Intervention de Christine Albanel

Réunion du 29 octobre 2008 à 22h00
Diffusion et protection de la création sur internet — Discussion d'un projet de loi déclaré d'urgence

Christine Albanel, ministre de la culture et de la communication :

Monsieur le président, messieurs les rapporteurs, mesdames, messieurs les sénateurs, le projet de loi que j’ai l’honneur de vous soumettre aujourd’hui vise à ce que la France saisisse pleinement la chance inédite que représente internet pour la culture, aussi bien pour sa démocratisation que pour tirer parti du potentiel de développement économique qu’elle recèle.

Aujourd’hui, plus d’un Français sur deux dispose d’un accès à internet haut débit, et 62 % de ceux qui sont âgés de plus de onze ans se connectent au moins une fois par mois. Dans quelques années, chacun devrait pouvoir accéder librement, facilement et rapidement à un catalogue presque illimité de films, de titres de musique, bientôt d’œuvres littéraires, mais aussi d’expositions virtuelles, de captations de pièces de théâtre, d’opéras.

Il est de notre responsabilité de faire en sorte que cette nouvelle offre se développe dans sa richesse et sa diversité, au bénéfice de l’ensemble de nos concitoyens : consommateurs, créateurs, entreprises de toutes les filières des industries culturelles et des réseaux de communication. Elle ne doit donc, en aucun cas, aboutir à spolier de leurs droits certains acteurs au bénéfice d’une frange peu scrupuleuse ou inconsciente des internautes.

Des progrès remarquables ont été accomplis, au cours des deux dernières années, par les opérateurs qui offrent légalement accès à la musique et aux films sur internet.

Plus de 3 200 films et plus de 3 millions de morceaux de musique sont aujourd’hui disponibles auprès des plates-formes de téléchargement, des chaînes de télévision, ou encore des fournisseurs d’accès à internet. Certaines de ces offres sont gratuites, financées par la publicité ; d’autres sont payantes mais forfaitaires et permettent, notamment en matière de musique, de télécharger de façon permanente, pour quelques euros par mois, au sein de catalogues de plusieurs centaines de milliers de titres.

Le coût de cette offre pour le consommateur décroît donc rapidement, y compris pour le cinéma puisqu’il est possible pour un foyer de consulter un film pour moins de cinq euros, ou plusieurs dizaines de films pour moins de dix euros par mois.

Il ne sera toutefois possible de faire des réseaux numériques un outil de distribution des biens culturels qui présente toutes les qualités en matière de sûreté, de richesse et de coût que si les droits de propriété intellectuelle y sont respectés.

Nous devons pour cela lever le principal obstacle : le piratage des œuvres sur internet, commis sur une très grande échelle dans notre pays, qui détient une sorte de record mondial puisqu’un milliard de fichiers ont en effet été piratés en France en 2006. Ce véritable désastre économique et industriel auquel nous assistons se traduit également sur le terrain du renouvellement et de la diversité de la création.

Le marché de la musique enregistrée est le plus atteint, avec une baisse de 50 % en valeur au cours des cinq dernières années, assortie d’un fort impact sur l’emploi - 30 % des effectifs des maisons de production - et sur la création, de nombreux contrats d’artistes ayant dû être résiliés et le nombre de nouveaux artistes « signés » chaque année ayant diminué de 40 %.

Le cinéma s’engage sur la même pente : il y a déjà, à l’heure actuelle, autant de téléchargements illégaux journaliers – 450 000 – que d’entrées en salles. Le marché de la vidéo a perdu un quart de sa valeur, comparable à celle de la musique enregistrée, au cours des quatre dernières années, alors même que le prix moyen des nouveautés diminuait d’un tiers.

L’année où un film français a rencontré un succès historique – Bienvenue chez les Ch’tis - devrait être une année de forte hausse de la fréquentation : or ce n’est pas le cas. Tous les exploitants de salles s’en inquiètent, car ils ont, ces dernières années, énormément investi pour rénover leurs équipements, qu’il s’agisse de multiplexes ou de petites salles rurales. Les producteurs, en particulier les PME de la production indépendante dont l’économie repose en grande partie sur le crédit, voient que les coûts des crédits bancaires renchérissent.

