Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, voilà deux ans, lors de la discussion du projet de loi DADVSI, nous avons souligné que les discussions sur la régulation des droits d’auteur dans l’univers numérique intervenaient trop tard ou trop tôt. Trop tard, car le projet de loi visait à transposer une directive européenne de 2001 issue d’accords internationaux de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle, l’OMPI, signés en 1996 ; trop tôt, car la révolution numérique était en cours et les modèles économiques émergeaient à peine. Aujourd’hui, l’examen du projet de loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet vient le confirmer.
En effet, que reste-t-il de la loi DADVSI ? Comme nous le pressentions alors, le dispositif de sanctions adopté à l’époque pour lutter contre le téléchargement illégal s’est révélé totalement inefficace. Certes, la rapidité des évolutions technologiques dans le secteur numérique rend difficile notre travail de législateur ; mais les sanctions juridiques prévues se sont révélées inapplicables et sont restées inappliquées, nous obligeant aujourd’hui à remettre l’ouvrage sur le métier.
Cependant, à la différence du précédent projet de loi, dont la gestation, nous nous en souvenons tous, avait été douloureuse et la naissance difficile, je pense et j’espère que celui-ci contribuera de la manière la plus efficace possible à la nécessaire régulation de l’univers numérique.
D’abord, la mission menée par Denis Olivennes – mission dont vous avez pris l’initiative, madame la ministre – a réussi à asseoir autour d’une table des professionnels dont les intérêts, nous avions pu le constater au moment de la préparation de la loi DADVSI, sont très divergents. Il faut saluer les « accords de l’Élysée », qui engagent, aux côtés des pouvoirs publics, quarante-sept représentants des différents secteurs de la musique, du cinéma, de l’audiovisuel, et des fournisseurs d’accès à internet à trouver des solutions pour favoriser le développement et la protection des œuvres et programmes culturels sur les réseaux. Qu’un consensus ait pu être trouvé entre ces acteurs, qu’ils aient pris conscience de leurs responsabilités et que chacun ait accepté de souscrire à des engagements forts et concrets pour faire aboutir ce projet est à saluer.
Ensuite, il faut rappeler que le projet de loi est plus qu’attendu par les artistes et les ayants droit. Il est en effet nécessaire aujourd’hui d’apporter une réponse au téléchargement illégal : nous connaissons les effets redoutables, voire extrêmement négatifs, de ce phénomène, et nombre d’exemples en ont été évoqués à cette tribune.
Nous constatons tous qu’avec le numérique nous vivons une révolution des modes de diffusion et de consommation des œuvres, comme l’a si bien rappelé notre collègue Bruno Retailleau, révolution à laquelle les industries culturelles n’ont pas toujours su s’adapter en temps utile. L’important aujourd’hui est de dissuader les internautes de se fournir en fichiers musicaux, cinématographiques ou audiovisuels sans que les auteurs et les ayants droit perçoivent la juste rémunération à laquelle ils sont en droit de prétendre. C’est la raison pour laquelle je défendrai un amendement tendant à ce que les sommes liées au prix de l’abonnement versé durant la suspension de l’accès à internet reviennent directement aux artistes, dans le cadre des actions d’aide à la création et à la diffusion du spectacle vivant : c’est en quelque sorte une réparation pour les artistes des usages illicites de leurs œuvres.
Notre pays, je le rappelle, a toujours défendu le droit d’auteur, seul garant de l’indépendance des artistes, de leur liberté, mais surtout du renouvellement de la création. L’essentiel aujourd’hui est de changer les comportements, car nous savons bien que l’évolution technologique sera toujours en avance sur la loi. C’est pourquoi je crois fondamental d’agir en amont et de renforcer la pédagogie.
Madame la ministre, vous proposez un dispositif préventif, et les sondages réalisés montrent que 70 % des Français seraient effectivement dissuadés de télécharger à la première recommandation reçue. Nous insisterons donc pour que la sanction – la suspension de l’accès à internet – garde son statut d’« arme de dissuasion » ; car nous savons tous qu’aujourd’hui internet est devenu, comme l’indiquait M. Éric Besson en présentant le plan France numérique 2012, « une commodité essentielle comme l’eau ou l’électricité ». Sans revenir sur la question des offres double ou triple play, je soulignerai que la suspension de l’accès à internet peut aujourd’hui devenir handicapante, un nombre croissant de services de la vie quotidienne passant désormais par internet.
Cela étant, la réponse graduée reste la solution qui paraît aujourd’hui la plus adaptée et la plus réaliste. C’est d’ailleurs cette solution, je tiens à le rappeler, que le groupe Union centriste–UDF avait défendue au Sénat en 2006. Nous y sommes donc, vous l’aurez compris, très favorables.
S’agissant de la future haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur internet, ou HADOPI, nous sommes attachés à ce que soient garanties son impartialité et son indépendance. Cet objectif nous semble atteint grâce à la distinction opérée entre le collège et la commission de protection des droits, composée exclusivement de magistrats.
