Monsieur le président, mes chers collègues, la maison France brûlerait-elle ?
Y a-t-il péril en la demeure au point de créer, dans la précipitation, « une commission d'enquête sur l'immigration clandestine pour appréhender l'ensemble du phénomène et ses conséquences », ainsi que le précise l'exposé des motifs de la présente proposition de résolution ?
Etait-il urgent d'inscrire à notre ordre du jour ce texte qui ne donnera finalement lieu, faute de temps, qu'à une heure de débat ?
Nous ne pouvons que nous étonner de la mise en discussion d'une telle proposition de résolution qui, dans le contexte que nous connaissons à l'échelon tant européen que national, paraît aussi inopportune que déplacée. En effet, elle est déposée quelques semaines après les drames qui se sont déroulés dans les deux enclaves espagnoles situées au Maroc, où des innocents ont été tués par balles en tentant de franchir la frontière quand de nombreux autres ont été blessés, déportés, abandonnés en plein désert sans eau ni vivres.
L'Union européenne, qui mène depuis des années une guerre larvée contre les migrants et les réfugiés, a franchi cette fois une étape supplémentaire. Il s'agit là de l'un des exemples les plus significatifs des conséquences de la logique répressive par laquelle l'Europe a choisi de traiter la question des migrations.
L'Union européenne a décidé de financer la répression contre les migrants, notamment en promettant de verser au Maroc 40 millions d'euros à condition que celui-ci s'engage à lutter contre l'immigration clandestine. Un tel procédé traduit la volonté de l'Union européenne de se défausser du problème des migrants sur les pays tiers de transit comme le Maroc ou la Libye tout en renforçant la forteresse Europe.
Pudiquement, cela s'appelle l'« externalisation du traitement des réfugiés ». En termes plus crus, cela revient à parquer les demandeurs d'asile dans des camps de réfugiés aux portes de l'Europe. Or une telle politique ne remédie en rien aux causes de l'immigration qui sont la pauvreté, les famines, les guerres.
En France, les politiques d'immigration conduisent à expulser du territoire à tour de bras, au mépris des droits les plus élémentaires, des jeunes pourtant scolarisés en France, voire des familles entières, et à multiplier les « rafles » de migrants.
J'ai lu avec attention l'interview qu'a accordée le ministre de l'intérieur à un journal du soir daté du mardi 25 octobre dernier. J'y ai relevé qu'il demandait aux préfets de surseoir aux expulsions d'enfants scolarisés, et ce jusqu'à la fin de l'année scolaire. Est-ce à dire que ces jeunes pourront faire l'objet d'une mesure de reconduite à la frontière dès le mois de juillet 2006, c'est-à-dire en plein coeur de l'été, au moment où les Français sont en congé et donc moins mobilisés ?
En revanche, dans cet entretien, le ministre de l'intérieur ne remettait nullement en cause son objectif de porter le nombre de reconduites à la frontière à 24 000 d'ici à la fin de l'année 2005.
Le Gouvernement va-t-il encore accélérer les « charters », ces vols groupés permettant de renvoyer plus rapidement, plus discrètement et à moindre coût, les étrangers chez eux en les regroupant par nationalité, alors même que les expulsions collectives sont condamnées par la Convention européenne des droits de l'homme ?
Qui plus est, un nouveau projet de loi sur l'immigration est annoncé, lequel vise non seulement à restreindre davantage encore les droits fondamentaux des étrangers, notamment en matière de regroupement familial et d'incidence du mariage sur le droit au séjour et l'accès à la nationalité - ils relèvent pourtant de l'immigration légale -, mais aussi à créer une police de l'immigration et à mettre en oeuvre une politique des quotas.
Le ministre de l'outre-mer, M. François Baroin, a, quant à lui, jugé utile d'aller encore plus loin en annonçant la possibilité de remettre en cause le droit du sol à Mayotte. Ses propos, qui ont provoqué quelques remous au sein du Gouvernement, ont été immédiatement repris dans une proposition de loi déposée par le député UMP de Mayotte.
N'oublions pas que l'été dernier fut meurtrier à plus d'un titre ! Les incendies d'immeubles insalubres à Paris ont mis en avant, s'il était nécessaire, le fait que les étrangers étaient aussi victimes du mal du logement.
Permettez-moi de citer également les deux décrets remettant en cause l'aide médicale d'Etat, et le scandale des conditions de travail des travailleurs saisonniers sous contrat délivré par l'Office des migrations internationales, l'OMI, dans le sud de la France.
Aujourd'hui, d'aucuns voudraient laisser croire que la France est dépourvue de toute législation. Pis, ils ne font rien pour infirmer l'idée selon laquelle notre législation est trop laxiste, constitue un appel d'air et permet à un grand nombre d'étrangers d'entrer sur notre territoire.
