Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, le projet de loi dont nous discutons aujourd’hui nous plonge directement au cœur d’une problématique centrale : quelle société de l’information et de la création culturelle voulons-nous transmettre en héritage aux générations futures ?
Il y a dix ans exactement commençait une véritable révolution technologique, celle de la croissance exponentielle des échanges de données et du développement des premiers logiciels de téléchargement d’œuvres musicales sur internet. Les industriels avaient alors mis en place les premiers verrous anti-copie sur les fichiers numériques musicaux référencés dans leurs catalogues.
Depuis, cette évolution s’est accélérée, au niveau tant des supports que des conditions d’échange des œuvres culturelles, avec l’apparition de nouvelles plateformes et logiciels de téléchargement, donnant ainsi au consommateur l’accès à une offre quantitative et qualitative très large, inconnue jusque-là.
Nous assistons à une véritable révolution de l’économie culturelle, dont les mutations nous transportent de la civilisation du support matériel à celle du support numérique et du virtuel.
Nous ne pouvons encore mesurer, pour les années à venir, les conséquences de ces bouleversements sur notre société. En tant que parlementaires, nous nous devons pourtant de les anticiper et d’imposer de nouveaux outils pour garantir la juste rémunération des auteurs, ainsi que la pluralité et la diversité des œuvres produites.
Or, dans un contexte de récession internationale, force est de constater que le secteur de l’économie culturelle est aujourd’hui en péril, parce qu’il n’a pas anticipé les changements technologiques, juridiques et financiers qu’il traverse. Plusieurs modèles économiques cohabitent : téléchargement gratuit en ligne, téléchargement payant, abonnement.
Les enjeux économiques de la copie par les particuliers sont considérables. En témoignent les téléchargements quotidiens de films en France, équivalents au nombre d’entrées en salle, sans oublier une chute des ventes de disques de 50 % en cinq ans.
La réponse apportée par le Gouvernement s’inspire des préconisations du rapport Olivennes et des accords de l’Élysée, conclus entre les professionnels de la filière à la fin de l’année 2007, qui reposent sur trois piliers : la dissuasion, la transaction et la sanction. Ce texte de loi place le consommateur au cœur du dispositif et invite les parlementaires à entériner la mise en place d’une autorité de régulation indépendante, la HADOPI, la Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur internet, ayant pour mission de lutter contre le piratage en instituant le principe de riposte graduée, la constitution d’un fichier des internautes contrevenants et la mise en œuvre de sanctions.
Ce dispositif de dissuasion prévoit l’envoi de messages préventifs aux internautes indélicats, de courriers et, enfin, une suspension de l’abonnement en cas de récidive. Ces outils auront une vertu pédagogique, et les industriels, en contrepartie du fichage des pirates présumés, se sont engagés à supprimer les DRM des œuvres référencées dans leurs catalogues, comme cela nous a été confirmé dans la presse aujourd’hui.
En tant que parlementaire et adjointe au maire déléguée à la culture d’une commune de 23 000 habitants, dotée d’une salle de spectacle de 950 places, d’un cinéma et d’une médiathèque, je suis concernée au premier plan par ces mesures et, comme beaucoup de mes collègues élus locaux, par les questions du financement de la production et de la diversité des œuvres culturelles, ainsi que de la rémunération des auteurs.
Les dispositions de ce texte vont engager non seulement la responsabilité des particuliers abonnés, mais aussi celle des élus des collectivités locales qui mettent à la disposition de leurs concitoyens des accès internet dans les lieux publics, notamment les points multiservices, les bibliothèques et les médiathèques.
Pour autant, le principe de riposte graduée, qui s’appliquerait dans la sphère familiale et éducative, apparaît comme un bon outil pédagogique. La sensibilisation des consommateurs à la notion de droit d’auteurs est devenue nécessaire.
C’est pour cette raison que les membres du groupe du RDSE, que je représente ce soir, voteront ce texte sous réserve de l’adoption d’un certain nombre d’amendements.
Pour être nécessaire, ce dispositif n’en est pas pour autant suffisant, madame la ministre. Le Gouvernement doit se rendre à l’évidence. La technologie évolue plus vite que les lois et la relance de la filière ne se fera pas sans prendre des mesures d’accompagnement plus ambitieuses, qui donnent des moyens substantiels à une politique culturelle digne de ce nom : subventionner la création indépendante, faciliter l’accès à la diffusion des œuvres les moins commerciales, renforcer le tissu associatif culturel, pérenniser les structures municipales, et responsabiliser les fournisseurs d’accès à internet et les industriels, notamment les majors.