Quant au livre, après avoir découvert, à la Foire de Francfort, les prouesses technologiques qui seront bientôt proposées au public, j’ai la certitude que ce secteur entrera, à son tour, dans l’ère numérique, s’il n’y est d’ailleurs déjà. Il serait en tout cas coupable de notre part de feindre de l’ignorer et de ne pas prendre préventivement toutes les mesures nécessaires pour éviter que cette filière, à son tour, ne pâtisse des effets ravageurs du piratage.

La situation des créateurs et des entreprises françaises ne serait pas si alarmante si l’effondrement du marché des biens « physiques », CD et DVD, était compensé par l’essor des ventes dématérialisées. Mais, à l’heure actuelle, ce naufrage n’est absolument pas rééquilibré, dans aucun secteur, par les ventes numériques. En effet, alors que dans la plupart des grands pays aux habitudes de consommation comparables aux nôtres ces ventes décollent – elles représentent désormais déjà plus de 25 % du marché aux États-Unis – le taux dépasse péniblement 7 % dans notre pays.

Il est donc urgent d’endiguer cette hémorragie des œuvres sur internet qui laissera bientôt exsangues la création et l’économie de la culture. Il est également urgent, pour cette raison, de responsabiliser davantage l’internaute, qui vit parfois dans une sphère d’irréalité et une certaine bulle d’apesanteur.

Il se livre, en effet, à une sorte de déni de réalité, qui consiste à méconnaître les conséquences de son comportement, d’abord, pour les autres – créateurs et entreprises des industries culturelles - et, ensuite, pour lui-même.

Il convient en effet de rappeler que la loi pose d’ores et déjà le principe de la responsabilité de l’abonné à internet, qui est tenu, par le code de la propriété intellectuelle, de veiller à ce que son accès au réseau ne fasse pas l’objet d’une utilisation qui méconnaisse les droits de propriété littéraire et artistique.

Surtout, l’internaute qui pirate en mettant à disposition ou en téléchargeant des œuvres protégées se rend coupable du délit de contrefaçon. À ce titre, il tombe sous le coup de sanctions - c’est la loi de 2006 - pouvant aller jusqu’à trois ans de prison et 300 000 euros d’amende, sans préjudice d’éventuels dommages et intérêts.

Parce que ces sanctions paraissent disproportionnées et inadaptées au cas du piratage dit ordinaire, les ayants droit répugnent aujourd’hui à y recourir et les actions engagées se limitent en fait à quelques centaines à ce jour.

Mais il est douteux qu’ils puissent s’offrir le luxe d’hésiter longtemps s’ils devaient constater que les pouvoirs publics renoncent à mettre en place une solution alternative, à la fois mieux proportionnée à l’enjeu et plus efficace car praticable sur une grande échelle.

Le principe de cette solution a été envisagé en concertation avec les artistes et les industries culturelles. Cette démarche, encouragée par le Président de la République, dès son élection, a eu pour effet de modérer les contentieux jusqu’à ce jour. Nul doute qu’en l’absence de cette initiative les procédures pénales se seraient multipliées, comme c’est d’ailleurs le cas en Allemagne, où les tribunaux pénaux sont saisis actuellement de plusieurs dizaines de milliers d’actions.

Je veux mentionner, enfin, les dangers du piratage qui concernent plus particulièrement les jeunes ou très jeunes internautes.

En effet, s’ils manient l’outil numérique avec une grande virtuosité, ils n’en demeurent pas moins singulièrement vulnérables dans leur navigation sur un internet affranchi de toute régulation.

Or on constate sur les réseaux de pair à pair une offre illégale massive de films pornographiques ou violents présentés sous les apparences de films grand public. Pour se limiter à un seul exemple, celui du réseau eDonkey, 60 % des fichiers d’, ou encore 45 % des fichiers de Bienvenue chez les Ch’tis sont en réalité des films pornographiques.

L’existence d’une offre pirate porte donc une atteinte grave, pour laquelle il n’existe pas de parade technique, à la protection des mineurs, que seule l’offre légale est susceptible de garantir.

La méthode suivie par le Gouvernement pour répondre à cette situation a reposé sur la conviction que, pour être efficaces, les solutions mises en œuvre devaient faire l’objet d’un large consensus préalable entre les acteurs de la culture et les acteurs de l’Internet.

