Intervention de Yves Coquelle

Réunion du 7 mars 2006 à 16h10
Transparence et sécurité en matière nucléaire — Suite de la discussion d'un projet de loi déclaré d'urgence

Photo de Yves CoquelleYves Coquelle :

Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, après des années d'attente, nous voici enfin réunis afin de doter le nucléaire d'une loi spécifique. Il s'agit là d'une avancée importante.

Nous sommes pleinement satisfaits, notamment, de l'intégration dans le domaine législatif de la réglementation et des procédures de contrôle relatives aux installations nucléaires de base.

Pourtant, en ce qui concerne, plus particulièrement, les questions de sécurité nucléaire, nous restons extrêmement réservés sur les dispositions du présent projet de loi.

Ainsi, nous estimons qu'il ne répond pas aux véritables sources d'insécurité en matière nucléaire qui résident, à notre avis, principalement dans la mise en oeuvre de la libéralisation du secteur énergétique.

En effet, les politiques européennes et nationales d'ouverture à la concurrence, de désengagement de l'État et de démantèlement des entreprises publiques comportent des risques importants en termes de sécurité.

Je tiens, à cette occasion, à mentionner le rapport qu'a remis en 2002 l'inspecteur général de la sûreté nucléaire et de la radioprotection, rapport dans lequel il étudiait la situation aux États-Unis, où la libéralisation est très avancée.

Ainsi, concernant la centrale de Davis Besse, il remarquait que « le bon équilibre sûreté-sécurité n'était plus correctement assuré, cette situation ayant conduit progressivement à une implication minimale pour respecter les contraintes réglementaires et à considérer comme normales des situations dégradées ».

En effet, pour rester compétitives dans un marché ouvert, les entreprises s'orientent vers la recherche systématique d'un abaissement des coûts de production. Le risque devient alors une dimension naturelle.

En France, le changement de statut d'EDF, rendu possible par la loi de 2004, et l'ouverture du capital à des investisseurs privés, appellent une transformation des règles de gestion de l'entreprise.

Cette déréglementation s'est traduite par une dégradation effective du niveau de sûreté, qui tire son origine d'une gestion et d'un management tournés essentiellement vers la recherche de gains financiers.

Je rappelle que, depuis maintenant cinq années, les rapports annuels de l'inspecteur général de la sûreté nucléaire et de la radioprotection ainsi que celui des autorités de sûreté nucléaire alertent sur les incidences de la recherche de la compétitivité associée à la libéralisation du secteur. Ils soulignent, notamment, l'évolution des conditions d'exploitation pour tenir compte des aléas du marché et garantir l'augmentation des marges financières.

Par ailleurs, cette recherche de rationalisation des coûts se traduit par une politique de recherche en régression : les effectifs de recherche et développement à EDF ont baissé d'un tiers depuis 1999 et le budget consacré à cette activité est en baisse de 37 %.

De plus, la libéralisation du secteur de l'énergie, associée à la privatisation d'EDF, se traduit également par une place grandissante de la sous-traitance, ainsi que par la dégradation à la fois des conditions de travail et des garanties sociales des salariés : 80 % des doses d'irradiation reçues dans le nucléaire et 70 % des accidents du travail sont subis par les salariés de la sous-traitance.

L'émergence de la concurrence dans ce secteur tend à faire disparaître la professionnalisation des gestes requis.

L'Autorité de sûreté nucléaire souligne à ce sujet : « Lorsque des prestataires d'EDF sous-traitent à des entreprises qui, à leur tour, font appel à la sous-traitance, il devient difficile de contrôler effectivement la qualification de l'intervenant et la qualité des travaux. »

Le recours à l'emploi précaire dans les centrales nucléaires ou électriques est le double de celui qui est observé dans l'industrie, atteignant parfois 70 % dans les activités les plus exposées aux risques professionnels.

