Monsieur le président, madame le ministre, monsieur le président de la commission des affaires culturelles, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, le monde numérique change très vite.
Voilà vingt ans, on comptait seulement 100 000 internautes sur l’ensemble de la planète. Aujourd’hui, ils sont près de 1, 5 milliard.
Voilà dix ans, naissait tout juste le baladeur MP3, sur lequel on pouvait, performance extraordinaire pour l’époque, télécharger huit morceaux de musique. Aujourd’hui, ces appareils peuvent enregistrer jusqu’à 40 000 pièces, y compris des vidéos.
Voilà cinq ans, la télévision régnait en maître sur la distribution des images au sein de tous les foyers et les étoiles du web 2.0 étaient à peine naissantes. Aujourd’hui, sur de très grands sites de partage de vidéos, ce sont 13 heures de vidéo qui sont postées chaque minute.
C’est donc peu de dire que nous vivons une véritable révolution numérique, planétaire, et que cette révolution change notre façon de vivre, de travailler, de nous divertir, de communiquer, de nous informer.
Cette révolution se développe sous l’effet de trois ruptures profondes.
Tout d’abord, une rupture technologique : sur internet, les débits vont croissants et sont multipliés par presque cinquante tous les dix ans dans les pays industrialisés.
Ensuite, une rupture culturelle, avec l’émergence de nouvelles pratiques, de nouveaux modes de consommation. C’est notamment le cas pour l’image. Avec ce que l’on appelle, dans le jargon informatique, la délinéarisation, les internautes souhaitent prendre le contrôle de la programmation. Cela signe sans doute la fin du modèle vertical de distribution des programmes.
Enfin, une rupture économique, avec l’émergence de nouveaux acteurs, la démultiplication des offres et, surtout, une réallocation dans la chaîne de la valeur.
Cette révolution est telle qu’elle bouleverse aussi les équilibres fragiles de nos industries culturelles et qu’elle pourrait même atteindre jusqu’au droit d’auteur, qui, vous le savez, est une très belle invention française.
Une nouveauté radicale dans l’écosystème internet est à l’origine de ce phénomène et permet de le comprendre. En effet, un bien culturel, immatériel par essence, numérisé possède une propriété toute particulière : on peut le donner et le répliquer sans aucune limite et, surtout, sans risque de le perdre, pour celui qui le possède.
C’est peut-être cette fantastique et terrible propriété qui perturbe profondément les modèles économiques habituels. En annulant les coûts de reproduction et de distribution, les « coûts marginaux », comme disent les économistes, sont nuls. La tarification peut donc tendre vers zéro. On arrive ainsi à l’avènement d’une gratuité presque généralisée, principe constitutif d’internet, comme le montrent les travaux collaboratifs, les échanges, notamment à travers l’exemple de l’encyclopédie Wikipédia.
Pourtant, cette gratuité doit faire l’objet d’un questionnement. Bien sûr, la gratuité se généralise, mais elle n’est pas aussi nouvelle qu’on peut nous le dire et, surtout, elle n’est peut-être que faciale.
En dehors du champ légal et économique, cette gratuité prend la forme du piratage. Il n’est absolument pas nécessaire de justifier la lutte contre cette pratique inacceptable. À l’intérieur du champ légal et économique, la gratuité ou quasi-gratuité passe par la publicité ou les forfaits, un forfait étant un prix fixé pour une offre illimitée et pratiquement infinie, comme vous l’avez dit, madame la ministre. Les forfaits se développent à tous les niveaux. Dans le domaine de la musique, les majors ont signé des accords pour quelques euros, avec des plates-formes, que je ne veux pas citer, afin de distribuer leurs catalogues, en contrepartie de la publicité. Mais il existe aussi d’autres modèles de vente, plus ou moins liés, du reste, et sur lesquels je ne m’étendrai pas.
