Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, cette proposition de loi tend à créer une dérogation à l’article 21 de la loi de modernisation de l’économie de 2008 pour le secteur du livre.
Je réaffirme d’abord que le bilan global de la LME, effectué mardi par notre assemblée, est très contestable.
À l’heure de la crise financière, la libéralisation à outrance que porte cette loi doit être dénoncée avec vigueur, d’autant qu’elle confond tous les secteurs, sans inscrire les biens culturels dans ce principe indispensable et consacré en France : l’exception culturelle.
Oui, les biens culturels ne peuvent être traités comme des biens marchands. Les biens culturels sont des œuvres de l’esprit, dont la variable d’ajustement principale doit être la qualité.
Le projet de loi d’Hervé Gaymard instaure pour les acteurs du secteur du livre un régime dérogatoire aux délais de paiement fixés à un maximum de 60 jours calendaires.
Cette réduction des délais de paiement est en effet inadaptée aux secteurs dont le cycle économique est long, comme le livre.
Le secteur du livre s’est ainsi empressé de signer deux accords interprofessionnels rendus possibles par la LME jusqu’en 2012 et il entend, avec ses spécificités et son fonctionnement propres, voir pérennisés ces accords.
La loi sur le prix unique du livre de 1981 confère à celui-ci un régime et une place particulière dans notre droit. Elle régule ce secteur par la qualité plutôt que par les prix, en instaurant un prix unique fixé par l’éditeur.
Cela favorise l’égalité d’accès des citoyens au livre, un réseau de diffusion diversifié sur l’ensemble du territoire, avec 3 500 librairies indépendantes, et une vitalité et une diversité du secteur de l’édition, le tout assumant une offre de livres large et variée.
La LME est donc un danger pour le livre, ses acteurs et, de manière plus générale et essentielle, pour la diversité et la qualité de l’offre culturelle française. Elle va à l’encontre de la loi sur le prix unique. Les délais de paiement dans le secteur du livre sont de 100 jours en moyenne, parfois de 180 jours ! Les éditeurs permettent ainsi aux libraires de présenter l’ensemble de la production éditoriale, dont les nouveautés, sans coûts de trésorerie supplémentaires.
Il faut savoir que les livres publiés depuis plus d’un an représentent 83 % des titres vendus en librairie.
La réduction de la durée de paiement aboutirait alors à une réduction de la durée de vie des livres et favoriserait la grande diffusion, les best-sellers, au détriment d’ouvrages plus récents et moins connus. Finalement, l’offre de livres serait très appauvrie.
Les petits libraires indépendants seraient les plus gravement touchés. Déjà en proie à un équilibre économique fragile, ils seraient amenés à fermer en nombre, comme en Angleterre avec la fin du Book Price Agreement. En conséquence, les petits éditeurs spécialisés, qui travaillent avec ces petites librairies dont l’offre est plus « pointue », ne trouveraient plus de distributeurs et seraient également menacés.
En matière de livres, je veux évoquer des thèmes liés à cette proposition de loi qui occupent l’actualité.
Les récents rapports « Création et Internet » et « Numérisation du patrimoine écrit » introduisent une problématique qui, vous le savez, monsieur le ministre, me tient à cœur : le livre numérique et la numérisation.
L’extension du prix unique du livre aux ouvrages numériques, soutenue par tous les acteurs du secteur du livre, est un principe qui a été repris par le rapport « Création et Internet » ainsi que par le Président de la République lors de ses vœux au monde de la culture, le 7 janvier.
Cependant, l’Autorité de la concurrence a rendu un avis s’opposant à sa mise en œuvre en invoquant une régulation par le marché. C’est réguler ce secteur par les prix, favoriser les grands groupes, imposer des prix plus compétitifs, permettre le quasi-monopole de quelques-uns, voire le monopole d’un seul.
Cette même Autorité de la concurrence va-t-elle agir pareillement à propos de la « taxe Google » ? La question mérite d’être posée…
Nous sommes tous, monsieur le ministre, mes chers collègues, attachés à ne pas faire du livre un simple bien marchand. La proposition de loi dont nous débattons, votée unanimement à l’Assemblée nationale, l’atteste.
Je suis certain qu’aucun d’entre nous ne saurait critiquer la pertinence d’un prix unique du livre numérique. Ce qui est important pour le livre, c’est son contenu, son esprit, son « immatériel », et non son support, même s’il appelle des pratiques et des usages différents.
Quant au rapport Tessier sur la numérisation du patrimoine écrit, il est louable en ce qu’il dote la numérisation du livre de certaines protections nécessaires, à compléter.
Oui, l’initiative publique doit être au cœur de la numérisation des livres et du livre numérique, en Europe comme en France, et Google doit être stoppé dans sa démarche monopolistique qui bafoue le droit d’auteur – il suffit pour s’en convaincre de se référer aux procès qu’il vient de perdre en France comme aux États-Unis ! – et nous dépossède de notre « grenier de la mémoire humaine » par l’exclusivité imposée, consentie et cachée sur les ouvrages numérisés.
