Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, l’examen des crédits de la mission « Justice » constitue un moment fort de la discussion du projet de loi de finances dans la mesure où ce ministère, sans doute plus que d’autres, revêt une dimension symbolique, dont la connotation est double : d’un côté, la justice incarne une des missions les plus régaliennes de l’État ; de l’autre, elle est le rempart protecteur dont chaque citoyen peut et doit bénéficier, y compris le plus modeste.
En conséquence, l’examen des crédits de la mission « Justice » ne saurait se résumer à un simple alignement de chiffres ou à un froid commentaire de texte sur les dépenses de fonctionnement ou sur ses actions, mais doit être bel et bien une confrontation d’idées, dans le respect des règles d’éthique qui sont celles de la nature même de la République, ce ministère gérant non pas des productions, mais des destins humains.
C’est pourquoi je voudrais aborder, ce matin, la question de l’incarcération, qui, depuis un certain nombre d’années, est, ici ou là, au centre de toutes les discussions relatives à la justice.
En ce début du xxie siècle, cette question atteint son paroxysme en raison de la surpopulation carcérale, indigne d’une démocratie moderne. Comment accepter que, dans certaines maisons d’arrêt – je pense à celle de Rodez, que je connais bien –, les condamnés se retrouvent à sept ou à huit dans une cellule prévue pour cinq personnes, avec, pour résultat, une promiscuité insoutenable entre les personnes en détention provisoire et celles qui purgent de courtes peines ?
Certes, nous n’en sommes pas revenus au temps du bagne de Cayenne, dont la France – je ne l’oublie pas – doit la suppression à une éminente figure du groupe auquel j’appartiens, Gaston Monnerville, à l’époque où, peu avant la guerre, celui-ci exerçait les fonctions de sous-secrétaire d’État aux colonies, avant de devenir plus tard le charismatique président de la Haute Assemblée.
Du reste, comment oublier, madame la ministre, que ce fut dans ce même hémicycle, à quelques mètres de nous, qu’un pair de France, sous la Monarchie de Juillet, un jour qu’il se rendait au palais du Luxembourg, fut si frappé par le spectacle d’un forçat enchaîné conduit par les gendarmes qu’il imagina aussitôt en séance son personnage de Jean Valjean, des Misérables ? Vous l’avez reconnu, je fais référence à Victor Hugo, qui fut sénateur de la Seine et grand militant de l’abolition de la peine de mort.
Partageant une idée chère au grand public et à un certain nombre de juristes, les rédacteurs du code pénal napoléonien ont vu dans la peine privative de liberté une panacée contre la délinquance, avec pour double objectif l’élimination des condamnés mis à l’écart de la société, et, de ce fait, ne pouvant plus lui faire courir de risques, et la dissuasion pour ceux qui voudraient imiter leur exemple.
Mais cette idée était bien antérieure au xixe siècle, conforme à toute une tradition répressive qui faisait de la justice un instrument punitif et non éducatif.
Les choses ont aujourd’hui évolué, et force est de constater que l’emprisonnement n’a pas rempli ces deux rôles qu’on espérait lui voir jouer, et ce pour deux raisons essentiellement : le contexte de surpopulation carcérale et le caractère criminogène avéré de la prison.
La prison n’a donc pas empêché la délinquance de progresser et n’a nullement guéri les condamnés libérés, puisque les récidivistes sont nombreux, et même trop nombreux. Cela nous conduit naturellement à chercher, au moins pour les petits délinquants, toutes les solutions possibles pour favoriser les peines substitutives à l’incarcération.
Pour parvenir à cet objectif, certes sans verser dans l’angélisme mais en demeurant fidèle aux valeurs humanistes, il ne suffit pas d’élargir les possibilités de recours à des mesures de substitution, mais aussi de renforcer leur efficacité.
