Curieux destin que celui du projet de loi dont j'ai pris l'initiative en 1998, en tant que ministre de l'aménagement du territoire et de l'environnement.
J'aurai certainement l'occasion, au cours de nos échanges, de vous exposer les diverses étapes de la réflexion du gouvernement auquel j'ai appartenu et les efforts, partiellement couronnés de succès, que j'ai déployés, pendant cette période, pour améliorer la gouvernance des activités nucléaires, en séparant ce qui relève de l'exploitation, de l'expertise - avec la création de l'IRSN, l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire, par fusion de l'IPSN, l'Institut de protection et de sûreté nucléaire, enfin séparé du Commissariat à l'énergie atomique, et de l'OPRI, l'Office de protection contre les rayons ionisants, qui n'avait, jusque-là, jamais eu réellement les moyens de faire correctement ce qu'on attendait de lui en matière de radioprotection -, du contrôle - avec la mise en place de la DGSNR - et, enfin, de l'information.
L'opportunité de ces réformes n'a pas été réellement contestée. Nous aurions pu - et dû - aller plus loin en convenant que, si nous voulions séparer de façon incontestable exploitation et contrôle, il fallait procéder pour le nucléaire comme pour les installations classées et placer l'exploitation sous la tutelle du ministre de l'industrie et le contrôle sous la tutelle des ministres de l'environnement et de la santé.
Deux préoccupations subsistaient, qui furent traduites dans un projet de loi : l'institution - enfin ! - d'un régime juridique complet des installations nucléaires de base et la mise en place de garanties et de modalités d'accès à l'information.
Présenté et adopté en conseil des ministres le 4 juillet 2001, le texte fut enregistré à la présidence du Sénat en juin 2002, et prestement jeté aux oubliettes. C'est donc avec surprise que nous avons découvert que ce texte allait finalement, quatre ans plus tard, être examiné selon la procédure d'urgence ! Nous aurons l'occasion, au cours du débat, d'expliquer le « pourquoi du comment » de cette soudaine précipitation !
En réalité, le projet de loi n° 326 rectifié n'a plus grand-chose à voir avec le texte sur lequel nous avons commencé à travailler dès son inscription à l'ordre du jour de nos travaux. La lettre rectificative, préparée par le Gouvernement avec une discrétion qui tranche sur l'objectif affiché de transparence, et qu'il nous a présenté quelques jours seulement avant son examen, en modifie totalement l'équilibre général et la philosophie.
J'imagine votre surprise, madame la ministre, à l'écoute des voeux du Président de la République, le 5 janvier dernier. Après l'annonce stupéfiante, sans aucune concertation préalable - ne serait-ce qu'avec les membres du Gouvernement -, du lancement des études de conception d'un prototype de réacteur nucléaire de quatrième génération « qui devra entrer en service en 2020 », le Président demande au Gouvernement « de créer par la loi sur la transparence nucléaire, dès cette année, une autorité indépendante chargée du contrôle de la sécurité nucléaire, de la radioprotection et de l'information ».
Et le Gouvernement de s'exécuter avec une diligence elle aussi étonnante, qui contraste avec l'indolence caractérisant l'examen d'une autre injonction présidentielle : « diviser par quatre nos émissions de gaz à effet de serre d'ici à 2050 ».
Comme le souligne le rapporteur, et j'y vois un hommage à la qualité du travail réalisé entre 1998 et 2001 et à l'objectivité avec lequel il a été conduit, nonobstant des convictions personnelles dont vous n'ignorez rien, ce projet de loi constitue le premier texte offrant un cadre général aux activités nucléaires, qui fonctionnent depuis plus de quarante ans sans base législative !
Il fixe les règles et principes généraux qui lui sont applicables. S'inspirant de la législation sur les installations classées, le projet met en place un régime d'autorisation des INB, confie le contrôle de ces installations à une inspection de la sûreté nucléaire et définit les mesures de police dont l'administration peut faire usage ainsi que les sanctions applicables à un exploitant indélicat.