C’est le sens de la mission qui avait été confiée à Denis Olivennes, alors président-directeur général de la FNAC, mission destinée à favoriser la conclusion d’un accord entre les professionnels de la musique, du cinéma, de l’audiovisuel et les fournisseurs d’accès à internet.

Le résultat, c’est l’accord historique signé à l’Élysée, le 23 novembre 2007, par quarante-deux entreprises ou organisations représentatives de la culture et de l’Internet. Cet accord s’est encore renforcé depuis avec cinq nouveaux signataires. Ce sont donc près de cinquante acteurs de la culture et de l’Internet qui se sont rassemblés autour d’un plan d’action, en deux volets.

Premier volet : il s’agit de rendre l’offre légale facilement accessible, plus riche et plus souple.

D’abord, les maisons de production de disques se sont engagées à retirer les mesures techniques de protection « bloquantes » – les fameux « DRM » – des œuvres françaises. Ces dispositifs empêchent, par exemple, de consulter un même titre sur plusieurs lecteurs : l’ordinateur, le baladeur, l’autoradio, etc.

Selon les accords de l’Élysée, les DRM devaient disparaître un an après la mise en œuvre du présent projet de loi. Toutefois, à l’issue d’un dialogue particulièrement constructif, les grandes maisons de disques – et particulièrement la première d’entre elles, Universal – sont disposées à avancer de plus d’un an la concrétisation de leur engagement et à retirer très rapidement, dans les jours qui viennent, les DRM. C’est un geste très significatif en direction du consommateur. Je crois qu’il faut le saluer. Il démontre que l’industrie musicale a pleinement pris conscience du lien entre piratage et offre légale. Il convient de veiller à ce que les pirates en prennent à leur tour conscience.

Ensuite, le délai d’accès aux films par les services de vidéo à la demande – VOD – sera ramené dès l’application de la loi au niveau de celui qui est applicable aux DVD, c’est-à-dire à six mois après la sortie du film en salles. Puis les discussions interprofessionnelles devront aboutir, dans un délai maximal d’un an, à un raccourcissement des fenêtres, de tout ce que l’on appelle la chronologie des médias. Il est évident que l’on souhaite que ces engagements soient mis en œuvre le plus tôt possible et, bien sûr, de façon anticipée par rapport au calendrier prévu. Un dialogue est actuellement engagé avec les filières du cinéma pour y parvenir.

Je salue à cet égard les amendements adoptés par votre commission des affaires culturelles. Ils visent à donner aux engagements de la filière cinématographique en matière de chronologie des médias, et à leur mise en œuvre, un cadre juridique plus précis et une visibilité accrue, notamment du point de vue des consommateurs, tout en respectant l’autonomie des acteurs économiques.

Il est fondamental que les internautes puissent percevoir sans tarder la contrepartie tangible de l’approche plus responsable d’internet que nous entendons promouvoir au travers de ce projet de loi.

Le second volet des accords de l’Élysée porte sur la lutte contre le piratage de masse. Celle-ci doit changer de logique. La nouvelle approche proposée par le Gouvernement est tout d’abord préventive et graduée, puisque aucune sanction ne pourra intervenir au premier acte de piratage. Elle vise, d’autre part, à décriminaliser le piratage : une éventuelle sanction ne nécessitera plus forcément l’intervention du juge, même si elle demeurera sous son contrôle.

À propos de ce deuxième point des accords, quel dispositif le projet de loi instaure-t-il ?

La base juridique sur laquelle il repose existe déjà – je l’ai mentionnée : c’est l’obligation de surveillance de l’accès internet. Le texte du Gouvernement vise en fait à préciser le contenu de cette obligation et à mettre en place un mécanisme de réponse dite graduée en cas de manquement de la part de l’abonné. Il convient de souligner qu’il s’agit bien de la responsabilité de l’abonné, et non de celle du pirate, qui peut être un autre membre du foyer familial. Ainsi, les parents titulaires de l’abonnement pourront se voir avertis des conséquences d’actes de piratage commis par leurs enfants.