Dois-je rappeler que, depuis le retour de la droite au pouvoir, deux lois ont été adoptées voilà moins de deux ans ? Il s'agit de la loi du 26 novembre 2003 relative à la maîtrise de l'immigration, au séjour des étrangers en France et à la nationalité et de celle du 10 décembre 2003 modifiant la loi n° 52-893 du 25 juillet 1952 relative au droit d'asile. Beaucoup s'accordent à dire, y compris dans les rangs de la majorité, que ces deux lois ont considérablement durci la législation en matière de droits des étrangers et d'accès au droit d'asile.
En outre, ces réformes ont permis de jeter nombre d'étrangers en situation régulière dans la clandestinité. Il n'est qu'à citer quelques exemples éclatants des reculs en la matière !
Je pense à la création de nouvelles possibilités de retrait de la carte de séjour temporaire, à l'allongement de la durée du mariage ouvrant droit à l'obtention d'une carte de résident, au renforcement du contrôle de l'effectivité d'une paternité pour la délivrance de plein droit d'une carte de résident. Je pense aussi à la suppression de la délivrance de plein droit de la carte de résident aux étrangers la demandant au titre du regroupement familial ainsi qu'à ceux ayant bénéficié pendant cinq ans d'une carte de séjour temporaire portant la mention « vie privée et familiale ». Je pense encore à la création d'un délit spécifique de mariage simulé, aux nouveaux cas de reconduite à la frontière, à la réforme du régime de la rétention administrative qui se traduit notamment par l'allongement de la durée de rétention de douze à trente-deux jours, à l'augmentation du nombre de places en rétention administrative, à la délocalisation des audiences, etc.
Par conséquent, mes chers collègues, avant de déposer un énième projet de loi, comme cela est annoncé, et avant même de créer une telle commission d'enquête, il nous faut nous interroger.
Quel bilan devons-nous tirer de l'application de ces récentes lois ? Disposons-nous d'une évaluation de la législation en vigueur ? Où en sont les décrets ?
Allons-nous continuer à travailler ainsi, c'est-à-dire à légiférer sans cesse au gré de l'actualité, et à modifier une fois encore l'ordonnance de 1945 ? Ce n'est pas sérieux !
C'est dans ce contexte - qu'il n'était pas inutile de rappeler - qu'intervient cette proposition de résolution tendant à la création d'une commission d'enquête sur l'immigration clandestine.
Je dois l'avouer : parler de laxisme en matière de politique d'immigration, à l'échelon tant national qu'européen, me laisse perplexe. Faut-il comprendre que le pire est encore possible ?
Cela dit, il est vrai que les mesures dissuasives et répressives qui ont été prises tant en Europe qu'en France pour se protéger des mouvements migratoires indésirables - les murs de plus en plus hauts, l'immigration zéro, la fermeture des frontières avec l'instauration de l'espace Schengen - n'ont pas empêché l'immigration de continuer.
Cela me renforce dans l'idée que les politiques qui sont mises en oeuvre ne sont pas tant laxistes qu'inefficaces au regard du phénomène qu'elles sont censées contenir. Et je ne parle pas du danger qu'elles constituent pour les droits de l'homme comme d'un point de vue idéologique !
En réalité, loin d'endiguer ces déplacements, ces politiques les ont rendus plus difficiles, plus coûteux, plus dangereux, allant jusqu'à mettre à mal le respect de certains droits fondamentaux tels que le droit d'asile et la libre circulation des personnes. Qui plus est, elles ont mis en danger la vie même de ces femmes, de ces hommes, de ces enfants, c'est-à-dire de ces exilés en quête de travail et de sécurité au sein de l'Europe. Ainsi, de 1997 à 2004, 4 000 morts et portés disparus en mer ont été recensés aux frontières de l'Union européenne.
Compte tenu des obstacles qui rendent le voyage vers un lieu sûr plus difficile, voire impossible, les candidats à l'immigration se trouvent à la merci des réseaux mafieux, des marchands de sommeil et des employeurs d'une main-d'oeuvre en situation irrégulière taillable et corvéable à merci, dont l'activité se nourrit bien évidemment de ces politiques de fermeture des frontières.
Le nombre croissant de migrants n'est ni un problème temporaire ni le fruit du hasard : c'est la conséquence prévisible de la crise des droits humains dans le monde. Tant que les écarts économiques et sociaux ne cesseront de croître entre les régions du monde qui profitent de la mondialisation du libéralisme économique débridé et celles qui en sont les victimes, il est inévitable que les populations des pays ravagés par la misère, par les conflits ou par l'absence de démocratie continuent de tenter de trouver ailleurs de meilleures conditions de vie, quand ce n'est pas tout simplement le droit de vivre.
