Monsieur le président, monsieur le ministre, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, nous voici réunis, à quelques jours de la fin d’une session extraordinaire, pour débattre d’une proposition de loi émanant de la majorité, dont le titre donnait à penser qu’elle avait été élaborée dans un souci d’intérêt général.
Cependant, au-delà de cet affichage, et malgré les efforts de la commission, que je tiens à saluer, les délais qui nous ont été imposés ne pouvaient permettre un travail législatif efficace, compte tenu de l’ordre du jour de la semaine qui débute.
La commission de la culture a nommé en urgence un rapporteur pour avis, mais cet avis est resté bien discret, pour ne pas dire qu’il a été étouffé, alors que de nombreux points auraient certainement dû faire l’objet de vifs débats, moins de deux semaines après l’adoption de la très discutable loi dite Hadopi 2.
En effet, la fracture numérique est un véritable sujet de société, qui mériterait mieux qu’une discussion précipitée dans la mesure où elle est le reflet d’inégalités sociales et territoriales dont la résorption représente un enjeu allant au-delà de l’amélioration de la compétitivité de l’économie.
Les arguments développés dans l’exposé des motifs du texte et dans le rapport de la commission, à la fois généraux et techniques, visent à justifier des dispositions que nous combattons depuis des années.
En premier lieu, ce texte est un nouveau moyen d’entériner le désengagement de l’État au profit du marché, qui est désormais l’alpha et l’oméga. Il résulte d’ailleurs de la transposition de directives européennes comme le paquet « télécoms », fondé sur des options idéologiques ultralibérales.
En second lieu, la dérégulation d’un secteur d’intérêt général comme celui des communications selon le dogme de la concurrence libre et non faussée a conduit à renforcer les prérogatives des grands groupes privés, qui accroissent leurs bénéfices au détriment de nos concitoyens, notamment de ceux d’entre eux qui vivent loin des centres d’activité, dans des territoires mal ou pas desservis par les technologies numériques, qu’il s’agisse d’internet, de la téléphonie mobile, de la télévision ou de la radio, et qui ne disposent pas des savoirs requis pour maîtriser les outils de communication les plus récents.
De surcroît, les dispositions relatives à l’accès au haut ou au très haut débit placent une nouvelle fois au pied du mur les collectivités locales, dont nous sommes les représentants : soit elles acceptent de financer le progrès, malgré la baisse constante de leur dotation globale de fonctionnement et l’amputation inéluctable des ressources tirées de la taxe professionnelle, soit elles seront stigmatisées et dénoncées comme hostiles au progrès et insensibles à la question de l’attractivité territoriale.
Tous les efforts déjà accomplis doivent être intensifiés avec moins de recettes, donc avec l’appui du secteur privé marchand. Ce dernier sera largement gagnant, la proposition de loi de notre collègue favorisant clairement les investissements privés qui seront consentis pour la couverture en haut et en très haut débit de nombreuses villes et régions, notamment en permettant leur défiscalisation.
Je ne reviendrai pas sur les chiffres exposés dans les différents rapports et avis des commissions, conseils et autorités compétents, car ils ne sont que le reflet des inégalités engendrées par le reflux général des missions régulatrices de l’État. Nous avons maintes fois dénoncé cette tendance lourde à la dérégulation et à la course à la rentabilité, en particulier en 2003, lors de la discussion de la loi pour la confiance dans l’économie numérique et de la loi relative aux obligations de service public des télécommunications et à France Télécom, et plus récemment, en 2007 et en 2008, à l’occasion de l’élaboration de la loi relative à la modernisation de la diffusion audiovisuelle et à la télévision du futur ou de la loi de modernisation de l’économie.
Pourtant, le constat est unanime : en ce qui concerne l’audiovisuel, l’extinction de la diffusion analogique interviendra avant que tout le territoire ne soit couvert par le numérique. Les plus âgés et les plus fragiles de nos concitoyens, qui sont parfois aussi les plus concernés par l’éloignement physique ou cognitif des moyens de communication, se trouveront alors laissés pour compte. À cet égard, le bilan du GIP France Télé Numérique n’est guère brillant en termes de soutien à l’équipement des ménages – mais sans doute les principales chaînes tiendront-elles un jour leurs engagements de 2007…
Le déploiement de la fibre optique devait être le moyen de résorber cette fracture technologique. Toutefois, l’abandon du modèle fondé sur la péréquation qui prévalait avec l’opérateur public, devenu aujourd’hui « historique », a sans aucun doute interdit de mener le plan câble à son terme et de diffuser cette technologie sur l’ensemble du territoire. Au lieu de mettre au cœur du dispositif un pôle public des communications qui soutiendrait le développement des réseaux de fibre optique, des réseaux sans fil ou des boucles Wimax, on offre une nouvelle chance aux grands groupes privés de capter le dividende numérique et de renforcer leurs positions oligopolistiques, au détriment des collectivités territoriales, qui devront financer des infrastructures lourdes, et, en dernier ressort, du portefeuille de l’usager final.
À ces solutions inégalitaires, à ce énième rapport commandé à l’ARCEP pour faire le point sur les zones blanches et les zones d’ombre que la libre concurrence entretient, nous opposons une réponse articulée non pas selon de nouveaux schémas territoriaux du numérique, mais autour d’un véritable service universel du numérique, du rétablissement d’un fonds de péréquation alimenté par les opérateurs qui, grâce à leurs ententes sur les prix, ont accumulé de substantiels bénéfices et, finalement, d’une intervention forte de l’État en faveur des territoires ruraux, des zones de montagne ou des quartiers périphériques, dont les habitants ne doivent pas rester à l’écart du progrès, mais se voir au contraire garantir l’accès aux technologies numériques en matière de communications.
Cette intervention ne doit pas devenir le dernier poste de l’emprunt national, ni reposer sur le seul engagement de la Caisse des dépôts et consignations. Mes chers collègues, la lutte contre la fracture numérique passe aussi par la mise en place d’un service universel du numérique, par la création d’un pôle public des télécommunications et par une réflexion sur les contenus, les logiciels libres, les droits d’auteurs ou la place des médias associatifs ou locaux. La fracture territoriale et sociale induite par les inégalités d’accès aux technologies ne sera pas réduite par le recours accru au marché et à la libre concurrence !