Rappelons que le Gouvernement aurait dû, en vertu de ses obligations légales et plus précisément de l’article L. 531-2 du code des ports maritimes, présenter un rapport sur l’application du livre V de ce même code, sur la répercussion sur l’ensemble des acteurs de la filière portuaire et maritime des gains de productivité tarifaires des activités de la manutention et sur l’évolution de l’ensemble de la manutention dans les ports français.
De plus, le projet de loi que vous proposez ne prévoit ni étude d’impact des dispositions sur l’emploi et sur les ressources des grands ports maritimes ni la moindre évaluation des outillages qu’il est prévu de céder.
Il serait, vous en conviendrez, inadmissible que les biens appartenant au domaine public portuaire et devant être cédés au secteur privé le fussent à un prix inférieur à leur valeur réelle. Je prendrai deux exemples : à Bordeaux, une grue a été achetée récemment pour 3, 5 millions d’euros et, à Rouen, un portique, pour 8, 6 millions d’euros. Or il est proposé que les ventes d’engins soient réalisées avec un retour pour l’État de 50 %, étant entendu que ces biens seront vendus à très bas prix.
La cession à un tel niveau méconnaîtrait fondamentalement le principe d’égalité en procurant aux acquéreurs de ces biens un avantage injustifié au détriment de l’ensemble des citoyens. Or aucune des dispositions du projet de loi n’apporte de garantie contre la cession à des prix insuffisants.
Sur une question similaire, le Conseil constitutionnel, en 1986, a considéré « que la Constitution s’oppose à ce que des biens ou des entreprises faisant partie de patrimoines publics soient cédés à des personnes poursuivant des fins d’intérêt privé pour des prix inférieurs à leur valeur ; que cette règle découle du principe d’égalité ; qu’elle ne trouve pas moins un fondement dans les dispositions de la Déclaration des droits de l’homme de 1789 relatives au droit de propriété et à la protection qui lui est due ; que cette protection ne concerne pas seulement la propriété privée des particuliers mais aussi, à un titre égal, la propriété de l’État et des autres personnes publiques ».
Au regard de cette jurisprudence, il serait peut-être intéressant que la commission des lois soit saisie pour avis !
Ces évaluations des biens concernés seraient utiles à bien des égards. Elles pourraient montrer que les réformes passées se sont révélées inefficaces pour relancer les ports et que, sans un fort engagement de l’État, rien ne pourra se faire.
Une évaluation des ressources des grands ports maritimes en raison de la perte des redevances sur les outillages et au regard de l’exercice par ces entités de missions de service public est nécessaire pour s’assurer que les ports auront encore les moyens de remplir leur fonction.
Je voudrais maintenant aborder la nécessité du renvoi en commission non plus en raison de ce qu’il n’y a pas dans le texte mais en raison de ce qui y est prévu.
Il est totalement aberrant, au regard du contenu du projet de loi, qu’aucune des autres commissions permanentes du Sénat n’ait été saisie pour avis.
La commission des lois devrait être saisie pour avis en raison de la cession des biens mobiliers et immobiliers appartenant au domaine public.
Il serait utile à la formation du jugement des parlementaires d’avoir des éclaircissements sur les notions d’inaliénabilité du domaine public portuaire, mais également sur celle de domaine public maritime ou fluvial naturel et sur les conséquences juridiques attachées à ces qualifications, notamment en matière d’exercice des compétences de police administrative.
Rappelons que le projet de loi prévoit la possibilité – non l’obligation –, pour l’opérateur privé, de bénéficier de droits réels sur les outillages de caractère immobilier, comme les hangars.
Il peut donc jouir, conformément à l’article L. 2122-6 du code général de la propriété des personnes publiques, des mêmes prérogatives et obligations que le bénéficiaire d’une autorisation d’occupation temporaire du domaine public, et ce pendant soixante-dix ans.
Ces questions sont, bien sûr, complexes et nécessitent un avis éclairé compte tenu de leur importance.
Il est également nécessaire de recueillir l’avis de la commission des finances sur les conséquences de la réforme sur les ressources des ports, par exemple, mais aussi sur l’article 3.
Les ports autonomes sont exonérés de la taxe professionnelle. Les entreprises privées y sont soumises. Cette taxe, qui s’assoit notamment sur la valeur des matériels figurant dans les actifs, est perçue par les collectivités locales, qui en fixent le montant.
