Intervention de Bruno Retailleau

Réunion du 20 juillet 2009 à 16h00
Lutte contre la fracture numérique — Discussion d'une proposition de loi

Photo de Bruno RetailleauBruno Retailleau, rapporteur de la commission de l'économie, du développement durable et de l'aménagement du territoire :

Monsieur le président, monsieur le ministre, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, la révolution numérique qui s’accélère sous nos yeux présente deux caractéristiques.

D’une part, elle est planétaire au sens où elle contribue à l’aplatissement de notre monde, ainsi que l’aurait dit Thomas L. Friedman, et elle est mondiale, comme on l’a vu récemment avec le rôle qu’a joué internet dans l’élection américaine et aussi dans la diffusion de l’information pour couvrir les événements malheureusement beaucoup plus graves qui se sont produits en Iran.

D’autre part, il s’agit non pas d’une simple mutation technologique, mais d’une rupture radicale qui modifie l’ensemble des activités humaines. Cette révolution numérique aura demain des impacts sur notre façon de communiquer, de travailler, de nous former, ou encore de nous soigner, comme l’a souligné tout à l'heure, à juste titre, Xavier Pintat. De même, elle transforme notre modèle économique, nos systèmes de production.

Le plan France Numérique 2012 avait fixé un objectif de 30 % en termes de contribution à la croissance mondiale à l’horizon 2015, ce qui est considérable. Au moment où la France traverse une crise économique profonde et où elle cherche un nouveau modèle de croissance, nous partageons, me semble-t-il, madame la secrétaire d'État, cette conviction, cette certitude même, que l’économie numérique sera demain l’un des leviers essentiels de ce nouveau modèle de croissance, qui permettra de libérer des énergies et, surtout, de créer de la valeur ajoutée, donc de nombreux emplois.

Avec le haut débit, notre pays a su négocier correctement la première étape de la révolution numérique. Avec un peu plus de 18 millions de foyers connectés, nous avons l’un des taux de pénétration les plus élevés d’Europe et, surtout, les meilleures offres au monde pour ce qui concerne, par exemple, la télévision par ADSL ou le téléphone sur IP.

Toutefois, nous ne pouvons nous en satisfaire, car cette étape sera très vite dépassée. Nous voyons déjà poindre une nouvelle étape avec le très haut débit, pour une raison très simple : les nouveaux usages font apparaître une interactivité de plus en plus grande, ainsi qu’une plus grande consommation d’images. Demain, nous serons dans la réalité virtuelle, et les débits seront de plus en plus importants. Nos vieux réseaux deviendront donc très rapidement obsolètes. C’est pourquoi il nous faut penser à la nouvelle génération de réseaux pour le XXIe siècle, avec bien entendu la fibre optique. De ce point de vue, notre pays a sans doute des atouts, mais aussi des fragilités.

En effet, monsieur le ministre, la France est vraisemblablement l’un des pays au monde où la ruralité est la plus importante. En tout cas, en Europe, nous sommes le grand pays de la ruralité : 50 % de la population française vivent dans des communes de moins de 10 000 habitants. La ruralité au sens où on l’entend généralement concerne 31 % de la population et plus de 70 % du territoire. À terme, la révolution qui s’annonce sera capitale, et nous ne pouvons laisser un espace aussi important sur le bord de la route. Le risque d’une France à deux vitesses, avec un internet des villes et un internet des champs, est extrêmement important.

C'est la raison pour laquelle la proposition de loi de Xavier Pintat est la bienvenue et tombe à point nommé, alors même que l’on réfléchit au déploiement de ces nouveaux réseaux. En outre, elle rappelle que le très haut débit constituera l’infrastructure essentielle de la société de l’information de demain.

Je tiens à revenir sur les deux dispositifs qui me semblent importants en matière de planification.

Il s’agit, d’abord, des schémas directeurs territoriaux d’aménagement numérique à l’échelle minimale d’un territoire départemental, qui ont vocation à assurer une péréquation entre les zones plus denses et les zones moins denses.

Il s’agit, ensuite, du fonds d’aménagement numérique des territoires. En effet, il est évident que l’État ne pourra pas se désintéresser financièrement du déploiement du très haut débit dans notre pays ; j’y reviendrai tout à l'heure.

La commission de l’économie a travaillé dans des délais extrêmement courts ; je remercie d’ailleurs Xavier Pintat de l’avoir rappelé. Toutefois, nous avons tenu à conserver l’esprit de la proposition de loi, tout en l’enrichissant. Nous avons établi deux constats : premièrement, il faut essayer de réduire la fracture numérique qui existe déjà, y compris pour ce qui concerne le haut débit ; deuxièmement, il convient d’anticiper et de prévenir l’apparition d’une nouvelle fracture numérique, avec le très haut débit et la fibre optique.

J’aborderai d’abord la question de la réduction de la fracture numérique d’aujourd'hui, et non de demain, en évoquant la TNT, l’outre-mer et la montée en débit.