Un tel dispositif connaît évidemment de nombreux précédents dans notre droit. Par exemple, en matière d’infractions routières, le titulaire du certificat d’immatriculation est redevable de l’amende même s’il n’est pas lui-même l’auteur d’un excès de vitesse : il a au moins commis un défaut de surveillance de son véhicule ou de l’usage qui en est fait. J’estime en outre naturel qu’il incombe aux parents de relayer auprès de leurs enfants la pédagogie développée à leur égard par les pouvoirs publics dans le cadre de la réponse graduée.

Cette réponse prendra une forme qui, dans un premier temps, sera préventive, puis, dans un deuxième temps, transactionnelle, et, enfin, pourra éventuellement déboucher sur une sanction de nature administrative, prononcée par une autorité indépendante chargée de la gestion du mécanisme mais placée sous le contrôle du juge judiciaire.

Que se passera-t-il, concrètement, pour l’abonné, en cas de piratage ?

La première phase, celle de la constatation des faits, ne connaîtra en fait aucun changement par rapport à la situation actuelle. Aujourd’hui, il appartient effectivement aux ayants droit de repérer les actes de piratage sur internet par l’intermédiaire des agents assermentés des sociétés de perception et de répartition des droits et de leurs organisations professionnelles. Pour ce faire, ces structures utilisent des traitements automatisés qui collectent les adresses IP, sortes de plaques d’immatriculation, permanentes ou provisoires, des ordinateurs. Il faut le souligner, ces traitements automatisés font l’objet d’une autorisation délivrée par la CNIL, la Commission nationale de l’informatique et des libertés.

Sur la base des constats dressés, les ayants droit peuvent saisir le juge, mais le projet de loi leur offrira une alternative : ils pourront aussi, s’agissant de pirates ordinaires, saisir une autorité administrative indépendante sur le fondement du manquement de l’abonné à son obligation de surveillance.

L’objectif du Gouvernement est que l’efficacité du mécanisme pédagogique et gradué géré par l’autorité administrative dissuade les ayants droit de recourir à la voie pénale.

En fait, la voie administrative n’entraîne pas la disparition de la voie pénale, mais vient la compléter. Il n’est effectivement pas envisageable de priver les ayants droit, par principe, du recours direct au juge, compte tenu, notamment, du fait que certains actes de piratage, par leur ampleur, par les moyens employés ou encore par le but poursuivi, ne pourraient recevoir une réponse adéquate que sous la forme d’une sanction pénale ou de dommages et intérêts. Il appartiendra aux ayants droit de choisir la modalité la plus adaptée.

La procédure administrative, à la fois rapide et peu coûteuse, s’imposera naturellement dans tous les cas de piratage ordinaire, ludique, qui constituent bien sûr l’immense majorité des cas.

S’agissant de ce que certains appellent une double peine, c’est-à-dire du risque de voir une même personne sanctionnée à la fois par le juge pénal et par l’autorité administrative, je tiens à souligner que la difficulté soulevée n’est pas de nature juridique, car la jurisprudence constitutionnelle admet qu’un même fait soit passible à la fois de sanctions administratives et de sanctions pénales. C’est notamment le cas lorsque des infractions bancaires ou boursières sont sanctionnées ou quand des agents publics sont l’objet de sanctions disciplinaires et pénales.

Nous estimons cependant qu’un cumul des sanctions, sanction pénale et sanction administrative, sur la tête d’une même personne n’est pas souhaitable et doit être évité. Il n’est effectivement pas compatible avec le souci de prévention et de décriminalisation qui sous-tend le projet de loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet.

Pour autant, il n’est pas envisageable de priver les créateurs et les entreprises de l’accès au juge. Il faut donc adopter des solutions de nature essentiellement pratique.

Tout d’abord, à l’occasion de la demande à la CNIL de l’autorisation des traitements automatisés leur permettant de repérer les infractions, les ayants droit s’engageront à n’utiliser les constats ainsi dressés que dans le cadre de l’une ou de l’autre voie – pénale ou administrative. Ils organiseront ainsi un aiguillage à la source entre les deux procédures.

Ensuite, il convient d’insister sur le fait que les ayants droit qui saisiront l’autorité administrative à partir de l’adresse IP d’un ordinateur ne connaîtront jamais l’identité de l’abonné mis en cause. La loi ne prévoit en effet aucun retour d’information de la part de la haute autorité compétente en direction des auteurs de la saisine.