Il affirme le droit à une information transparente et dote les commissions locales d'information de moyens budgétaires propres, permettant d'assurer leur bon fonctionnement et leur indépendance. Je regrette d'ailleurs que notre rapporteur propose de remettre en cause, par voie d'amendement, cette indépendance financière : ce n'est pas une bonne idée !
Le projet vise également à mettre en place un haut comité de transparence sur la sécurité nucléaire, dont on peut penser, à la lecture du texte, qu'il ne dispose pas de prérogatives plus étendues et d'une légitimité plus forte que n'en avaient les différentes structures ad hoc mises en place au fil du temps.
Mais le point central du projet est incontestablement la création d'une autorité administrative indépendante chargée du contrôle de la sûreté nucléaire, de la radioprotection et de l'information. L'intention est noble, mais, nous le savons, l'enfer est pavé de bonnes intentions !
De quelle indépendance parle-t-on ici ? De l'indépendance par rapport aux exploitants ? De l'indépendance par rapport au corps des Mines, dont sont issus la plupart, sinon la totalité, des acteurs majeurs du secteur nucléaire ? Pas du tout !
Ce dont il est question, c'est de l'indépendance par rapport à ceux qui assument la responsabilité des choix énergétiques de la France, par rapport à ceux qui ont à rendre des comptes devant le peuple français et devant la communauté internationale, via les engagements pris, par exemple, dans le cadre du traité de non-prolifération, sur la façon dont les activités nucléaires, civiles et militaires sont conduites dans notre pays. C'est du dessaisissement du Gouvernement et du Parlement qu'il est question !
Vous vous êtes réjouie, madame la ministre, d'être chargée de présenter ce texte au motif que votre ministère occupe - je vous cite - « une place centrale, majeure, dans le contrôle des activités à risque ». Vous semblez prête à vous dessaisir de cette responsabilité en matière nucléaire !
Comme vous l'avez souligné tout à l'heure, le gouvernement de Lionel Jospin avait, à l'époque, également envisagé la création d'une autorité indépendante, mais y avait renoncé. À l'époque, j'avais argumenté contre cette hypothèse, sans être entendue, avant de recevoir l'aide du Conseil d'État qui, le 3 juin 1999, critiquait le texte en estimant « que le transfert de pouvoirs de décision et de contrôle dans les domaines de police spéciale que sont la sûreté nucléaire et la radioprotection n'est pas justifié, alors que les dispositions envisagées conduisent à une répartition des compétences incertaine et incohérente entre le Gouvernement et l'autorité en cause ».
C'est sur cette base, madame la ministre, que le Gouvernement au sein duquel j'ai eu l'honneur de travailler, prit la sage décision de renoncer à l'autorité « indépendante » que vous nous proposez à nouveau aujourd'hui.
Vous nous dites que le Conseil d'État n'aurait pas formulé d'observations. Serait-il moins curieux que notre rapporteur, qui a noté que le transfert d'un pouvoir règlementaire à une autorité administrative indépendante pourrait poser des problèmes d'inconstitutionnalité au titre de l'article 21 ? La publication de l'avis du Conseil d'État serait bienvenue, madame la ministre.
Ce projet de loi, madame la ministre, est réellement dangereux, et ce pour plusieurs raisons.
Premièrement, il prévoit la création d'une Haute autorité de sûreté nucléaire indépendante du pouvoir politique, mais pas de l'industrie nucléaire !
La Haute autorité est composée de cinq membres, désignés par le Président de la République, le président du Sénat et le président de l'Assemblée nationale au regard « de leur compétence dans les domaines de la sûreté nucléaire et de la radioprotection ». Par ailleurs, « les membres du collège exercent leurs fonctions en toute impartialité sans recevoir d'instruction du Gouvernement, ni d'aucune autre personne ou institution ».
Il ne faut pas être grand clerc pour deviner que le collège sera donc essentiellement composé de personnes dont toute la carrière se sera déroulée dans l'industrie nucléaire ou dans les ministères de la recherche ou de l'industrie. Le sujet l'exige, me direz-vous, sa technicité, sa complexité, en un mot sa « spécificité ».
