Madame la présidente, madame la ministre déléguée, mes chers collègues, la conférence de Hong-Kong, qu'elle réussisse ou qu'elle échoue, sera probablement un moment déterminant pour la vie du monde, au moins pour les vingt ans à venir, et ce pour des raisons simples.
Tout d'abord, tous les grands pays industrialisés ont intérêt à ce que les règles commerciales soient convenablement établies.
Ensuite, les pays en voie d'émerger et qui atteignent au même degré de richesse et d'influence au sein des échanges internationaux que ceux que je viens d'évoquer ont besoin de règles stabilisées afin de pouvoir continuer à s'intégrer dans le développement général du monde.
Enfin, et c'est probablement encore plus important, les pays dits en développement, c'est-à-dire ceux qui se trouvent tout à fait au bas de l'échelle économique, ont besoin, plus que d'autres, de pouvoir entrer dans le système. Cela est vrai à tous points de vue : sur le plan culturel, car ils ont aussi des spécificités à préserver, mais aussi au regard, ce qui est plus essentiel encore, de l'espoir minimal à donner à leur population. Notre débat actuel rejoint d'ailleurs celui qui s'est tenu auparavant sur l'immigration.
En effet, il est évident que la pression migratoire sur les pays riches se trouvera d'autant plus allégée, et c'est ce qu'a parfaitement compris le Président de la République, que la pression économique supportée par les pays en développement aura été soulagée.
En conséquence, tous les pays ont intérêt, y compris ceux d'entre eux qui, pour l'heure, n'en ont pas encore conscience, à ce que l'organisation générale du commerce mondial puisse progresser dans le sens que nous souhaitons.
Malheureusement, nous sentons bien que la question alimentaire est en voie d'émerger comme étant le problème majeur, la clé de tous les autres. Sur ce point, plusieurs réflexions peuvent, à mon sens, être faites.
Tout d'abord, il faut souligner que la sécurité alimentaire ne va pas de soi, et que s'en remettre aux flux tendus des échanges internationaux pour la sécurité alimentaire de continents entiers relève de la plus incroyable imprudence. Ceux d'entre nous qui ont un certain âge se rappelleront les années 1945-1955. A cette époque, l'Europe continentale a pu lever les restrictions alimentaires plus rapidement que le Royaume-Uni, qui avait pourtant derrière lui tout le Commonwealth mais qui, ne disposant pas d'une agriculture nationale suffisamment puissante, est resté au moins quatre années de plus que le continent en situation de dépendance alimentaire.
La sécurité alimentaire fait partie, à mon avis, d'un certain nombre de notions que les grands négociateurs internationaux ont quelquefois tendance à oublier, se disant que, après tout, il va de soi que ce qui est vrai pour les échanges de marchandises manufacturées l'est également s'agissant de ce qui constitue la base même de l'existence humaine sur le globe. Je crois néanmoins qu'il faut garder certaines notions élémentaires à l'esprit pour ne pas aborder le volet agricole - ce sera celui, nous le sentons, qui posera le plus problème - exclusivement par le biais de raisonnements intellectuels.
Cela étant, il y a plusieurs façons d'évoquer ce volet agricole. Pour ma part, je voudrais le faire en décrivant devant le Sénat ce que je crois savoir être l'angle d'approche de nos amis et adversaires américains dans cette affaire. Tout à l'heure, M. Bizet en a dit un mot, mais je voudrais insister un peu sur ce point.
Nous sommes devant une situation que vous connaissez certainement, madame la ministre déléguée, et que M. Mandelson devrait connaître, ou du moins un peu mieux intégrer dans ses raisonnements qu'il ne le fait actuellement.
Dans l'état actuel des choses, les Etats-Unis n'abordent pas du tout le volet agricole avec une volonté de contribuer à l'instauration d'un équilibre mondial au sein duquel même les pays les plus pauvres se trouveraient en situation de participer aux échanges internationaux dans des conditions améliorées. Ils adoptent au contraire une attitude résolument offensive, il faut le savoir.
Tout d'abord, à leurs yeux, le problème est d'élargir l'ouverture des marchés aux produits agricoles américains.
Ensuite, les références de discussion qu'ils mettent en avant sont inspirées par la loi agricole américaine, dite Farm bill.
En aucun cas, pour eux, la discussion du futur Farm bill ne doit dépendre des négociations de l'OMC. Le Congrès américain se réserve toute latitude d'adapter comme il l'entendra la politique agricole américaine aux résultats de Hong-Kong, et non l'inverse.
