Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, la loi du 10 août 1981 relative au prix du livre, dite « loi Lang », a instauré en France le principe d’un prix unique de vente du livre, fixé par l’éditeur ou l’importateur. Votée à l’unanimité par le Parlement, cette loi a été renforcée en 2003 lors de la transposition en droit français de la directive européenne sur le droit de prêt, les rabais consentis aux collectivités ayant notamment été plafonnés.
Or, si la loi sur le prix unique du livre a été consolidée, elle a également fait l’objet d’attaques frontales lors de l’examen de la loi de modernisation de l’économie. Certaines de ces attaques, motivées par les évolutions juridiques, technologiques et concurrentielles récentes, se sont finalement révélées salvatrices.
Elles ont été salvatrices, tout d’abord, car les interrogations suscitées par le dépôt, puis le retrait, par deux de nos collègues députés, de deux amendements tendant à réduire le délai pendant lequel les libraires ne peuvent procéder à des rabais importants sur le prix du livre furent à l’origine de la création, au sein du Conseil du livre, du groupe de travail piloté par notre collègue Hervé Gaymard, et spécifiquement dédié à l’évaluation de la loi sur le prix unique du livre.
Les conclusions de ce groupe de travail, au sein duquel j’ai eu l’honneur, avec notre collègue rapporteur Colette Mélot, de représenter notre assemblée, sont sans appel : la loi du 10 août 1981 instaurant le prix unique du livre reste pertinente, y compris à l’ère de l’Internet.
L’objectif principal de la loi, qui était de permettre l’égalité d’accès des citoyens au livre, a été satisfait, tout en permettant le maintien et le développement d’un réseau de diffusion et de distribution des livres diversifié sur l’ensemble du territoire, avec plus de 3 500 librairies indépendantes. Parallèlement, le marché du livre a connu un dynamisme ininterrompu puisqu’il a progressé de 3 % en moyenne par an, le nombre d’exemplaires vendus ayant progressé de 50 % entre 1986 et 2007.
Enfin, la loi relative au prix unique du livre a clairement soutenu la vitalité et la diversité de l’édition, avec la création de nouvelles entreprises innovantes et réactives, indispensables au paysage éditorial français, tout en permettant une offre de livres large et diversifiée.
En instaurant un marché du livre régulé par la qualité et la compétence des libraires, et non par les prix, la loi sur le prix unique du livre fait aujourd’hui l’objet d’une quasi-unanimité de la part des professionnels du livre, comme nous en avons eu confirmation, au sein de ce groupe de travail.
En évitant d’avoir à se battre sur les prix, les librairies, tous réseaux confondus, ont pu maintenir les ventes d’ouvrages de grande diffusion, les best-sellers, tout en préservant dans leurs stocks la présence d’ouvrages plus difficiles. Dans ces conditions, le vote par la majorité de la loi de modernisation de l’économie fut ressenti par les professionnels du livre comme un véritable coup de semonce.
L’article 21 de la loi LME plafonne en effet, tous secteurs confondus, à 45 jours fin de mois ou 60 jours calendaires le délai maximal de paiement entre les fournisseurs, d’un côté, et les distributeurs, de l’autre.
Pour comprendre l’émoi suscité – certes, à rebours –parmi les professionnels du livre par un tel raccourcissement uniforme et unilatéral des délais de paiement entre entreprises, il faut avoir à l’esprit deux caractéristiques essentielles du marché du livre.
Tout d’abord, l’un des objectifs de la loi de modernisation de l’économie, dont le Sénat débattait voilà quarante-huit heures du bilan d’application, était de favoriser le développement des petites et moyennes entreprises.
Or si, dans le secteur de la distribution alimentaire, les PME sont essentiellement du côté des fournisseurs, il en est tout autrement dans le secteur du livre où, à l’inverse, elles se situent principalement du côté des détaillants.
Le premier circuit de diffusion du livre, la librairie, est en effet essentiellement composé de petites entreprises, alors que leurs principaux fournisseurs, les groupes d’édition ou leurs filiales, ont une taille nettement plus importante. Les deux premiers groupes d’édition, Hachette Livre et Éditis, représentent à eux seuls 35 % des ventes de livres. En élargissant le spectre, on se rend compte que les douze premiers groupes de l’édition française réalisent près de 80 % du chiffre d’affaires de l’édition.
La loi de modernisation de l’économie n’était donc pas du tout adaptée au secteur du livre.
Une autre caractéristique essentielle de l’économie du livre, totalement ignorée par l’article 21 de la LME, réside dans la longueur des délais de paiement pratiqués entre les éditeurs et les libraires. Le commerce de librairie se caractérise en effet par des délais de paiement longs, qui permettent aux libraires de présenter au public l’ensemble de la production éditoriale.
Les livres publiés depuis plus d’un an représentent 83 % des titres vendus en librairie et plus de la moitié du chiffre d’affaires des libraires. De même, 40 % des titres vendus sont publiés depuis plus de cinq ans.
Une étude réalisée par le Syndicat national de l’édition auprès des principaux distributeurs démontre in fine que le délai de paiement moyen dans le secteur du livre se situe à 94 jours.
C’est cette lenteur, propre au livre, de son écriture à sa diffusion, qui lui permet, avec l’aide du libraire et de ses conseils avisés, de trouver son lectorat.
