Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, la loi relative au droit d'auteur et aux droits voisins dans la société de l'information, dite « loi DADVSI », adoptée définitivement par le Parlement le 30 juin 2006, visait à garantir le respect du droit d’auteur et des droits voisins dans le cadre des échanges culturels par le biais de l’Internet.
Deux ans après le vote de cette loi censée notamment apporter des réponses efficaces au contournement du droit d’auteur sur le net, on constate qu’elle n’a pas été dissuasive et que le piratage s’est amplifié.
Le contournement sur internet des règles de la propriété intellectuelle demeure à ce jour assimilé au délit de contrefaçon, passible dans notre arsenal juridique de trois ans de prison et de 300 000 euros d’amende.
Parce qu’elles sont excessives et totalement inadaptées, ces sanctions n’ont pour ainsi dire jamais été appliquées, et le pillage des œuvres par le biais des réseaux de pair à pair n’a cessé de prendre de l’ampleur jusqu’à mener les industries culturelles, musicales et cinématographiques au point de rupture.
Les chiffres du piratage des œuvres sont éloquents. En ce qui concerne la musique, un milliard de fichiers – soit l’équivalent des ventes physiques de titres – auraient été téléchargés en 2007, dont seulement 20 millions sur des plates-formes de téléchargement légales.
L’industrie phonographique française dans son ensemble, majors et labels indépendants, se trouve actuellement dans une situation des plus délicates. Le marché du disque a globalement chuté de 22 % en 2006 et encore de 20, 5 % pour les neuf premiers mois de 2007, avec une baisse vertigineuse en volume et en valeur de plus de 50 % depuis 2002.
J’insiste sur le fait que cette baisse concerne aussi bien les grands éditeurs, dits majors du disque, que les petites structures qui ne représentent pas moins de 80 % de l’offre musicale en France. Les uns ne peuvent pas exister sans les autres. C’est le principe même de l’équilibre de la culture et de la contre-culture qui est en jeu, de l’équilibre entre une offre grand public et une offre plus pointue mais garante de la diversité et de la richesse de la production phonographique française.
En ce qui concerne le cinéma, le constat n’est pas plus brillant.
Secteur pourtant régulé par le Centre national de la cinématographie, ou CNC, le cinéma est désormais touché de plein fouet par le téléchargement et la mise à disposition illégale sur internet : 450 000 films seraient téléchargés illégalement chaque jour, et une étude récente du CNC et de l’ALPA, l’Association de lutte contre la piraterie audiovisuelle, nous enseigne qu’en 2006 plus de 40 % des films sortis en salle étaient déjà disponibles sur les réseaux peer to peer, sur lesquels près de 94 % des films piratés pouvaient être téléchargés avant même leur sortie en DVD.
En 2008, malgré le succès phénoménal de Bienvenue chez les Ch’tis – plus de 20 millions d’entrées-salles –, la fréquentation stagne par rapport à l’année précédente : le pic de fréquentation que l’on attendait du succès de ce film ne s’est pas produit.
L’ensemble du système de financement du cinéma et de rémunération des ayants droit sur les différentes fenêtres d’exploitation d’un film risque de s’effondrer si rien n’est fait pour endiguer le piratage des œuvres et développer en parallèle – c’est important ! – une offre légale attractive et respectueuse de la propriété intellectuelle. Il est donc urgent d’agir sur ces deux volets.
La méthode employée, consistant à réunir sous l’égide de M. Denis Olivennes l’ensemble des acteurs concernés par le pillage des œuvres sur internet, s’est avérée positive. Les accords dits « de l’Élysée » nous semblent un compromis équilibré permettant de répondre à une situation d’urgence.
La « riposte graduée », issue de ces accords signés par quarante-deux organisations professionnelles, sociétés d’ayants droit et fournisseurs d’accès à internet et dont ce projet de loi est la transcription législative, constitue une démarche consensuelle, pédagogique et novatrice pour lutter contre le piratage des œuvres sur internet. Nous ne pouvons qu’y souscrire.
Permettez-moi toutefois un certain nombre de remarques.
Il est tout d’abord particulièrement regrettable que certains fournisseurs d’accès à internet se croient permis, sous le fallacieux prétexte qu’on leur aurait fait signer une page blanche, de retirer leur signature de ces accords. L’avenir de la création musicale et cinématographique risque de pâtir de telles volte-face, qui en disent long sur l’attitude que certains opérateurs se croient autorisés à adopter pour des raisons qui leur sont propres.
Sans revenir sur le détail du dispositif de la « riposte graduée », qui nous a été parfaitement décrit par M. le rapporteur et par vous-même, madame la ministre, je regrette à mon tour les vicissitudes de l’amendement n° 138, dit « amendement Bono », qui a le mérite de rappeler aux États membres un principe essentiel de l’ordre juridique communautaire : toute atteinte aux libertés fondamentales nécessite l’intervention d’une autorité judiciaire.
Si l’on ne peut nier que la possibilité pour tous les citoyens d’accéder à internet est un objectif de développement important, il nous paraît excessif qu’un encadrement de son utilisation soit considéré comme une atteinte aux droits essentiels de l’homme revêtant un caractère liberticide. Ajoutons que les garanties offertes dans le projet de loi pour assurer la sécurisation des données personnelles qui seront collectées par la HADOPI et l’anonymat des internautes sanctionnés ont été respectées, grâce en partie aux amendements de la commission des affaires culturelles.
Une telle démarche est d’autant plus navrante qu’elle tente de faire passer les auteurs et l’ensemble de la chaîne des ayants droit pour de terribles censeurs de l’internet, alors qu’il s’agit ni plus ni moins de faire respecter, sur le net comme ailleurs, les règles de la propriété intellectuelle tout en les adaptant au nouvel environnement numérique.