L’abonné, qui a une obligation de vigilance et de surveillance de l’usage de son accès internet, est bien isolé au cœur du dispositif de riposte graduée. Le fichage des internautes pirates – je rappelle à cette occasion que ces deux mots ne sont pas synonymes – doit avoir, pour être accepté, une contrepartie à sa mesure, à savoir la régulation des rapports entre les industriels, les auteurs et les labels indépendants. C’est pourquoi je regrette que ce texte ait été déposé devant la Haute Assemblée sans que deux préalables soient levés. D’une part, il aurait fallu dresser le bilan complet de l’application de la loi DADVSI, qui a été votée en 2006 et qui ne semble pas avoir porté ses fruits. D’autre part, il aurait fallu évoquer la logique industrielle et celle de la juste rémunération des auteurs.
En substance, ce projet de loi soulève un grand nombre d’interrogations auxquelles il n’apporte pas de réponse, notamment parce que la prévention et la répression, même progressive, ne suffiront pas pour sauver ce secteur d’activités.
J’aborderai, en premier lieu, la question de la rémunération des auteurs. Bien que les moyens de diffuser leurs œuvres se soient considérablement élargis, ils n’ont pas pour autant bénéficié de ces progrès et ils redoutent, dans ce contexte, la mise en place de licences collectives qui dissocieraient l’acte de consommation de leur propre rémunération.
Faut-il vous rappeler, madame la ministre, qu’ils sont déjà à la merci des majors, qui monopolisent leurs catalogues pendant des années et en déterminent les conditions de diffusion ? Il faudra bien pousser les industriels à innover pour mettre en place de nouveaux modes de rémunération des auteurs, en contrepartie de l’adoption de la riposte graduée. En effet, aujourd’hui, il est plus rentable pour un auteur indépendant de vendre directement son œuvre par internet que de passer par un distributeur.
Sur ces questions, le projet de loi reste muet. Nous étions pourtant en droit d’attendre la mise en place d’une politique culturelle plus ambitieuse, notamment en faveur des producteurs indépendants et des artistes.
Le deuxième point sur lequel je reviendrai est celui qui concerne le consommateur. Sa responsabilisation constitue une avancée, mais elle ne peut être le seul levier du changement pour pérenniser l’avenir de la filière culturelle. Par ailleurs, nous ne pouvons pas rester indifférents à la vive inquiétude que soulève la mise en place du fichier des internautes présumés pirates et à la possibilité de suspendre leur abonnement, deux mesures qui pourraient être considérées comme des atteintes aux libertés individuelles. Mais je veux bien croire, madame la ministre, à l’étanchéité de la boîte noire !
Enfin, ce projet de loi soulève une polémique à l’échelle européenne et expose la France à des recours. En effet, il est contraire aux dispositions adoptées par le Parlement européen, en septembre dernier, à l’occasion du vote de l’amendement n° 138 du « paquet Télécom », texte qui confère à l’accès à internet un caractère de droit fondamental pour les citoyens. Par conséquent, la décision d’une telle rupture devrait être prise par une autorité judiciaire.
J’exprimerai un dernier regret avant d’achever mon intervention. Le Gouvernement n’a pas entendu les principales préconisations des professionnels de la filière et du monde associatif, qui attendent la rénovation totale du système de rémunération des auteurs et proposent de nouveaux leviers : responsabiliser les fournisseurs d’accès à internet, les inciter à informer l’internaute sur la législation en vigueur, instaurer une taxe auprès d’eux pour financer un fonds d’aide aux jeunes artistes, envisager, notamment, le développement des nouveaux supports, dont il n’est pas question dans ce texte – téléphonie mobile, disques durs externes et autres MP3 –, l’achat avec période d’essai et le différentiel de TVA, etc..
Telles sont les raisons pour lesquelles les membres du groupe du RDSE resteront très vigilants quant à la mise en œuvre de la répression, notamment l’usage qui sera fait du fichier des contrevenants.
Pour conclure, je rappellerai que la révolution numérique nous impose de trouver un nouvel équilibre des droits : innover pour rémunérer la création, même de façon imparfaite, plutôt que de laisser les auteurs seuls face aux majors, aux diffuseurs et aux annonceurs, pourquoi pas en relançant le débat avec les professionnels autour du concept de licence collective. Il y va de la pluralité, de la diversité, bref, de la pérennité de la création culturelle en France.