Ladite autorité demeurera donc pour les ayants droit une « chambre noire », un écran venant s’interposer entre eux-mêmes et l’identité de l’abonné. Ce n’est pas le cas – je tiens à le souligner – lorsque le tribunal correctionnel est saisi.

Quel sera le rôle de l’autorité administrative à laquelle sera confié le traitement des constats dressés par des agents assermentés ?

Cette autorité sera en fait l’Autorité de régulation des mesures techniques créée en 2006 sur l’initiative de votre Haute Assemblée afin de veiller à l’interopérabilité des mesures techniques de protection et au respect de l’exception pour copie privée. Elle est actuellement présidée par le conseiller d’État Jean Musitelli. Pour mieux refléter l’étendue de ses nouvelles compétences, elle sera rebaptisée Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur internet, ou HADOPI.

La Haute autorité ne pourra agir que sur le fondement des constats dressés par les représentants des ayants droit. Elle ne disposera donc d’aucune faculté d’auto-saisine ni a fortiori d’aucune compétence de surveillance des réseaux de communication électronique.

Elle enverra tout d’abord aux pirates des messages d’avertissement pédagogiques, dénommés recommandations. Ensuite, après l’envoi d’un courrier électronique, elle fera usage du procédé de la lettre remise contre signature, de façon à s’assurer que l’abonné a bien pris connaissance du comportement qui lui est reproché. C’est important : les parents seront ainsi nécessairement avertis des actes de piratage qui pourraient être commis à leur insu par leurs enfants, et les entreprises des agissements de leurs collaborateurs.

Une phase préventive, que le droit ne permet pas jusqu’à présent, précédera donc une éventuelle sanction – elle la précédera même obligatoirement. L’infraction ne sera effectivement constituée qu’après renouvellement du manquement dans l’année qui suit la réception de l’avertissement.

La visée pédagogique et préventive de ce mécanisme est essentielle et constitue le cœur du projet de loi. Selon une récente étude menée en Grande-Bretagne et publiée en mars 2008, 70 % des internautes cesseraient de télécharger dès le premier message d’avertissement et 90 % dès le deuxième. Ces données sont cohérentes avec les taux relevés aux États-Unis, un dispositif du même type ayant été mis en place dans certains États fédérés.

En cas de manquement répété de l’abonné, la Haute autorité pourra prendre à son encontre une sanction administrative consistant en une suspension de l’accès internet. La suspension de l’abonnement sera assortie de l’impossibilité de souscrire pendant la même période un autre contrat auprès de tout opérateur, de façon à éviter la migration des abonnés d’un fournisseur à un autre. Ce point est également important car les opérateurs de communication qui feront diligence pour mettre en œuvre les décisions de la Haute autorité ne doivent pas être pénalisés par rapport à ceux qui se montreraient moins coopératifs dans le but de capter de façon déloyale la clientèle de leurs concurrents.

En principe, la durée de la suspension de l’abonnement est comprise entre trois mois et un an. Cependant, la Haute autorité pourra proposer à l’abonné une transaction : s’il s’engage à ne pas renouveler le comportement qui lui est reproché, sa suspension pourra être ramenée à une durée comprise entre un et trois mois. Cette phase transactionnelle instaurant un dialogue entre la Haute autorité et l’abonné accentue encore l’aspect pédagogique du mécanisme.

Nous sommes bien sûr conscients des difficultés que pourrait poser ce dispositif aux entreprises ou à d’autres personnes morales, notamment publiques, telles les universités. Le projet de loi prévoit donc que la Haute autorité pourra recourir à des mesures alternatives à la suspension de l’accès lorsque les effets de cette sanction seraient disproportionnés. L’employeur pourra ainsi être invité par la Haute autorité à prendre des mesures de type pare-feu pour éviter que les employés ne s’adonnent au piratage à partir des postes informatiques de l’entreprise. De telles techniques sont d’ailleurs déjà largement utilisées dans les collectivités publiques ou privées d’une certaine taille.

La Haute autorité pourrait également enjoindre de telles mesures dans les cas, plus que rares, où il pourrait s’avérer techniquement impossible ou particulièrement complexe et coûteux de suspendre l’accès à internet sans suspendre également les services de téléphonie et de télévision.