Sans tomber dans la caricature, il faut admettre que le monde du nucléaire est un monde très « endogamique », très concentré, avec peu d'acteurs, disposant de tous les attributs de la puissance, notamment de réseaux d'influence impressionnants. C'est un monde dans lequel on occupe, tour à tour, des fonctions de conseiller auprès d'un ministre, de directeur d'administration centrale, de dirigeant d'une entreprise du secteur, un monde dans lequel les décisions, dans le domaine civil comme dans le domaine militaire, sont prises de toute éternité par un tout petit nombre de personnes, à Matignon, au CEA, chez EDF, chez AREVA.
Pour dire les choses encore plus nettement, la création d'une Haute autorité, totalement indépendante du pouvoir politique, est une magnifique aubaine pour les plus influents membres de ce qu'il faut bien qualifier de « lobby nucléaire ».
Deuxièmement, ce projet de loi est dangereux en ce qu'il donne à cette Haute autorité un pouvoir exorbitant
Pour faire court, la lettre rectificative au projet de loi semble avoir été écrite par la DGSNR, et la concertation interministérielle réduite à sa plus simple expression...
La Haute autorité, et singulièrement son président, dispose de compétences très étendues en matière réglementaire, le Gouvernement étant invité à homologuer les décisions de l'autorité, en matière de contrôle et d'information.
Cette Haute autorité peut édicter des règlements, à caractère technique, nous dit-on, sans doute pour limiter le risque d'inconstitutionnalité ; disposant d'un pouvoir de police spéciale, elle contrôlera elle-même leur application. Le pouvoir d'information est lui aussi confié à cette autorité indépendante qui demande par ailleurs, si j'en crois le rapporteur, de pouvoir participer aux travaux du Haut comité de transparence sur l'information nucléaire, vidé de tout pouvoir réel.
Inamovible et irrévocable, le président de la Haute autorité est doté de pouvoirs considérables. En matière budgétaire, par exemple, il n'est pas seulement ordonnateur des recettes et des dépenses, il est également chargé de l'ordonnancement et de la liquidation, pour le compte de l'État, en lieu et place des services fiscaux, de la taxe sur les INB, instituée par l'article 43 de la loi de finances pour 2000.
Il propose non seulement les crédits nécessaires à l'accomplissement de ses missions, mais aussi ceux de la subvention de l'Etat à l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire, qui doit aujourd'hui, et devra toujours demain, obtenir du président de la Haute autorité l'autorisation de rendre publics ses avis et travaux ! Sans oublier le financement direct des CLI dont l'indépendance serait, de ce simple fait, largement compromise si nous devions suivre l'avis du rapporteur !
Troisièmement, cette Haute autorité est irresponsable et l'État, démuni.
La Haute autorité ne dispose pas de la personnalité morale. Elle est donc irresponsable, et inattaquable devant la justice.
J'avoue ne rien comprendre à la démonstration de notre rapporteur qui affirme à la page 28 de son rapport : « L'État reste l'unique garant de la sécurité nucléaire, puisque la HASN, non dotée de la personnalité morale, est entièrement intégrée à l'Etat. La seule réelle différence avec la situation actuelle sera son indépendance vis-à-vis des ministres, ces derniers disposant toutefois du pouvoir d'homologation de certaines décisions de la HASN. » C'est trop, madame la ministre !
Et notre rapporteur de poursuivre : « ¨Le Gouvernement dispose toujours de l'ensemble des moyens pour faire face aux crises. » Ce n'est pas ce que j'ai compris, monsieur le rapporteur, en lisant le communiqué du conseil des ministres du 22 février ! Mme la ministre pourra vous le confirmer : elle y était !