Nous sommes donc attachés à faire de ce projet de loi un texte équilibré fidèle aux engagements pris par chacun lors des « accords de l’Élysée » : équilibre entre le droit de propriété et le droit moral des créateurs, et la protection de la vie privée des internautes ; équilibre entre les sanctions et les offres légales ; équilibre entre les droits et les devoirs des internautes ; équilibre entre prévention et sanction.
Comme d’autres orateurs, j’ai le sentiment que le projet de loi est plus particulièrement centré sur les mesures de la réponse graduée, c’est-à-dire les mesures d’avertissement et de sanction. Or, vous le savez tous, deux volets étaient prévus dans les « accords Olivennes » : le premier vise à améliorer l’offre légale en ligne, le second tend à lutter plus efficacement contre les téléchargements illégaux. J’aurai donc à cœur de défendre plusieurs amendements ayant pour objet de favoriser le développement des offres légales, afin que les internautes et les consommateurs soient réellement « désincités » à télécharger illégalement.
La commission des affaires culturelles a également exprimé ce souhait et a déjà amendé largement le texte dans ce sens. Je proposerai que nous allions un peu plus loin.
S’agissant du développement de l’offre légale, s’il revient principalement aux représentants du secteur de prendre les mesures nécessaires en ce sens, le législateur peut toutefois avoir un rôle d’impulsion. Cela est d’autant plus important que, pour l’instant, aucune annonce n’a été faite – sauf celle de dernière minute ce matin par Universal – et que les négociations, notamment sur la chronologie des médias, sont, force est de le reconnaître, au point mort.
Or, pour deux raisons au moins, il me semble qu’il revient aux pouvoirs publics d’initier le mouvement d’une amélioration de l’offre légale.
Tout d’abord, parce qu’il s’agit du pendant indispensable au volet « sanctions » de ce projet de loi. Il est difficile de mettre en place un système tel que la réponse graduée sans dire aux internautes qu’ils pourront avoir une offre élargie, diversifiée et facile d’utilisation de musique et de cinéma sur internet. Pour que la loi soit bien acceptée par l’opinion publique, et notamment par les jeunes générations, ce volet est indispensable.
Cela est d’autant plus justifié que la disponibilité des œuvres sur les plates-formes légales, œuvres autant cinématographiques que musicales, a été améliorée mais reste encore largement perfectible. S’agissant de la musique, si les catalogues tendent à s’étoffer et à offrir une gamme de plus en plus large, la disponibilité technique des œuvres achetées reste insatisfaisante pour de nombreux consommateurs.
En d’autres termes, comme le rappelle la mission Olivennes, « le manque d’attractivité de l’achat en ligne d’œuvres musicales est très lié aux contraintes d’utilisation que les mesures techniques de protection imposent. L’achat d’une œuvre numérique n’est intéressant que s’il permet la même liberté d’usage que le support physique. ».
Il est ainsi tout à fait regrettable qu’aujourd’hui lorsque vous changez d’ordinateur, vous ne puissiez pas conserver les fichiers achetés sur internet, le transfert d’une bibliothèque à une autre étant impossible. De même, vous ne pourrez pas lire une musique achetée si le format du fichier n’est pas compatible avec le logiciel de lecture de l’ordinateur. Ce sont autant de contraintes qui font que « le consommateur se refusera à acheter ».
Or l’interopérabilité est une condition indispensable à l’acceptation de ce qui est proposé aujourd’hui et à l’émergence d’une offre légale plus attrayante face à la gratuité de l’offre illégale. J’avais déjà insisté sur la nécessaire interopérabilité lors de l’examen du projet de loi DADVSI, et je constate aujourd'hui que de vrais progrès doivent être faits dans ce domaine.
Pour cette raison, je vous proposerai, en m’inspirant des conclusions de la mission Olivennes, un amendement prévoyant que les professionnels du secteur du phonogramme s’accordent pour mettre en place un standard de mesures techniques assurant l’interopérabilité des fichiers musicaux, et pour permettre l’offre au détail de tous les fichiers musicaux en ligne sans mesures techniques.
S’agissant maintenant de l’offre légale en matière de cinéma, s’il n’est pas question de remettre en cause la chronologie des médias, qui est nécessaire, il semble indispensable aujourd’hui de raccourcir les délais d’exploitation des films pour s’adapter à l’univers numérique. Les fenêtres actuelles de la chronologie des médias, de six mois à trente-six mois, sont inadaptées au rythme actuel de consommation des films. Ces délais longs constituent, à n’en pas douter, une invitation au téléchargement illégal. Chacun en est conscient, il faut se rapprocher des délais observés chez nos voisins européens, dont l’exemple montre que des fenêtres d’exploitation plus courtes n’empêchent pas la bonne exploitation des films lors de leur sortie en salle.