Afin de garantir le respect des mesures de suspension, les fournisseurs d’accès à internet seront tenus de vérifier, à l’occasion de la conclusion de tout nouveau contrat, que leur cocontractant ne figure pas sur le répertoire des personnes dont l’abonnement a été suspendu. La Haute autorité pourra décider de prendre des sanctions pécuniaires d’un montant maximal de 5 000 euros à l’encontre des fournisseurs d’accès qui s’abstiendraient de procéder à ces vérifications ou qui ne mettraient pas en œuvre les mesures de suspension qu’elle décide.

Bien entendu, toutes les sanctions – suspensions d’abonnement, mesures alternatives à cette suspension et sanctions pécuniaires à l’encontre des fournisseurs d’accès – sont susceptibles de recours devant le juge.

Enfin, le texte précise les conditions, classiques, dans lesquelles le titulaire de l’accès à internet pourra s’exonérer de sa responsabilité : cas de force majeure ou détournement frauduleux de son accès par un tiers. Il encourage également les abonnés à prendre des mesures de sécurisation de leur poste, sur le modèle de ce qui existe déjà en matière de contrôle parental. En effet, la mise en œuvre d’un tel dispositif figurant sur une liste de moyens efficaces dressée par la Haute autorité vaudra exonération de responsabilité.

Telle est l’économie générale du mécanisme pédagogique et gradué envisagé par les accords de l’Élysée qu’il vous est proposé de traduire dans la loi.

Un débat assez vif s’est engagé dans les médias et l’opinion publique à propos de ce projet. Il y a des revendications légitimes de part et d’autre. Nous devons évidemment en tenir compte. Cependant, certains arguments semblent caricaturaux et d’autres plus inquiétants.

Je m’attarderai donc sur trois questions soulevées au sujet de ce projet de loi.

En premier lieu, la pertinence du choix comme sanction ultime d’une mesure de suspension de l’abonnement internet, de préférence, par exemple, à une amende, est contestée.

Tout d’abord, cette solution a été choisie pour manifester clairement la volonté du Gouvernement de décriminaliser le piratage ordinaire et d’instaurer à cet effet une procédure vraiment différente de celle qui est suivie devant le juge correctionnel. Il me semble qu’une sanction de nature pécuniaire aurait brouillé ce message, le juge pouvant également prononcer une sanction de ce type.

Ensuite, le rapport direct entre le comportement en cause – à savoir l’utilisation inappropriée de l’accès internet – et la nature de la sanction tend à renforcer l’efficacité pédagogie de celle-ci.

Enfin, le caractère non pécuniaire de la sanction évite de créer une inégalité devant le piratage entre des abonnés qui seraient en mesure d’acquitter facilement leurs amendes et ceux qui se trouveraient dans une situation difficile.

Certains voient dans la suspension de l’abonnement à internet une atteinte aux droits de l’homme, et plus précisément à la liberté de communication.

Je leur répondrai en premier lieu, tout simplement, que la résiliation de l’abonnement est déjà prévue – c’est bien normal – dans les contrats passés par les fournisseurs d’accès à internet avec leurs abonnés, dans les cas où ceux-ci ne s’acquittent pas de leurs factures ou se livrent à un usage inapproprié de leur abonnement. La mise en œuvre de cette clause ne requiert ni l’intervention du juge ni celle de l’autorité administrative : il suffit d’une mise en demeure adressée par le prestataire lui-même.

Ainsi donc, le préjudice économique infligé aux fournisseurs d’accès par les mauvais payeurs pourrait sans l’ombre d’un doute – voilà qui est étrange – justifier la résiliation unilatérale de l’abonnement. En revanche, une suspension d’abonnement prononcée dans le cadre d’une procédure contradictoire, par une autorité administrative indépendante, pour sanctionner un autre préjudice, porté cette fois aux industries culturelles, violerait gravement les droits de l’homme. Quelle approche étrange et paradoxale !

En second lieu, à supposer que la disposition permanente, à domicile, d’un accès à internet puisse être considérée comme une liberté fondamentale, on ne peut méconnaître le fait qu’aucun droit n’est inconditionnel : il doit être concilié avec les autres libertés et ne saurait être invoqué pour les violer impunément.