Ainsi, nous apprenons de source syndicale que, depuis septembre 2005, « quatre plans d'urgence internes ont été déclenchés suite à des incidents importants » dans des centrales nucléaires françaises.

Cependant, quoi de plus normal dans une société où l'unique objectif des entreprises est la réalisation de bénéfices ?

EDF donne un bon exemple de ces dérives puisque le bénéfice record réalisé en 2005 sert à offrir 1, 441 milliard d'euros de dividendes aux actionnaires, somme qui ne servira donc ni à financer le projet industriel de l'entreprise énergétique ni à augmenter les garanties sociales des salariés.

Il est évident que, dans ces conditions, la sécurité des installations, des personnels et des usagers n'est plus garantie.

Ainsi, non seulement la sécurité nucléaire s'accommode mal du statut privé, mais, de plus, elle exige les caractéristiques du secteur public.

Ces caractéristiques sont, d'une part, une véritable transparence, qui permet aux autorités de sûreté de jouer leur rôle, et, d'autre part, cette « part de régalien », déjà évoquée, qui permet de protéger l'activité des tranches nucléaires des aléas du quotidien.

La maîtrise publique se justifie également parce que la production nucléaire nécessite une vision sur le long terme, intégrant la prise en compte de coûts externes importants : le traitement et la gestion des déchets - dont nous parlerons dans quelques mois -, le démantèlement des installations, la prise en compte des risques nucléaires au travers de contrats que les sociétés privées d'assurance ne sont pas prêtes à couvrir.

Dans ce sens, nous souhaitons, notamment, le retour au statut d'établissement public à caractère industriel et commercial - EPIC - d'EDF, seul capable de garantir la sécurité des personnes et des installations.

Nous souhaitons également qu'il soit confirmé que, dans le secteur du nucléaire, seule une entreprise publique est autorisée à exploiter des centrales de production d'électricité.

Pour cela, il est important de reconnaître qu'en France la confiance dans la filière nucléaire a reposé sur sa mise en oeuvre par une entreprise publique ayant fait ses preuves en matière de compétences techniques et de sécurité industrielle, ainsi que sur la maîtrise de l'activité par des personnels compétents.

Par ailleurs, la sécurité nucléaire dépend de la sûreté des installations. C'est pourquoi nous souhaiterions que des études soient menées sur le vieillissement des centrales, de façon à mettre en perspective les objectifs de renouvellement du parc nucléaire.

Cette démarche est urgente, sachant qu'il faut environ huit années pour construire une centrale.

Il s'agit également d'une question importante pour garantir la sécurité d'approvisionnement énergétique.

Deux conditions doivent donc être remplies pour que soit certifiée la sûreté nucléaire : d'une part, il faut assurer un niveau de sécurité élevé des installations - cela se fait par une maintenance de qualité et la réalisation des investissements nécessaires - et, d'autre part, offrir des garanties sociales et des conditions de travail satisfaisantes aux salariés du secteur.

Bref, la sécurité nucléaire implique nécessairement la maîtrise publique de la politique énergétique.

Pourtant, à l'encontre de ces considérations, la lettre rectificative au présent projet de loi porte création d'une haute autorité de sûreté nucléaire, annoncée par M. Jacques Chirac, le 5 janvier 2006, lors de ses voeux.

Cette nouvelle autorité administrative indépendante serait, selon le Président de la République, chargée du contrôle de la sécurité nucléaire, de la radioprotection et de l'information, afin de renforcer la confiance des citoyens dans le nucléaire.

Nous estimons pourtant que, dans ce domaine, une externalisation de ces services par l'État, loin de garantir une indépendance renforcée, laisse présager, au contraire, une pression accrue des grands groupes industriels sur cette autorité.

Ainsi, nous considérons que l'actuelle direction générale de la sûreté nucléaire et de la radioprotection est une direction efficace et compétente, qui dispose de l'indéniable avantage, étant sous la tutelle du Gouvernement, de permettre concrètement à l'État d'exercer ses missions régaliennes en toute responsabilité.