En effet, quand 2, 5 milliards d'individus de par le monde vivent avec moins de 2 dollars par jour, quand un habitant de la Zambie a moins de chance d'atteindre l'âge de trente ans qu'un Anglais en 1840, quand l'aide au développement est moins forte en 2005 qu'en 1990 - les pays riches ne lui affectant que 0, 25 % de leur revenu national brut -, il n'est pas étonnant que des hommes, des femmes, des enfants migrent, se déplacent pour aller chercher ailleurs, y compris au péril de leur propre vie, ce dont ils sont totalement dépourvus.
Il faut savoir que l'Union européenne n'accueille que 10 % à 15 % des dizaines de millions de personnes réfugiées ou déplacées qui sont contraintes de quitter leur lieu de résidence par la violence.
Contrairement aux idées reçues, les pays sollicités sont bien souvent les Etats voisins des zones de conflit, eux-mêmes très précaires en termes d'économie et d'équilibre politique. On assiste ainsi plus souvent à des déplacements Sud-Sud qu'à des déplacements Sud-Nord.
Autre idée reçue qu'il faut avoir le courage et l'honnêteté de combattre, celle selon laquelle la France serait un « pays d'immigration massive ». Si la France est un vieux pays d'immigration, elle n'est plus un pays d'immigration massive depuis au moins vingt-cinq ans. C'est même le pays d'Europe où la croissance démographique dépend le moins de l'immigration ; tel est, en tout cas, le constat que fait chaque année l'INSEE dans son bilan démographique.
Si la demande migratoire existe à nos frontières, au travers de la procédure d'asile, elle ne peut aucunement être assimilée à une « invasion ». Elle correspond, pour l'essentiel, à un mouvement régulier en provenance de nos anciennes colonies d'Afrique et d'Asie.
Par ailleurs, il faut en finir avec cette hypocrisie qui consiste, d'un côté, à dresser des obstacles pour empêcher les migrants de se rendre en Europe et à expulser tant qu'on peut les étrangers qui y sont déjà installés et, d'un autre côté, à vouloir faire venir des étrangers afin de satisfaire les besoins économiques des pays les plus riches.
Cette immigration utilitaire, « immigration choisie » ou « politique des quotas » - appelez-la comme vous voulez, le résultat est toujours le même ! - est inscrite très clairement dans le Livre vert sur les migrations économiques, publié par la Commission européenne en janvier dernier : il faut « encourager des flux d'immigration plus soutenus pour couvrir les besoins du marché européen du travail et assurer la prospérité de l'Europe ».
Il s'agit là d'une conception purement économique de l'immigration, qui consiste à évaluer le « besoin d'immigrés » des pays européens comme on évalue le besoin de marchandises disponibles sur le marché.
Cette conception figure déjà dans les lois récemment adoptées en France sur l'immigration et le droit d'asile, qui présentent l'immigration sous un angle utilitaire. L'étranger y est, en effet, considéré avant tout comme une main-d'oeuvre devant répondre aux besoins de l'économie libérale et suppléer, pour un temps seulement, au déficit que, en France, certains secteurs économiques connaissent à cet égard.
La présence de l'étranger en France est alors envisagée à titre provisoire : l'étranger - de préférence jeune et en bonne santé - doit être au service exclusif du marché de l'emploi et ne doit surtout pas être tenté de s'installer en France de façon durable ni de faire venir sa famille par le biais du regroupement familial.
On ne peut que regretter que la France n'ouvre pas de nouvelles perspectives de coopération internationale dans lesquelles le respect des droits et des libertés fondamentales serait le préalable à toute législation concernant les flux migratoires. Elle continue, au contraire, comme dans les années soixante, à avoir une politique d'immigration reposant avant tout sur les besoins de son économie.
C'est une vision qui reproduit les mécanismes de la domination, de l'exploitation et de la mise en concurrence des travailleurs - nationaux et immigrés - au profit exclusif du capitalisme.
Cette conception de la « libre circulation des travailleurs », loin de favoriser l'épanouissement des hommes, revient en réalité à piller les pays du Sud de la part de leur population la plus active, la plus dynamique, réduisant dès lors quasiment à néant les possibilités de développement sur place de ces pays.
Vous l'aurez compris, nous sommes foncièrement opposés à la mise en place d'une telle commission d'enquête. Elle risque, selon nous, de cautionner une idéologie qui transpire déjà dans l'exposé des motifs de la proposition de résolution, laquelle souligne : « des difficultés en matière de sécurité dans la mesure où cette immigration est principalement coordonnée par des organisations mafieuses ; des difficultés économiques en raison du travail au noir qui est la conséquence de cette immigration ; des difficultés sociales en raison de la précarité consubstantielle des conditions de vie des migrants ».
On le voit, l'immigration n'est appréhendée ici que sous l'angle des difficultés qu'elle engendre... nécessairement. Cet amalgame entre immigration et insécurité sous les formes les plus variées est inacceptable au moment où des migrants continuent de mourir aux frontières de l'Europe dans une relative indifférence générale.
J'ose espérer que cette commission d'enquête à laquelle nous participerons, si elle est créée...