La Cour de justice des Communautés européennes a ainsi souligné, tout récemment, la nécessité de concilier les droits des artistes et des industries culturelles avec la liberté de communication sur les réseaux numériques. Et la Cour de cassation a jugé que le respect du droit des auteurs ne constitue pas une entrave à la liberté de communication, à la liberté d’expression ou à celle du commerce et de l’industrie.

Concilier le droit de propriété et le droit moral des créateurs avec la liberté de communication, ce n’est pas porter atteinte à celle-ci, c’est, au contraire, lui donner toute sa portée.

Tout notre droit est traversé par la nécessité d’assurer un équilibre entre des droits et libertés par nature antagonistes. Il n’y aurait aucune logique à ce que seul l’environnement numérique échappe à cette règle. En effet, il n’abolit pas les principes les plus élémentaires qui gouvernent la vie en société.

Autre objection fréquemment soulevée, la Haute autorité violerait la vie privée et elle permettrait le fichage des internautes et la surveillance généralisée des réseaux.

Il y a un paradoxe dans cette assertion : en effet, dans les autres pays qui pratiquent l’envoi de messages d’avertissement aux internautes, voire la suspension de l’accès à internet – les États-Unis, la Norvège, la Nouvelle-Zélande, et le Royaume-Uni depuis quelques semaines –, cette politique se passe entièrement de l’intervention publique. Elle est purement contractuelle et résulte d’accords entre les fournisseurs d’accès et les ayants droit.

La particularité de l’approche française, c’est justement d’interposer entre les parties en présence – ayants droit, fournisseurs d’accès et internautes – une autorité indépendante, qui assure la prévention du piratage tout en protégeant le secret de la vie privée.

Ainsi que je l’ai déjà indiqué, seule la Haute autorité pourra se procurer les données personnelles de l’abonné – nom et coordonnées postales et électroniques – strictement nécessaires à l’envoi des messages d’avertissement.

L’identité du pirate demeurera donc cachée aux ayants droit. À cet égard, la procédure devant la Haute autorité sera donc plus protectrice du secret de la vie privée que celle qui peut se dérouler devant le juge.

Au sein de la Haute autorité, la commission qui traitera les dossiers présentera toutes les garanties d’impartialité et d’indépendance : elle sera composée de magistrats et disposera d’agents publics dont l’absence de liens avec les intérêts économiques en cause aura été vérifiée par des enquêtes préalables.

La procédure suivie devant la Haute autorité, qui sera détaillée dans un décret en Conseil d’État, répondra à toutes les exigences du « procès équitable » au sens de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

Quant aux données nécessaires pour mettre en mouvement le mécanisme de prévention, ce sont celles qui sont d’ores et déjà collectées par les créateurs et les entreprises culturelles pour mener leurs actions judiciaires, à savoir les adresses IP. Aucune donnée nouvelle, je le répète, ne sera relevée par les agents assermentés pour dresser les constats nécessaires à la mise en œuvre de la réponse graduée.

J’en viens à présent à la troisième objection : cette loi serait dictée par les majors. Je tiens à le souligner, et tous ceux qui sont en contact avec les milieux culturels le savent bien, le présent projet de loi a reçu le soutien massif des créateurs et des entreprises du cinéma, de la musique et de l’Internet. Ce soutien provient tout particulièrement des petites et moyennes entreprises de la culture, de ces entreprises indépendantes qui sont les premières victimes du piratage parce que ce sont elles qui prennent le plus de risques en soutenant de jeunes talents. Plus de 95 % des entreprises dans le domaine de la musique sont des PME employant moins de vingt salariés : elles représentent 67 % de l’emploi et 44 % du chiffre d’affaires dans ce secteur.

Ces structures indépendantes, qui sont au cœur du dynamisme et de la diversité de notre scène artistique et de la scène européenne, se sont réunies sur mon initiative jeudi et vendredi dernier, au Muséum d’histoire naturelle, pour dresser leurs perspectives d’avenir dans le cadre des premières « Arènes européennes de l’indépendance ». Cette rencontre s’est achevée par la signature d’une déclaration en dix points, parmi lesquels figure le soutien massif au projet de loi, qui revêt à leurs yeux une importance considérable.

Cette loi n’est donc pas celle des majors, c’est celle de tous les créateurs et de toutes les industries culturelles.

Ce n’est pas non plus la loi des artistes les plus réputés, mais celle des jeunes talents.

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