Permettez-moi d’exprimer mon sentiment sur certaines réactions consécutives à la publication de ce rapport. L’intérêt de ce document réside dans le fait qu’il conçoit une démarche nationale et européenne à la numérisation des livres, là où Gallica et Europeana, initiatives si heureuses, avaient été – disons-le ! – délaissées. Il favorise, par l’élaboration d’une réponse publique, la sortie de cette situation que l’entreprise privée Google exploitait à son profit.
Le mérite de ce rapport tient à ce qu’il légitime la possibilité de se passer de Google et de ses pratiques hors-la-loi, sans pour autant abandonner un projet de numérisation digne de notre patrimoine. Google n’est ni un acteur inévitable ni le seul acteur viable de la numérisation du livre. Sa force est de parvenir à le faire croire et à l’imposer dans les esprits. Il est temps de cesser de considérer Google comme un monstre sacré de la numérisation et d’ouvrir nos esprits aux autres acteurs, y compris privés, car ils existent !
À ce propos, la grande presse a beaucoup titré sur Google.
Mieux : Google fait du tapage autour des concessions qu’il avait consenties en matière de censure partagée lors de son installation en Chine et ose écrire dans un court communiqué, cité dans Le Monde du 14 janvier : « La proposition du rapport Tessier de partenariat s’inscrit dans une logique de coopération que nous avons toujours promue ». La justice l’a prouvé, il s’agit d’une contre-vérité. Devient désormais insupportable la pratique des autorités. Il en est ainsi, par exemple, de la mise en œuvre ségrégative de la taxe carbone et du tour de passe-passe de Mme Lagarde dans la taxation des bonus bancaires.
J’en reviens plus spécifiquement à notre débat d’aujourd’hui.
Des imperfections du texte méritent d’être soulignées : ce système de convention collective présente l’inconvénient d’accorder, dans les faits, un poids de négociation plus important aux grands groupes qu’aux petits, alors même que l’objectif affiché est de protéger ces derniers, c’est-à-dire les petits libraires... Car ce texte part du principe que les éditeurs sont de grands groupes. Or, sur les 10 000 éditeurs français, seuls 20 publient plus de 5 000 titres annuels chacun, alors que plus de la moitié publient moins de 10 titres annuels ! Les 12 plus grands éditeurs concentrent, certes, 80 % du chiffre d’affaires de l’édition, mais il faut prêter une attention particulière aux éditeurs indépendants, qui représentent un poids économique moindre, mais dont la présence est essentielle à la qualité et la diversité du paysage littéraire de notre pays. C’est une ardente obligation démocratique.
Ces réserves faites, et dans la foulée du rapport présenté par Mme Mélot, dont je me plais à noter la convergence avec vos propos, monsieur le ministre, nous estimons que cette proposition de loi est indispensable, et nous la voterons.
M. Gaymard a fait une proposition constructive et positive, et publié un rapport d’une grande finesse et d’une non moins grande clarté d’esprit ; nous voterons son texte. Nombre de propositions faites par MM. Toubon, Zelnick, Cerutti et Tessier sont intéressantes et constructives, et vous n’y êtes pas étranger, monsieur le ministre. Si elles venaient en discussion, nous les voterions. Mais, de grâce, ne laissez-pas, ne laissons-pas Google polluer, avec ses arguments suaves, mais truqués et souvent violents, le débat culturel autour du livre et pour le livre.
Malraux disait du cinéma qu’il était aussi une industrie. Il faudrait dire aujourd’hui qu’il est d’abord une création, comme l’est le livre.
Robert Darnton, président de la bibliothèque de l’université de Harvard, Américain de grande culture, notamment française, expliquait vendredi dernier, sous les applaudissements du grand auditorium archicomble de la Bibliothèque nationale de France, que la situation monopolistique de Google était incompatible avec la responsabilité publique qu’appellent la création et la culture sous toutes ses formes, depuis le livre papier jusqu’au livre numérique, en passant par le livre numérisé. Je le crois aussi ; j’agis et j’agirai toujours en ce sens avec passion.
Michelet écrivait : « [...] notre siècle par ses grandes machines - l’usine et la caserne - attelant les masses à l’aveugle, a progressé dans la fatalité [...]. » « La merveille du machinisme, ce serait de se passer des hommes », mais l’homme « n’a pas encore été mécanisé assez profondément ».
Je ne me résoudrai jamais à adhérer à ce défi symbolique et à me faire ainsi le compagnon de l’argent-roi.
Le livre et la littérature sont dans le champ de la solidarité. Je dis : pas touche ! Nous votons sincèrement pour ce texte.