La télévision numérique terrestre connaît un grand succès en France, puisque 88 % du territoire sont désormais couverts et elle est aujourd'hui adoptée par les deux tiers de nos compatriotes, qui ont équipé au moins l’un de leurs postes de télévision. La loi relative à la modernisation de la diffusion audiovisuelle et à la télévision du futur avait posé un principe assez simple : 100 % des Français pourraient avoir accès à la télévision numérique, dont 95 % par le biais du réseau hertzien terrestre et 5 % via d’autres moyens, tels le satellite ou l’ADSL, par exemple. Or, aujourd'hui, le Conseil supérieur de l’audiovisuel, ou CSA, souhaite aller au-delà, ajoutant à l’objectif de couverture de 95 % du territoire un correctif cible départemental de 91 % à partir duquel seront numérisés les petits émetteurs qui couvrent des zones de 500 habitants. C’est un point important.

La position du CSA est actuellement attaquée par un certain nombre de chaînes qui aimeraient réduire le nombre d’émetteurs numérisés. Nous considérons qu’il ne faut pas aller dans ce sens et souhaitons donner une force législative au dispositif envisagé par le CSA.

De même, nous avions imaginé la création d’un fonds d’aide – je sais que le Gouvernement y songe également ! – afin que tous les ménages qui habiteront dans une zone d’ombre numérique et ne recevront pas l’hertzien terrestre puissent s’équiper pour bénéficier, notamment, d’une réception satellitaire. Toutefois, cette mesure est tombée sous le coup de l’article 40 de la Constitution. En conséquence, nous proposerons la remise d’un rapport au Parlement par le Gouvernement, pour inciter ce dernier à faire des propositions, car la création d’un tel fonds est capitale, mes chers collègues. Certes, un autre fonds existe déjà, mais il traite de la fracture sociale pour les personnes exonérées de la redevance audiovisuelle.

J’en viens à la fracture numérique de l’outre-mer. Il n’est pas normal que nos compatriotes ultramarins paient beaucoup plus cher que leurs compatriotes métropolitains des services moindres. Un certain nombre d’amendements de nos collègues ultramarins viendront enrichir ce texte et nous nous montrerons bienveillants à leur égard.

L’autre défi concerne le très haut débit, avec la fibre optique. Comment anticiper l’apparition d’une nouvelle fracture numérique, plus grave encore que la première ?

Comme je l’ai indiqué, la mise en place du réseau nouvelle génération, le réseau du XXIe siècle, est essentielle pour la société de l’information de demain. L’enjeu est considérable en termes de coût – entre 30 milliards et 40 milliards d’euros pour tout le territoire français – et en matière de croissance et d’emplois : la Commission européenne vient d’évaluer le déploiement du très haut débit en Europe à 1 million d’emplois et à une croissance supplémentaire annuelle de 0, 6 %.

L’enjeu est également considérable en termes de menaces : si l’on ne régule pas le marché, 60 % de la population française n’auront pas accès, demain, au très haut débit.

De tels enjeux suffisent pour décider que le très haut débit sera un grand chantier national. Nous devons avoir l’objectif ambitieux de couvrir un maximum de la population française à l’horizon 2020.

Il ne saurait y avoir d’investissements aussi massifs sans une stratégie nationale volontariste et partagée afin de la soutenir dans la durée. C’est ainsi que la commission de l’économie a commencé par poser des principes d’action, ainsi qu’un cadre général de déploiement de ce nouveau réseau.

Pour ce qui concerne les principes d’action, l’État devra avoir un rôle majeur dans la définition de cette stratégie et dans son pilotage. Il devra aussi coordonner l’ensemble des acteurs et mobiliser les ressources financières nécessaires. En effet, il ne sera pas possible de déployer un tel réseau sur tout le territoire sans une intervention financière de l’État, d’une façon ou d’une autre.

Dans tous les grands réseaux, ce sont les opérateurs privés qui ont lancé le mouvement ; on l’a vu pour les chemins de fer au XIXe siècle. Cependant, à un moment donné, l’État est venu coordonner ce mouvement et le renforcer. Le régulateur aura donc un rôle très important à jouer pour favoriser un écosystème, avec un double souci : celui de la concurrence, bien sûr, mais tempéré par celui des investissements, afin d’inciter les opérateurs à déployer le réseau sur tout le territoire.

Les collectivités auront également un rôle essentiel en la matière, car elles bénéficient désormais d’une expertise. Il faudra utiliser toutes les technologies disponibles : la fibre optique, bien sûr, mais aussi, dans les territoires très peu denses, les technologies hertziennes de nouvelle génération qui seront, me semble-t-il, très utiles.

Tels sont les principes d’action que nous avons inscrits dans le rapport et que nous vous proposerons de retenir au travers d’un certain nombre d’amendements.

S’agissant du cadre de déploiement, la donnée cardinale est la densité démographique. Il existe aujourd’hui un consensus entre tous les acteurs – opérateurs, État, régulateurs – pour considérer qu’un découpage du territoire en trois zones est certainement cohérent.

La zone I, très dense, est chiffrée à environ 5 millions de foyers par l’ARCEP. Cette zone supportera, par les seules forces du marché, le déploiement de plusieurs réseaux : ce sera un déploiement avec une concurrence par les infrastructures.