On y apprend que « la Haute autorité disposera des services relevant actuellement de la direction générale de la sûreté nucléaire et de la radioprotection, ainsi que des onze divisions territoriales chargées de la sûreté nucléaire et de la radioprotection dans les services déconcentrés de l'État, soit environ 400 agents. »
L'article 38 du projet de loi prévoit d'ailleurs le transfert automatique des agents de l'actuelle « autorité de sûreté nucléaire » à la Haute autorité de sûreté. J'espère, madame la ministre, mes chers collègues, que vous avez entendu les guillemets dont j'ai entouré l'expression « autorité de sûreté nucléaire ». Si, depuis des années, certains l'utilisent, c'est par abus de langage, concernant une direction, certes importante, d'administration centrale et ses services en région. Cependant, aucune loi, aucun décret, ne définit l'autorité de sûreté nucléaire !
Monsieur le rapporteur, dans Le Monde daté du 8 mars, vous déclarez : « l'État [...] disposera toujours de quelque chose comme la DGSNR » ! Voilà qui n'est guère rassurant !
Pour ma part, je tiens à vous alerter, avec la plus grande fermeté : une organisation aussi déséquilibrée ne saurait fonctionner !
Nous voilà donc avec, d'un côté, une autorité administrative indépendante, dotée d'un budget important, de services efficaces, d'un président inamovible, n'ayant de comptes à rendre à personne et, de l'autre, un Etat dessaisi de ses pouvoirs régaliens, sans administration, mais responsable devant nos compatriotes et nous-mêmes.
Qu'en sera-t-il en cas d'accident ? La sûreté des installations nucléaires - centrales de production d'électricité, usines du cycle du combustible, installations expérimentales - est une question extrêmement sensible du fait de l'importance des risques encourus et de l'attention particulière qu'y porte, à juste titre, le public.
De nombreux exemples, dans un passé récent, montrent que les incidents et accidents dont les conséquences auraient pu être graves sont relativement fréquents et que le pouvoir politique est immédiatement confronté aux interrogations des médias et des citoyens : il doit leur répondre et prendre les décisions qui s'imposent à la fois sur les installations elles-mêmes et sur la protection des populations.
Il est important de savoir que le pouvoir politique a, chaque fois, été directement interpellé alors que les informations ne lui ont été fournies qu'au compte-gouttes, et souvent au dernier moment, par une administration jalouse de ses prérogatives et bien déterminée à protéger les exploitants nucléaires. Pourtant, c'est bien cette administration qui, placée directement sous l'autorité des ministres concernés et du Premier ministre, est responsable, en dernier ressort, devant la nation.
Que prévoit le projet de loi ? Le Gouvernement reprendrait la main « en cas d'urgence ». Qui décide et comment, du passage de pouvoir de la Haute autorité au Gouvernement ? Est-ce le président de l'autorité qui se démet lui-même d'une responsabilité qu'il est prêt à assumer quand ce n'est pas grave et dont il se défait lorsqu'il estime que « ça sent le roussi » ? Est-ce le Gouvernement ? Mais, comment ce dernier pourrait-il réagir intelligemment sans aucune information préalable ni personnel à sa disposition ?
La gestion d'une crise nucléaire, déjà difficile lorsque l'organisation est à peu près cohérente, devient impossible dans la situation de confusion et d'irresponsabilité que tend à créer le projet de loi.
Là où nous voulions un contrôle de la transparence nucléaire indépendant, avec des commissions locales dotées de moyens suffisants, là où nous voulions l'amélioration de la sûreté et, bien sûr, la pluralité de l'expertise en matière de nucléaire et de radioprotection, nous récoltons usurpation et abus de pouvoir, démission du politique sur l'une de ses fonctions fondamentales, opacité totale, appauvrissement technique et scientifique, désordre dans le fonctionnement et impossible gestion des crises !
La réforme proposée est dangereuse, en dépit des efforts déployés par les rapporteurs pour améliorer ce qui peut être amélioré.
J'aimerais vous convaincre, madame la ministre, de ne pas démembrer les outils dont vous disposez, et de ne pas confier tous les moyens humains, financiers et techniques de contrôle d'une industrie aussi risquée à cinq personnes désignées pour six ans ! Si vous deviez persister, les Verts voteraient contre le projet de loi que vous nous présentez aujourd'hui.