Or, en cas d’exonération même temporaire, comme cela est prévu, on risque d’entraîner des demandes d’exonérations de la part d’autres entreprises, de la chaîne logistique, d’entreprises voisines, telles celles de la maintenance, ou à l’autre bout de la chaîne. Ces demandes pourraient être légitimes en vertu du principe constitutionnel d’égalité devant l’impôt.
De plus, quelles répercussions risque-t-on de constater en termes de pression fiscale sur les citoyens ?
Le fait que la privatisation des outillages entraîne en principe leur assujettissement à la taxe professionnelle, alors que ce n’est pas le cas dans d’autres ports européens – en Belgique, en Espagne, aux Pays-Bas ou au Royaume-Uni… –risque d’aboutir à une répercussion de cette taxe par les opérateurs et donc à une augmentation des coûts de passage.
Les modifications fiscales proposées vont donc créer de graves distorsions entre les établissements portuaires, mais également entre les entreprises de manutention ou les opérateurs, selon qu’ils sont dans un port autonome ou un port décentralisé.
Une analyse de la commission de finances sur les solutions fiscales proposées au regard du code général des impôts et des règles de concurrence serait, nous semble-t-il, fort utile aux parlementaires.
Enfin, le projet de loi aura de graves conséquences sur l’emploi direct ou induit, sur le statut des personnels restant dans l’établissement public, celui de ses filiales et celui des personnels transférés.
Nous avons déjà déploré l’absence d’étude d’impact et de bilan en la matière. Cette question n’est pas anodine, car la cession d’un bien relevant du domaine public ne doit pas se faire en dessous de la valeur réelle du bien.
Cependant, il est admis que les contreparties de la cession ne soient pas uniquement financières.
La jurisprudence a admis la cession d’un terrain public à une entreprise privée pour une somme modique, mais à condition que cette entreprise crée un nombre d’emplois déterminé dans un temps déterminé. Ici, il semblerait que ces contreparties ne soient pas possibles puisque la réforme risque au contraire d’aboutir à la suppression d’emplois.
Les articles 8, 9, 10 et 11 du projet de loi traitent exclusivement du droit du travail. Sur le dispositif prévu notamment à l’article 10, il ne serait pas inutile de recueillir l’avis de la commission des affaires sociales. Cet article prévoit que dans la limite de cinq années suivant le transfert du personnel du port autonome vers l’opérateur privé en cas de licenciement économique, le contrat de travail peut se poursuivre avec le grand port maritime. Dans ce cas, l’employeur lui verse l’équivalent de ce qu’il aurait versé pour un licenciement économique.
Cet article pose de sérieuses questions du point de vue de son articulation avec le droit du travail. Tout se passe comme si les indemnités pour licenciement économique constituaient les seules obligations légales de l’employeur. Quid des obligations de reclassement ?
Cette solution n’est pas satisfaisante pour le salarié : la limite à cinq ans tend à réduire là encore sa protection.
De plus, il nous semble inadmissible que cette disposition exonère l’employeur de son obligation de reclassement individuelle et, le cas échéant, des obligations relatives à l’élaboration du plan de sauvegarde de l’emploi.
Une fois de plus, on va dans le sens d’une individualisation des droits des salariés, démarche qui les place dans un rapport de force déséquilibré et défavorable.
Enfin, on se demande dans quelle mesure le port pourra proposer un travail à ces professionnels de la manutention alors qu’il n’aura en charge que des activités résiduelles de manutention.
Sous couvert de relance de l’activité économique des ports, ce texte constitue donc une nouvelle atteinte au service public et à la défense de l’intérêt général, en mettant en œuvre des solutions qui ont montré leurs limites et leurs effets néfastes, et confirme le désengagement de l’État.
Tous les orateurs, ou presque, qui se sont exprimés au cours de la discussion générale ont souligné l’importance qu’il y avait à engager des moyens pour moderniser et ainsi développer les ports. D’aucuns ont même indiqué que les moyens étaient insuffisants et mal utilisés.
On l’a vu pour les dockers : avec 4 000 dockers en moins, on fait peser le manque d’investissement sur les salariés, en tout cas sur ceux qui restent, en créant un gain sur les salaires tout en demandant une productivité accrue.
Par ailleurs, presque tous ont posé des questions au Gouvernement, y compris vous, monsieur le rapporteur.