Cependant, madame la ministre, votre projet de loi ne nous satisfait pas pleinement en ce qu’il ne reflète pas suffisamment la philosophie des accords de l’Élysée. Ces derniers reposaient sur un équilibre entre les droits et les obligations des ayants droit. En d’autres termes, la mise en place d’un système innovant de riposte graduée doit avoir pour corollaire un certain nombre d’obligations dont le respect permettra le développement de l’offre légale de musique et de films.
Le respect du volet fondamental du développement parallèle de l’offre légale est essentiel.
En ce qui concerne la graduation de la « riposte » – nous aurions préféré le terme « réponse », moins agressif –, le volet pédagogique n’est pas assez développé. Vous vous appuyez sur la peur du gendarme en espérant – et, sincèrement, nous le souhaitons également – que, comme en Grande-Bretagne ou aux États-Unis, 70 % des internautes cesseront de pirater des œuvres lors de la réception du premier message d’avertissement et que ce taux atteindra 90 % lors de la réception de la lettre recommandée avec accusé de réception. Il manque, madame la ministre, un engagement ferme du Gouvernement de développer une campagne d’information ayant pour objet de faire de la pédagogie à destination des internautes, en particulier des plus jeunes, afin de leur expliquer de façon simple l’enjeu du respect par tous des règles de la propriété intellectuelle.
Nous souscrivons aux propositions de la commission des affaires culturelles du Sénat visant à sensibiliser les élèves, dans le cadre des enseignements scolaires, aux risques liés aux usages d’internet et aux dangers du piratage des œuvres culturelles pour la création. Il s’agit d’un point fondamental, qui déterminera l’efficacité de ce texte : la riposte graduée ne sera comprise et acceptée par l’opinion qu’à cette seule condition. Sans cette campagne d’information, les systèmes de brouillage risquent de se développer – car la technique est toujours en avance sur le législateur – et tous les efforts déployés pour protéger et rémunérer la création auront été vains.
Le projet de loi que vous nous présentez aujourd’hui, madame la ministre, présente par ailleurs des lacunes en matière d’encouragement des industries de la culture à développer l’offre légale, développement qui est le corollaire, voire la justification, de la riposte graduée. Les accords signés étaient très clairs sur ce point : l’engagement pris par les pouvoirs publics de mettre en place un dispositif efficace de réduction du piratage sur internet doit s’accompagner d’un engagement des professionnels de l’industrie culturelle de développer leur offre légale et de faire des efforts significatifs. Il s’agit, pour le cinéma, de réviser la chronologie des médias et d’abaisser le délai de diffusion de la vidéo à la demande, la VOD, de sept mois et demi à six mois ; et, pour l’industrie musicale, de renoncer à recourir aux DRM, les mesures de gestion des droits numériques, ce qui réglerait les multiples problèmes d’interopérabilité entre les différents supports d’écoute et de lecture.
Certes, l’offre légale s’est développée de manière significative depuis le vote de la loi DADVSI, et de nouveaux modèles de consommation légale des œuvres ont vu le jour. Il est désormais possible d’écouter une grande quantité et une grande diversité d’œuvres musicales sur des plates-formes légales de lecture et de téléchargement ; des centaines de milliers de titres sont d’ores et déjà accessibles, soit en streaming, soit par le biais de la vente à l’acte.
Mais, si la vente de musique numérique représente un chiffre d’affaires de 50, 8 millions d’euros en 2007, soit une augmentation de 16, 6 % par rapport à l’année précédente, elle reste marginale au regard du chiffre d’affaires global de l’industrie phonographique, qui s’élève à 713 millions d’euros.
L’offre légale de cinéma en ligne connaît une progression comparable, et le marché de la vidéo à la demande est en forte croissance, avec des catalogues de plus en plus étoffés qui viennent directement concurrencer les locations physiques en vidéoclubs. Pour 2007, l’observatoire de la vidéo à la demande faisait état d’une augmentation de l’offre de 45, 2 % par rapport à l’année précédente. En revanche, si 67 % des internautes déclarent connaître ce service, ils ne sont que 9 % à y recourir.
Que ce soit pour le cinéma ou pour la musique, l’offre légale numérique n’a donc pas encore rencontré la demande.
À ce titre, l’engagement des professionnels du cinéma d’aligner, au sein de la chronologie des médias, la fenêtre de la VOD sur celle du DVD serait un signe fort qui rendrait la VOD plus attractive. Il est à cet égard très regrettable que certains représentants de la profession aient refusé de siéger à la première réunion organisée par le CNC pour faire évoluer la chronologie des médias.
Votre projet de loi, madame la ministre, ne suffira pas à poser le cadre de la rencontre entre la demande et l’offre légale de musique et de films. La pédagogie à travers une sanction du piratage, même graduée, est indispensable pour inciter les internautes à se diriger vers l’offre légale numérique. À défaut, la lettre des accords de l’Élysée serait certes respectée, mais leur esprit, qui fait prévaloir un équilibre entre la lutte contre le piratage et le développement de l’offre légale, serait fragilisé. Il faut d’urgence rétablir cet équilibre afin d’assurer aussi bien la diversité de l’offre que l’attractivité de son prix.
L’enjeu de cet équilibre, nous le connaissons tous : c’est celui de l’environnement culturel dans lequel nous souhaitons vivre. Ce sera un monde de pseudo-gratuité qui s’organisera autour des annonceurs publicitaires, avec des productions françaises financées et formatées par la publicité, ou bien un monde de diversité que les auteurs continueront de mettre en musique et en image, en toute indépendance.