La zone II, un peu moins dense, concernera entre 6 millions et 12 millions de foyers. Il faudra y favoriser un modèle coopératif, encourageant la mutualisation, afin que les opérateurs ne se dispersent pas sur plusieurs investissements et puissent rassembler leurs forces.

Dans la zone III, très peu dense, l’intervention publique, disons-le franchement, sera impérative.

Vous l’aurez compris, mes chers collègues, l’objectif visé dans la zone I sera d’encourager la concurrence, qui constituera, sur ces territoires, le gage d’une couverture rapide et de qualité.

On ne part pas de rien en termes d’équipement, puisque déjà 4 millions de foyers se trouvent à proximité d’un réseau de fibre optique.

On ne part pas non plus de rien sur un plan juridique. La loi de modernisation de l’économie a posé un certain nombre de principes de mutualisation, sur lesquels je ne reviens pas. Depuis, le régulateur a aussi fait en sorte que l’accès au génie civil soit ouvert, étant rappelé que cet accès représente 50 % à 80 % du coût de déploiement des réseaux de fibre optique. Désormais, l’accès au génie civil de l’opérateur historique pourra également servir aux opérateurs alternatifs.

Dans cette nouvelle zone, nous avons souhaité encourager un principe de neutralité technologique. Il doit être possible de déployer des fibres surnuméraires – ce que l’on appelle l’architecture en monofibre ou en multifibre – et, dans ce cadre, nous nous fixons un double objectif : éviter de revenir à une monopolisation de la phase terminale des réseaux de sous-boucle locale, et assurer dans le même temps un partage équitable des coûts. Il ne faut pas décourager les investissements ou permettre des comportements de passager clandestin à ce niveau.

Pour la zone II, dans laquelle ce modèle coopératif devra être encouragé, il faut donner à l’ARCEP les moyens de définir un point de mutualisation qui soit le plus couvrant possible, afin d’englober des périmètres beaucoup plus larges que ceux de la zone I.

Enfin, s’agissant de la mutualisation de la phase terminale des réseaux de boucle locale, une coordination sera indispensable pour faire en sorte d’obtenir des coinvestissements ou un partage du territoire. Bien entendu, les modèles retenus devront être euro-compatibles.

Madame la secrétaire d’État, vous avez annoncé, au mois de mai dernier, la création une société de coinvestissement, ou du moins d’un mécanisme de financement articulé autour de la Caisse des dépôts et consignations. Ce mécanisme est important. Pour autant, il ne privera pas le régulateur de la possibilité de déterminer, si nécessaire, des offres de gros, tel que c’est le cas aujourd’hui en matière de dégroupage.

Il est bien clair, mes chers collègues, qu’il faudra mobiliser toutes les technologies, fibre ou réseau hertzien, dans la zone III, la plus rurale ; j’y reviendrai lors de la discussion des amendements. L’intervention publique sera déterminante sur ces territoires.

Elle sera déterminante en matière de planification : les schémas directeurs sont bien sûr absolument nécessaires.

Elle sera déterminante en termes de réglementation. Ainsi, la commission a repris un amendement déposé par l’un de nos collègues sur les droits à la tranchée. Ce point me semble capital : il faut mobiliser tous les réseaux et tous les travaux de génie civil.

Elle sera déterminante s’agissant du fonds d’intervention. D’ailleurs, nous avons souhaité conserver ce fonds afin de concrétiser la nécessaire intervention financière de l’État dans le déploiement du réseau de fibre optique en milieu rural. Par le passé, l’État est intervenu pour assurer l’organisation et la péréquation du financement du réseau ferroviaire, du réseau de téléphonie fixe et du réseau d’électricité.

Nous n’avons pas retenu l’idée d’une taxe imposée aux opérateurs, ce qui aurait sans doute été le plus sûr moyen d’arrêter le déploiement de la fibre optique en France, y compris dans la zone I, la plus dense. Mais il me semble que d’autres solutions sont envisageables.

Ainsi, je souscris à la proposition de Xavier Pintat visant à mobiliser l’emprunt national sur ce sujet. Nous pourrons également compter avec les recettes sur les « fréquences en or » du dividende numérique et sur les fonds européens.

Il existe donc un certain nombre de pistes, que nous souhaitons explorer. Mais il n’y aura pas de grand réseau de fibre optique en France, en zone rurale, sans une intervention financière de l’État : c’est le principal message que nous souhaitons adresser au Gouvernement !

Mes chers collègues, nous sommes au début d’un très grand chantier et je crois que nous aurons à tirer les leçons de l’expérience.

Nous devrons, bien sûr, être fermes sur les objectifs, en restant pragmatiques et très souples sur les modalités. Dans ce dossier, qui représente un enjeu considérable pour notre future croissance, notre ambition est double : faire de la France une grande nation numérique en créant, dans notre pays, l’un des environnements numériques les plus avancés au monde, et ne laisser aucun territoire sur le bord du chemin.

Le principe d’égalité est chevillé au corps de chaque Français. Même si, on le sait bien, il n’est pas identique au principe de l’égalitarisme, l’État républicain doit en être le garant. Ce point est essentiel pour respecter cette double ambition.

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