Or, si les dispositions de la loi LME ont un effet vertueux pour l’ensemble de l’économie, notamment en vue de protéger les petites et moyennes entreprises à l’égard des distributeurs, leur impact pour la filière du livre s’avère, au contraire, inadapté et dangereux.
En effet, dans le secteur du livre, les PME se trouvent plutôt du côté des clients que des fournisseurs, c'est-à-dire des libraires plutôt que des éditeurs. Le rapport de force est donc globalement inversé.
Par ailleurs, ce secteur est régi par une réglementation spécifique, puisque le prix de vente au public est fixe.
En France, la détermination du prix du livre par l’éditeur a toujours été réglementée, sauf durant l’entre-deux-guerres et de 1978 à 1981.
Auditionné par notre commission, Hervé Gaymard a rappelé que, en 1981, tant Jacques Chirac que François Mitterrand, candidats à l’élection présidentielle, avaient pris position en faveur du prix unique et que la loi du 10 août 1981 relative au prix du livre avait été adoptée à l’unanimité.
Cette loi est toujours pertinente, et notre collègue a, à juste titre, considéré qu’il s’agissait d’une loi de développement durable tout à la fois sur le plan culturel, en ce qu’elle permet la diversité de l’édition française, sur le plan économique, en ce qu’elle favorise le maintien d’un réseau de librairies supérieur au réseau américain, mais aussi sur le plan territorial, compte tenu des enjeux en termes d’aménagement du territoire et de diffusion de la culture pour le plus grand nombre.
Enfin, le commerce de la librairie se caractérise par des délais de paiement particulièrement longs. Ces délais se situent en moyenne, tous circuits confondus – librairies, grandes surfaces, grossistes, librairies en ligne –, à 94 jours.
Cette particularité s’explique par la spécificité de l’économie du secteur du livre, fondée sur une offre extrêmement diversifiée et des cycles d’exploitation très longs, qui permettent aux libraires de présenter au public l’ensemble de la production éditoriale.
Ainsi, les livres publiés depuis plus d’un an représentent 83 % des titres vendus en librairie et plus de la moitié de leur chiffre d’affaires. De même, 40 % des titres vendus sont publiés depuis plus de cinq ans.
Ces délais de paiement peuvent même s’élever jusqu’à 150, voire 180 jours dans certains cas importants : création ou reprise d’une librairie, création ou développement d’un fonds éditorial spécifique, difficultés de trésorerie conjoncturelles ou opérations commerciales sur l’initiative des éditeurs, opérations commerciales de l’éditeur, ouvrages de fonds...
Dans ces conditions, la réduction des délais de paiement appliquée au secteur du livre aurait pour conséquence d’amplifier les difficultés de trésorerie que rencontrent de nombreuses librairies, de réduire leurs achats de nouveautés, ainsi que la durée d’exposition des titres, ce qui favoriserait, à terme, une « best-sellérisation » du marché du livre.
Cette fragilisation du secteur de la distribution des livres risquerait d’affaiblir également celui de l’édition, et donc d’engendrer un appauvrissement de l’offre éditoriale.
Par ailleurs, l’application du plafonnement des délais de paiement aux imprimeurs conduit à placer ces derniers dans un étau : ils sont pris en tenaille entre les longs délais de l’amont de la filière et les courts délais appliqués par leurs propres fournisseurs.
En outre, le risque d’une amplification du phénomène de délocalisation à l’étranger des marchés français de l’impression de livres est réel.
Comme je l’ai indiqué précédemment, la proposition de loi a été adoptée par nos collègues députés à l’unanimité, le 1erdécembre 2009.
Elle a pour objectif d’exempter définitivement la filière du livre du plafonnement des délais de paiement, pour revenir au système conventionnel en vigueur avant l’adoption de la loi LME. Il s’agit de laisser aux acteurs le soin de négocier entre eux, librement et selon les opérations concernées, leurs délais de paiement.
L’Assemblée nationale a modifié la proposition de loi initiale sur trois points.
En premier lieu, elle a jugé inutile de codifier cette dérogation consistant à créer une « exception livre » dont ne sauraient se prévaloir d’autres secteurs d’activité, qui ne connaissent pas les mêmes spécificités.
En deuxième lieu, les opérations de vente par courtage ne concernant que des opérations entre entreprises et particuliers, l’Assemblée nationale a considéré, à juste titre, qu’elles n’avaient pas à figurer dans le périmètre de la proposition de loi, qui ne concerne que le crédit interentreprises.
En troisième lieu, enfin, il est apparu nécessaire d’inclure dans le dispositif le secteur de l’imprimerie pour ce qui concerne ses relations avec le secteur du livre. Je m’en réjouis, car les délais de paiement pratiqués en France par les imprimeurs au profit des éditeurs de livres sont en moyenne de l’ordre de 125 jours, alors que les délais de règlement de ces mêmes imprimeurs à leurs fournisseurs sont de l’ordre de 90 jours sur les achats de consommables, tels que papiers, encres ou colles.
Je crois que nous devons confirmer l’urgente nécessité de revenir au système conventionnel en vigueur en matière de délais de paiement dans le secteur du livre.
Grâce à une politique de soutien de la filière du livre qui ne s’est pas démentie au cours du temps et dont la loi de 1981 sur le prix unique marque une étape importante, notre pays peut s’enorgueillir de la vitalité de sa filière du livre. La création éditoriale est riche et diverse, et le réseau de diffusion du livre très dense.
Cependant, la fragilité économique du secteur est réelle, en particulier s’agissant des librairies indépendantes et des imprimeurs, et il nous faut veiller à ne pas déstabiliser l’équilibre difficilement trouvé par une mesure générale inopportune.
C’est pourquoi, sur ma proposition, la commission a adopté conforme le texte voté par nos collègues députés et a soutenu l’inscription de cette proposition de loi à l’ordre du jour du Sénat dans des délais très brefs.
Je tiens à le préciser, je me suis interrogée sur le fait que le texte proposé n’était pas codifié, alors que tel était le cas dans la proposition de loi initiale. Mais l’urgence du sujet pour la filière du livre m’a conduite à écarter cet inconvénient lié à la moindre lisibilité de la loi.
De même ai-je levé, dans mon rapport, ce qui pouvait apparaître comme une légère ambiguïté rédactionnelle.
En tout état de cause, l’exception culturelle justifie un traitement spécifique. Il y va aussi de l’aménagement culturel de notre territoire et de la démocratisation de l’accès à la culture, dans toute sa diversité.
Certes, ce texte ne réglera pas tous les problèmes liés aux relations entre les entreprises du secteur. Aussi paraîtrait-il utile à la commission de réfléchir à la pertinence d’une proposition que nous avions – avec d’autres – avancée, dans notre rapport d’information du 26 septembre 2007 sur le secteur de l’édition, concernant l’éventuelle création d’un médiateur du livre.
Par ailleurs, il est urgent d’adopter des mesures de nature à réduire les mises au pilon, dont le taux, qui se situe entre 22 % et 23 %, est bien trop élevé.