Dans le cinéma, FilmoTV, un distributeur français, a pris récemment l’initiative d’un fonctionnement par forfaits. Aux États-Unis, la réponse des grands studios – sans doute à Google – a été « Hulu » où avec trente secondes de publicité, vous visionnez vos films et vos séries.
Enfin, dans la presse, l’événement emblématique a eu lieu il y a un an, lorsque le New York Times a donné l’accès gratuit, en échange de publicité, à ses nouvelles mais aussi à ses archives.
Progressivement, tout le monde en vient à ce modèle de quasi-gratuité. Tous les acteurs entrent en concurrence sur un modèle plus ou moins fondé sur l’audience, où chacun veut capter la publicité.
Vous avez eu raison de le dire tout à l’heure, madame le ministre, nous sommes actuellement dans un trou noir. On assiste à une captation de la valeur et on ne parvient pas, avec les nouveaux modèles qui émergent du numérique, à monétiser cette audience à proportion de ce qui peut être par ailleurs perdu. C’est ce qui rend l’exercice difficile.
Mais soyons optimistes, mes chers collègues ! La publicité sur internet augmente de 25 % par an. En France internet est déjà devenu le troisième support publicitaire, devant la radio et l’affichage, et, bien sûr, derrière la presse et la télévision. Progressivement ce support va s’imposer.
Deuxième caractéristique de cette gratuité : elle n’est pas aussi nouvelle qu’on voudrait bien nous le faire croire. En effet, la gratuité a accompagné l’essor même des télécommunications. C’était le cas jadis du téléphone fixe gratuit, puis du téléphone mobile subventionné et autrefois du minitel, mais c’est aussi le cas de la radio et de la télévision qui proposent des programmes, bien entendu, gratuitement en échange de publicité.
Je m’attarderai davantage sur la troisième caractéristique de cette gratuité. Telle qu’on nous la présente, il s’agit d’une fausse gratuité, d’une gratuité faciale. En effet, ce que ne paient pas les uns, d’autres le paient et, parfois, d’autres le perdent aussi, lorsqu’il s’agit des créateurs.
En ce sens, cela n’annonce pas un monde idéal débarrassé du profit et de l’argent. C’est même l’acmé de la logique marchande, la contrepartie d’une société où les biens abondent. Sur internet, l’économie réelle finance l’économie virtuelle. Vous connaissez le slogan de la ville de Palo Alto près de San Francisco : « Make money, change the world » ! Make money…
Réfléchir à ces nouveaux modèles nous conduit à deux questions. D’une part, doit-on accepter cette atteinte massive aux droits des créateurs ? Bien sûr que non, il n’en est pas question ! Et d’autre part, peut-on penser que la seule lutte contre le piratage suffira à tout régler ? Une logique défensive sera aussi vouée à l’échec. En effet, il est vraisemblable que les technologies auront toujours un train d’avance sur la loi.
Comme Michel Thiollière l’a dit voilà un instant, il faut apporter une double garantie. Celle-ci concerne d’abord le créateur parce que internet ne doit pas tuer la création et parce qu’il s’agit d’un espace de création. Mais il faut en même temps garantir aux internautes un large accès à tous les contenus et aux applications, dans des conditions légales, bien entendu.
Concrètement, madame le ministre, nos propositions viennent compléter celles de Michel Thiollière, que je remercie d’ailleurs de sa grande patience. Pour concilier nos objectifs je vous propose trois pistes de travail que nos amendements développeront.
Première piste, il faut que le piratage devienne un risque inutile, grâce à, ou à cause de, la riposte graduée mais, surtout, par le biais du développement de l’offre légale. M. Olivennes l’avait dit clairement, avant de « désinciter », il faut encourager. Aussi, nous étions un peu surpris que, dans le texte, il y ait bien peu de chose sur l’encouragement à l’offre légale.