Ainsi, les délais de disponibilité des films en VOD doivent être impérativement raccourcis pour se situer autour de trois ou quatre mois. Le rapporteur, M. Michel Thiollière, a fait un premier pas en fixant un cadre aux négociations professionnelles. Il faut aller plus loin et donner des signes tangibles aux internautes consommateurs en indiquant les fenêtres dans lesquelles les professionnels devront négocier. C’est le sens de l’un des amendements que je présenterai.
Au-delà de ce nécessaire rééquilibrage entre la réponse graduée et l’amélioration de l’offre légale, je m’interroge sur l’équilibre entre les obligations de surveillance de son accès internet par l’abonné et les droits de se défendre ainsi que les garanties données aux internautes face à la procédure mise en œuvre par la Haute autorité.
À ce titre, nous avons déposé un certain nombre d’amendements visant à protéger les droits des internautes. Partant d’une obligation de surveillance de l’accès internet par l’abonné, et non d’une obligation pesant sur l’internaute malveillant, le projet de loi pose la question de l’identification du contrevenant et de sa responsabilité. En effet, comment savoir si c’est l’abonné et non une tierce personne qui a téléchargé illégalement ? Cette question est d’autant plus importante qu’il est fréquent qu’un abonnement soit utilisé par plusieurs personnes. Une présomption de culpabilité pèse sur l’abonné.
En outre, il est « simple » de faire accuser un internaute innocent en fournissant son adresse IP, celle de son routeur wi-fi, voire celle de son imprimante, en dépit des systèmes de surveillance.
L’internaute, en l’occurrence l’abonné, devra donc prouver qu’il a été piraté et qu’il a mis tous les moyens en œuvre pour ne pas l’être, ce qui pour un simple internaute profane – ce qui est le cas de la grande majorité des internautes – sera difficile, voire improbable.
Ce constat d’incertitude juridique et de perfectibilité des systèmes informatiques nous a conduits à déposer plusieurs amendements visant à garantir les droits de l’abonné. Ainsi, à ce stade, je l’avoue, nous nous interrogeons sur la possibilité de pouvoir contester le bien-fondé des recommandations comme toute décision administrative. Cela nous semble d’autant plus important que la recommandation entraîne de facto une inscription dans le fichier géré par la HADOPI.
Si l’abonné doit pouvoir se manifester à la suite d’une recommandation, il doit le faire en connaissance de cause. C’est pourquoi nous trouverions normal que la première recommandation, acte générateur de la réponse graduée, soit motivée.
Dans un même souci de consolidation juridique du texte, nous proposerons de préciser le caractère graduel du dispositif en inscrivant clairement dans la loi que la sanction puisse être prononcée uniquement si l’abonné a reçu une deuxième recommandation.
Je proposais également de rendre obligatoire la transaction qui est prévue entre la HADOPI et l’abonné pour l’établissement de la sanction afin de donner plus de souplesse aux décisions de la Haute autorité, mais, surtout, de renforcer le caractère pédagogique avec les internautes contrevenants. C’est aussi dans cet esprit que nous avions suggéré que la HADOPI mette à disposition des internautes contrevenants une hot line gratuite pour permettre d’engager le dialogue. Nous regrettons que la commission des finances ait opposé l’article 40 de la Constitution à ces amendements.
Un dernier amendement vise à empêcher une double action et donc une double peine. En l’état actuel du texte, rien n’interdit que l’internaute puisse faire l’objet à la fois d’un recours devant le juge pénal pour un délit contrefaçon et d’une procédure devant la HADOPI pour défaut de surveillance de son poste. Un même fait, à savoir le téléchargement illégal d’une œuvre protégée, peut conduire à la mise en œuvre de ces deux procédures. La règle non bis in idem peut donc s’appliquer.
Enfin, je terminerai en évoquant la prévention. Je l’ai déjà dit, l’objectif avec la réponse graduée est de faire évoluer les mentalités et les comportements.
L’éducation et la pédagogie nous semblent essentielles pour que les jeunes générations prennent conscience des conséquences du téléchargement illicite sur la création artistique. En 2006, nous avions plaidé l’importance de l’éducation de nos concitoyens à la culture tant ces pratiques de téléchargement peuvent accréditer l’idée que tout est gratuit et que la culture ne coûte rien. Or c’est méconnaître l’investissement personnel et financier et le travail des artistes. Ainsi, je me félicite que M. le rapporteur ait prévu une information des élèves dans le cadre de l’éducation nationale. Il est également bien venu que les fournisseurs d’accès à internet soient mis à contribution dans les actions de sensibilisation des internautes par des messages appropriés.
En tout cas, il ne faut pas perdre de vue que l’enjeu de ce projet de loi est bien la création culturelle. II faut garantir un juste équilibre entre les droits légitimes des auteurs, sans lesquels il ne saurait y avoir de création artistique et culturelle, et les droits des citoyens à l’accès, au partage et à la diffusion de la culture, des savoirs et de l’information que permet ce formidable espace de liberté qu’est internet.