L'avis rendu par le Conseil d'État en 1999 sur la première mouture de ce projet de loi allait dans le même sens, en affirmant que la sûreté nucléaire est un sujet trop important pour être externalisé par le pouvoir politique.

L'État doit disposer d'une appréciation d'ensemble de la politique de sécurité nucléaire, qui comprend, outre la sécurité civile, la sûreté et les radioprotections.

Dans ce sens, on ne peut que regretter que le Gouvernement se dessaisisse de tout rôle pratique dans l'élaboration de la réglementation relative aux installations nucléaires de base.

De surcroît, ce partage des rôles entre l'autorité nouvellement créée et le Gouvernement, loin de tendre à une clarification des responsabilités, qui est le corollaire d'une garantie de la sécurité nucléaire, est, au contraire, source d'insécurité juridique, et donc, potentiellement, de contentieux.

Nous comprenons également mal que cette autorité, qui ne dispose pas de la personnalité morale, se voie offrir le droit d'ester en justice.

De plus, cette nouvelle autorité va disposer des moyens de la direction générale de la sûreté nucléaire et de la radioprotection. Nous aurions souhaité que, dans ce projet de loi, soient explicités les moyens humains qui seront maintenus dans les services de l'État pour procéder à l'instruction des demandes visant à la création de grandes installations nucléaires.

Quel sera le nouveau statut des inspecteurs de sûreté nucléaires qui seront mis à disposition de l'autorité ainsi créée ? Nous souhaitons des garanties sur ce point.

À l'inverse de ce que vous proposez, madame la ministre, il nous semble au contraire essentiel de renforcer la direction générale de la sûreté nucléaire et de la radioprotection. Cela passe, notamment, par une augmentation des moyens humains et matériels qui lui sont accordés. Il s'agit là d'un moyen efficace de garantir une meilleure sécurité nucléaire.

Je tiens également à souligner qu'aucune obligation européenne ou internationale n'imposait la création d'une autorité administrative indépendante. En effet, les conventions sur la sûreté radiologique de 1994 et de 1997 pointent l'objectif de l'indépendance de l'autorité dans l'exercice de ses fonctions, mais pas celle de l'organisme lui-même.

Plus globalement, la création de cette nouvelle autorité administrative indépendante se fait avec, en toile de fond, la libéralisation du secteur énergétique et la privatisation des entreprises publiques.

L'article 13 du projet de loi est, en ce sens, particulièrement emblématique : en réglementant la procédure relative aux demandes de changement d'exploitation des installations nucléaires de base, il ne distingue pas ce qui relève des installations nucléaires de base productrices d'électricité et ce qui relève des autres installations.

Plus clairement, comment ne pas analyser ce manque de précision comme la porte ouverte à l'ouverture à la concurrence de l'exploitation de l'installation nucléaire civile ? Souhaitez-vous donc permettre à Suez, déjà exploitant en Belgique, de s'installer en France ? La coïncidence de son rachat par GDF est assez significative et laisse présager le pire.

Je citerai, à ce titre, un passage que je trouve particulièrement éclairant du livre du professeur Claude Champaud sur la définition de ces autorités : « Bien qu'administratifs, ces organismes n'ont pas pour seule fonction de veiller au respect du bien public, mais de préserver des intérêts privés dont la sauvegarde est d'intérêt général ». Comment ne pas voir dans cette nouvelle autorité administrative indépendante l'instrument de l'ouverture du marché nucléaire civil ?

Les exemples dont nous disposons dans la mise en oeuvre de ce type de structure nous incitent à nous montrer critiques. Traditionnellement, leur rôle est de garantir la concurrence libre et non faussée en organisant le déclin de l'opérateur historique.

Dès lors, nous ne pouvons accréditer la création de cette nouvelle haute autorité de sûreté nucléaire.

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