Pour se donner la marge de manoeuvre dont ils ont besoin, ils ont utilisé une méthode qu'ils reprochent aux pays en développement consistant à faire les calculs sur leurs concessions éventuelles non pas en fonction des aides réellement dépensées à l'intérieur de leur système de protection agricole mais par rapport aux plafonds auxquels ils auraient pu recourir s'ils avaient été jusqu'au bout du raisonnement. Comme le Farm bill actuel a été mis en oeuvre dans les années 2001-2002, à une époque où les versements ont atteint des niveaux inenvisageables auparavant, le point de référence auquel s'attachent les Américains ne correspond pas du tout à la situation présente, mais à ce qui s'est passé voilà trois ou quatre ans, dans des conditions économiques et de récolte tout à fait inattendues par rapport aux échanges courants internationaux. Telle est la première constatation.
Si vous considérez ensuite - je tire ces éléments de déclarations de M. Mike Johanns, secrétaire à l'agriculture américain, et de M. Saxby Chambliss, président de la commission agricole au Sénat américain - le joyeux mélange opéré entre la boîte orange, la boîte bleue et la boîte verte, vous vous apercevez que ce que nous proposent les Américains ne leur coûtera probablement pas grand-chose. Le résultat est extraordinaire ! Président du groupe d'amitié France-Etats-Unis du Sénat, je suis un ami des Américains et je rends hommage à leur capacité de négociateurs, à leur rouerie en la matière. Ils défendent leurs intérêts, c'est bien normal, mais ils le font avec des méthodes qui, de mon point de vue, sont parfois un peu excessives.
Nous sommes avertis que, pour autant, le Congrès ne se sentira pas lié pour la future loi agricole et, cerise sur le gâteau, si nous allons jusqu'au bout de certains raisonnements que j'entends ici ou là dans les négociations, l'Union européenne risque de devoir payer trois fois.
Nous savons qu'il n'est pas question, pour les Etats-Unis, de toucher à l'aide alimentaire, laquelle constitue un soutien détourné à l'économie agricole qui n'entre pas dans les calculs des fameuses boîtes. Nous savons également que les Américains ne veulent en aucun cas entendre parler des indicateurs géographiques comme facteurs limitant éventuellement leur capacité d'action sur le marché international - je m'associe, sur ce point, aux propos de M. Ries.
Cependant, la position américaine nous est présentée comme comportant une proposition d'abaissement - que, pour ma part, je crois très largement vide de sens - en contrepartie de laquelle l'Europe doit prendre immédiatement des engagements fermes, par exemple en réformant sa PAC. C'est dit moins brutalement, mais pas très différemment, par M. Blair. Or la politique agricole commune a déjà fait les pas que l'agriculture américaine a faits en sens inverse avec le Farm bill actuel, ce dernier ayant procédé au recouplage des aides alors que nous avons procédé à leur découplage voilà déjà quelques années.
Je suis désolé de voir qu'une négociation aussi importante sur le plan même de l'existence de l'humanité, de conflits de pauvreté, de révoltes, de pressions migratoires que nous voyons se dessiner pour le siècle qui commence, est suspendue à un malentendu - savamment préparé, allais-je dire - sur le volet agricole, alors que tout cela me semble dépasser de très loin le problème de l'éventuelle réforme de la PAC et de ses incidences pour la France.
Si le raisonnement est mené à son terme, c'est tout le système qui s'écroulera, car, en définitive, les pays les plus pauvres - ceux vers lesquels va à juste titre l'attention du Président de la République - se trouveront confrontés à une agriculture européenne qui ne pourra plus leur réserver un traitement particulier et à une agriculture mondiale dans laquelle ils seront directement exposés à la concurrence des pays grands producteurs. Dans cette affaire, d'ailleurs, le groupe de Cairns joue à mon avis sur les deux tableaux. Les pays les plus pauvres seront confrontés aux produits américains pour lesquels les farmers ont pratiquement expliqué au Congrès qu'il était impératif de leur ouvrir des débouchés et d'augmenter la part des exportations américaines.
On peut certes nourrir des espoirs dans d'autres domaines, mais une fois tous ces éléments rassemblés, on s'aperçoit que c'est sur la compréhension de la réalité du dossier agricole que tout va se jouer dans quelques jours, et pas seulement pour nos intérêts mais pour ceux du monde entier.
Madame la ministre, tout en vous assurant du soutien du groupe UMP dans les difficultés que vous devez rencontrer en ce moment, et nous imaginons qu'elles ne sont pas simples, nous souhaitons que M. Mandelson prenne conscience que, derrière cette affaire agricole, qui est sérieuse, les enjeux sont bien plus importants encore. Je souhaite que vous arriviez à l'en convaincre. Même si je ne crois pas à la réussite de la négociation de Hong-Kong, il faut tout faire pour ne pas aboutir à un échec sanglant, car le monde s'en remettrait très difficilement ; nous paierions de plus de vingt ans de désordres un échec majeur.