La filière nous rétorquera : « Endossez d’abord la responsabilité politique, ensuite, on discutera ! » En tant que législateurs, nous sommes prêts à tout endosser mais nous voulons aussi, comme Michel Thiollière, poser des jalons. Nous souhaitons en poser au sujet de la chronologie des médias, de l’interopérabilité. Par exemple, les aides à la production du CNC pourraient être subordonnées à l’engagement de rendre le film disponible en vidéo à la demande, ou VOD, en respectant la chronologie des médias.
Deuxième piste, les mécanismes que nous sommes prêts à instituer par la loi ne doivent pas menacer ce qui fait l’essence même d’internet. Nous avons parlé de « filtrage ». Ce terme était absent des accords Olivennes, on y parlait plutôt d’une « expérimentation ». Le filtrage des réseaux est inacceptable. Michel Thiollière propose un amendement de suppression ; nous souhaitons aller un peu plus loin.
En effet, derrière le filtrage se profile une menace. Le principe de neutralité est tout simplement un principe de liberté. Le système internet procède par différentes couches, le réseau transporte des applications, des services et des contenus. Les réseaux ne doivent pas avoir d’autorité sur les contenus !
Cela est d’autant plus important dans notre pays que c’est la France qui, au moment du sommet des Nations unies sur la société d’information a notamment porté ce souci de neutralité. Ce principe est fondamental si nous voulons que demain internet reste un gisement de création, de valeur et de valeur ajoutée, pour tout le monde !
Enfin, troisième piste, la loi doit protéger le droit de propriété intellectuelle, sans tomber dans le travers d’une société d’hyper-surveillance, ce qui est aussi l’une des menaces d’internet. Nous vous proposerons, dans la riposte graduée, au troisième étage de la fusée, pour la sanction, de substituer une amende à l’interruption.
Nous sommes sans doute en désaccord sur ce point. En démocratie, les désaccords sont bien naturels et il est normal que chacun puisse s’exprimer. Mais ce que nous proposons ne menace en rien la riposte graduée, au contraire. Notre proposition présente les mêmes bénéfices mais sans les désavantages de la coupure d’accès.
D’abord, dans des cas très rares selon vous, mais en réalité dans de trop nombreux cas, si vous coupez l’accès à internet, vous coupez la France en deux. En effet, dans certaines zones qui concernent environ 1 150 000 lignes, vous ne parviendrez pas à faire le tri entre les services de télévision, de téléphone fixe et d’internet. Par conséquent, la suspension est une mesure discriminatoire.
Deuxième avantage : pas de coupure, pas de fichier ; on évite les discussions sur ce point.
Enfin, le troisième avantage, c’est la pédagogie. Mais où est la pédagogie quand on veut réorienter les comportements vers l’offre légale si précisément on coupe le fil qui permet d’y accéder ?
Par ailleurs, j’ai entendu Éric Besson, prononçant les mots du Président de la République, déclarer à l’Élysée que le haut débit internet doit devenir une commodité essentielle. Déjà aujourd’hui internet a une très grande importance. Une coupure de plusieurs mois à un an privera des personnes de la recherche d’emploi, de moyens de formation et d’information. On peut obtenir le même bénéfice avec une autre mesure tout autant respectueuse de ce qui constitue, madame le ministre, le cœur de votre texte.
Je conclurai en me référant à l’un de nos grands anciens, Victor Hugo. Passons donc du net à Victor Hugo, de Gutenberg à McLuhan ! Victor Hugo déclarait lors du Congrès littéraire du 21 juin 1878 : « Le principe est double, ne l’oublions pas. Le livre, comme livre, appartient à l'auteur, mais comme pensée, il appartient – le mot n'est pas trop vaste – au genre humain. Toutes les intelligences y ont droit. Si l'un des deux droits, le droit de l'écrivain et le droit de l'esprit humain, devait être sacrifié, ce serait, certes, le droit de l'écrivain. » Mes chers collègues, faisons en sorte que ni le droit des auteurs, ni le droit de l’esprit humain ne soit sacrifié. C’est le travail qu’il nous importe désormais d’accomplir.