Comme je l’indiquais déjà dans le cadre de mon dernier rapport budgétaire sur la création et le cinéma, la réduction des délais de paiement appliquée au secteur du livre aurait pour conséquence d’amplifier les difficultés de trésorerie que rencontrent de nombreuses librairies, de réduire leurs achats de nouveautés, ainsi que la durée d’exposition des titres, favorisant à terme une « best-sellérisation » du marché du livre.
En soumettant la filière du livre au raccourcissement des délais de paiement, on prend le risque de fragiliser le secteur de la distribution de livres, d’affaiblir celui de l’édition et donc d’entraîner un appauvrissement de l’offre éditoriale adressée aux lecteurs.
C’est toute la chaîne du livre, y compris les imprimeurs, qui serait donc menacée si aucun dispositif correcteur n’était appliqué.
Conformément à la disposition de la loi de modernisation de l’économie selon laquelle un secteur d’activité peut échelonner la réduction des délais de paiement jusqu’au 1er janvier 2012, trois accords interprofessionnels ont été signés par les différentes parties prenantes à la fin de l’année 2008 et au début de l’année 2009. Comme nous l’a rappelé notre collègue rapporteur, Mme Collette Mélot, un décret, paru le 26 mai 2009, a validé ces accords et étendu cette mesure dérogatoire à tous les acteurs du secteur du livre, depuis l’édition et l’imprimerie jusqu’à l’ensemble des réseaux de distribution.
Toutefois, ces accords permettent seulement une application progressive de la réduction des délais de paiement, cette dernière devant être ramenée à 45 jours fin de mois ou 60 jours calendaires au plus tard le 1er janvier 2012.
Cependant, outre le fait que cette règle demeure structurellement en contradiction avec l’économie du livre en général et de la librairie en particulier, sa mise en œuvre, même progressive, aurait rapidement créé des difficultés.
C’est la raison pour laquelle le groupe socialiste du Sénat soutient et votera sans hésitation la présente proposition de loi, déposée par M. Gaymard et cosignée par plusieurs de nos collègues du groupe socialiste de l’Assemblée nationale, qui, je le rappelle, avaient déposé un texte analogue.
Mes chers collègues, en exemptant définitivement la filière du livre du plafonnement des délais de paiement, nous nous inscrivons dans la continuité de la loi relative au prix unique du livre et nous confortons l’économie, fragile, du livre physique.
Pour l’avenir, il nous faudra rapidement traiter la question de la numérisation du livre. Elle recouvre deux problématiques, certes distinctes, mais cependant liées : la numérisation du patrimoine, dont nous avons débattu dans cette enceinte, et la commercialisation du livre numérique sous droits.
Dans les deux cas se pose le délicat problème des relations avec les opérateurs privés, notamment avec Google, d’autant plus que, sur les 10 millions de livres numérisés par ce dernier, 8 millions sont sous droits. L’intervention publique se pose néanmoins dans des termes différents : elle s’impose dans le premier cas, et le groupe socialiste du Sénat sera particulièrement attentif aux suites qui seront réservées aux conclusions du rapport que vient de remettre M. Tessier sur la numérisation du patrimoine écrit, alors qu’elle ne peut qu’accompagner l’action conduite par les éditeurs dans le second cas. Cet accompagnement, dont est chargé le Centre national du livre, reste cependant essentiel.
Pour l’instant, le marché du livre numérique, en France comme à l’étranger, est très restreint. Aux États-Unis, les ventes ne représentent que 3 % de l’édition américaine, pour un chiffre d’affaires d’environ 120 millions d’euros par an. Cette proportion atteint à peine 1 % en France. Le secteur du livre numérique souffre donc peu du piratage. Il est aujourd’hui davantage préoccupé par la constitution et par le développement de l’offre légale, qui se trouve freinée par la question de l’interopérabilité des matériels et des ouvrages.
Il est toutefois urgent que les acteurs anticipent les évolutions à venir, l’expérience du secteur musical, qui a tardé à s’adapter aux nouveaux modes de consommation rendus possibles par l’explosion des nouvelles technologies, devant servir de leçon.
Nous prenons acte à ce sujet de l’intérêt manifesté par M. Sarkozy pour le rapport de la mission « Création et Internet », dont les propositions viennent d’être publiées. M. Président de la République souhaite étendre aux livres numériques la règle du prix unique. Le récent avis de l’Autorité de la concurrence refusant de donner son aval à la transposition immédiate du prix unique au livre numérique devra être pris en compte.
Le Président de la République a également préconisé, lors de la présentation de ses vœux au monde de la culture, la création d’une plateforme commune à tous les éditeurs et le passage à un taux de TVA à 5, 5 %. Nous espérons que cela se traduira rapidement par des décisions concrètes.
En 2008, M. Bruno Patino, dans son rapport sur le livre numérique, préconisait déjà le maintien de la maîtrise de la valorisation du droit d’auteur par les éditeurs, qui sont les titulaires de droits. Cette question est essentielle si l’on veut éviter que le marché ne soit capté par les acteurs multinationaux du secteur.
Il est évident qu’en cas de dumping sur les prix, toute la chaîne française du livre se trouverait fragilisée, des éditeurs jusqu’aux libraires.
C’est pourquoi il est urgent d’agir auprès de la Commission européenne, pour éviter d’opposer les consommateurs et les acteurs des filières économiques.
En des temps bien différents, Montesquieu considérait que « les livres anciens sont pour les auteurs ; les nouveaux, pour les lecteurs ». Il est aujourd’hui indispensable de concilier les intérêts des auteurs et des lecteurs, quels que soient l’œuvre, son ancienneté et son support.