Monsieur le garde des sceaux, certains de vos prédécesseurs avaient une autre conception de l’excellence d’un texte… Qu’il s’agisse d’un projet ou d’une proposition de loi, il est toujours préférable que le sujet du débat soit clairement posé.
Or, en l’espèce, nous examinons un texte dont les quelque 150 articles portent sur une multitude de thèmes divers, ce qui permet d’éviter la tenue de débats approfondis sur des sujets précis et de faire passer subrepticement certaines dispositions qui ne sont pas sans importance. On nous a soumis, par le passé, des lois portant diverses dispositions d’ordre social, d’ordre financier ou relatives aux collectivités locales : j’espère que les prochains gouvernements que j’aurai l’honneur de soutenir ne s’adonneront pas à cette pratique, mais je n’en suis pas tout à fait certain ; aussi resterai-je prudent…
Dans ce contexte, je ne comprends pas que l’on puisse déclarer que tel ou tel amendement n’a pas de rapport avec l’objet de la proposition de loi : celui-ci n’étant pas défini, l’argument ne vaut pas !
Monsieur le rapporteur, j’en conclus que la commission des lois a déclaré irrecevables des amendements pour des raisons totalement aléatoires, puisque l’objet du texte est lui-même aléatoire. Je tiens à le souligner avec force, car il s’agit, en procédant ainsi, d’éviter que certains sujets ne soient abordés cet après-midi. C’est une précaution inutile, aurait dit M. de Beaumarchais, puisque nous allons néanmoins les évoquer… Il eût donc peut-être été plus subtil de laisser ces amendements vivre leur vie !
Cela étant dit, je voudrais maintenant déplorer le fait que l'Assemblée nationale ait adopté conformes trois dispositions qui avaient été votées par le Sénat en dépit de notre forte opposition. Ces dispositions sont à nos yeux tellement attentatoires à des principes essentiels de notre droit que notre groupe en saisira le Conseil constitutionnel.
La première de ces dispositions concerne le classement de sortie des élèves de l’École nationale d’administration.
Nous savons tous que le système des classements présente des inconvénients : nous sommes sans doute nombreux à avoir pu le constater au cours de notre vie étudiante. Le supprimer pourrait donc se justifier, s’il s’agit de le remplacer par une procédure juste et équitable, mais tel n’est pas le cas en l’espèce.
En effet, je le redis, la procédure qui a été imaginée pour l’affectation des élèves sortant de l’École nationale d’administration est particulièrement complexe et donnera nécessairement cours à l’arbitraire. Les élèves devront formuler des vœux, tandis que les grands corps et les ministères émettront des souhaits, puis une commission tentera d’harmoniser ces vœux, ces souhaits et les profils, avant que se tiennent des entretiens informels… M. le secrétaire d’État chargé de la fonction publique a passé plus de trois quarts d’heure à tenter de m’expliquer ce système ! Comme vous, monsieur le garde des sceaux, je me méfie de ce qui est trop compliqué, mais je me méfie également, pour ma part, des procédures informelles, qui sont la porte ouverte à la connivence, au favoritisme et, comme le dit M. Yung, au copinage.
Cela est si vrai que, chose remarquable, lors de l’examen en première lecture au Sénat de cette proposition de loi, les représentants de tous les groupes politiques, sans exception, et en particulier M. de Rohan, ont pris position contre cette réforme. Pourtant, vers 2 heures 30 du matin, deux ou trois mains se sont levées pour voter contre un amendement que j’avais présenté, visant à ce que l’affectation des élèves issus de l’École nationale d’administration s’effectue sur la base d’un classement et dans le respect du principe d’égalité. Notre assemblée a donc émis, pour des raisons que je ne connais toujours pas, un vote contradictoire avec les positions affirmées par les orateurs de tous les groupes…
La procédure d’affectation actuelle, dont nous n’ignorons pas les inconvénients, peut bien entendu être améliorée, mais nous sommes contre le recours à des entretiens informels, qui comporte des risques d’arbitraire, de connivence et de favoritisme. Un principe républicain fondamental est ici en jeu, c’est pourquoi nous saisirons le Conseil constitutionnel. Je l’annonce dès à présent.
La deuxième disposition dont nous déplorons l’adoption conforme par l’Assemblée nationale, qui nous empêchera d’en débattre au cours de l’examen des articles, a trait à une réforme de la procédure administrative, concernant tout particulièrement le rapporteur public.
Il serait trop long de citer ici toutes les déclarations qui ont été faites par les représentants du Gouvernement pour expliquer, notamment à la Cour européenne des droits de l’homme, le rôle éminent de ce personnage. Or, aux termes du texte adopté conforme par l’Assemblée nationale, le rapporteur public n’interviendrait pas dans tous les dossiers ; il n’exprimerait ses conclusions que sur certains sujets fixés par décret.
Je rappelle pourtant que l’article 34, alinéa 5, de la Constitution dispose que la loi détermine les règles constitutives des différentes juridictions. Or, concernant plus précisément le rapporteur public, il est peu douteux que l’article L. 7 du code de justice administrative énonce un principe relevant desdites règles constitutives. Nous sommes conduits à en déduire que le rôle et le périmètre d’intervention du rapporteur public ne sauraient être déterminés que par la loi, et non par un décret, comme le prévoit la rédaction actuelle de la proposition de loi, dont le dispositif est donc contraire à la Constitution. Voilà pourquoi nous en saisirons le Conseil constitutionnel.
Enfin, nous saisirons également le Conseil constitutionnel de l’article 54, car celui-ci prévoit que tout contrat conclu par une personne morale de droit public peut comporter une clause stipulant que des pénalités peuvent être infligées au cocontractant s’il ne respecte pas le code du travail. Cela signifie que deux contractants peuvent se mettre d’accord a priori sur le fait que le non-respect de la loi par l’un d’eux donnera lieu à une indemnisation. Il y a là, nous semble-t-il, une atteinte à la loi qui méritera d’être sanctionnée par le Conseil constitutionnel.
Vous le voyez, mes chers collègues, il peut arriver que, au détour de l’élaboration d’un texte de simplification et d’amélioration de la qualité du droit – qui ne souscrirait à de tels objectifs ? –, soient adoptées des dispositions non dénuées de conséquences…
Après avoir remercié M. le rapporteur et appelé l’attention de notre assemblée sur le fait que l’application qui a été faite de notre règlement peut prêter à discussion et à contestation, j’indique que, en particulier pour les raisons que je viens d’évoquer, notre groupe ne pourra voter ce texte en l’état.