Tout d’abord, il serait bon d’améliorer la prise en charge des condamnés, afin d’inciter les magistrats à prononcer, dans des délais utiles, c’est-à-dire avant que le prévenu n’arrive en fin de peine, des peines autres que l’incarcération, au sens large du terme : peines de substitution à l’emprisonnement, conversions de peine, placements sous le régime de la semi-liberté.
Les peines de substitution ne trouvent leur pleine crédibilité que par une meilleure prise en charge des condamnés par les services pénitentiaires d’insertion et de probation, les SPIP, ou par l’intensification des liens entre les services du milieu ouvert et ceux du milieu fermé.
Dans le même esprit, on peut encore tenter de relancer un certain nombre de mesures insuffisamment prononcées, comme l’ajournement du prononcé de la peine avec mise à l’épreuve, qui paraît adapté à la petite délinquance, ou la peine de jour-amende, qui est trop peu utilisée. Ne pourrait-on envisager, enfin, de donner à cette peine son plein caractère de solution de remplacement à l’emprisonnement en prévoyant que le condamné devra procéder spontanément au paiement de la somme fixée ?
C’est l’une des pistes qu’il convient d’explorer, en conservant à l’esprit que la semi-liberté est toujours préférable à l’incarcération totale, puisqu’elle évite la rupture des liens sociaux, professionnels et familiaux, et qu’elle constitue ainsi un réel outil de préparation à la sortie.
L’élargissement du champ d’application des solutions de remplacement à l’incarcération englobe donc l’ensemble des peines et des mesures s’exécutant en milieu dit « ouvert ». Il concerne de ce fait non seulement les peines de substitution à l’emprisonnement, mais encore les mesures susceptibles d’être prises par le juge de l’application des peines, qu’il s’agisse des conversions de peine ou de l’exécution de celle-ci en milieu ouvert : suppression du consentement du condamné, remplacement de la contrainte par corps par un travail d’intérêt général, ou TIG, autorisation de prononcé d’un TIG pour les mineurs de treize à seize ans, création de la possibilité d’une libération conditionnelle avec TIG.
Dans la même logique, il conviendrait d’accroître les compétences du juge d’application des peines, qui est le magistrat le plus souvent au contact des condamnés, et de lui confier de nouveaux pouvoirs d’exécution des peines, tout en renforçant ses prérogatives en la matière.
Alors, et alors seulement, l’amélioration de l’efficacité d’une peine pourrait constituer un instrument de réinsertion sociale.
Nous sommes sans doute nombreux ici à considérer que la prévention vaut mieux que la répression, et qu’une bonne politique judiciaire n’a pas seulement pour but d’éviter la surpopulation carcérale. Le renforcement de l’aspect pédagogique de la peine doit être toujours recherché en priorité, tout autant que l’amélioration de la prise en charge des délinquants.
Si, tous, nous nous donnions les moyens d’y réfléchir, le Gouvernement comme le Parlement, l’administration comme le monde associatif, les magistrats comme les avocats, cela constituerait sans nul doute un réel progrès dans la prévention de la récidive.
Repensons les procédures, revisitons la réglementation, laissons les parties concernées s’exprimer, et nous pourrons dépoussiérer l’attirail des peines et les rendre plus efficaces.
À titre d’exemple, les projets individualisés d’exécution de la peine devraient associer davantage les détenus ; c’est une des voies, parmi d’autres, qui permettraient l’amélioration de l’individualisation administrative et judiciaire des peines.
Sous l’impulsion de son président de l’époque, Guy Cabanel, le groupe RDSE, en digne garant des traditions humanistes de la République radicale, s’est longtemps consacré à la recherche de solutions novatrices pour répondre aux diverses questions que je viens d’évoquer.
L’inexorable augmentation de la population carcérale impose non seulement de conduire une réflexion approfondie sur les améliorations susceptibles d’être apportées, mais encore de rechercher des solutions trop timidement envisagées jusqu’ici. En un mot, il nous faut innover.
À cet égard, la surveillance électronique demeure probablement la solution d’avenir. Les progrès techniques, en effet, permettent d’envisager un nouveau mode de contrôle des délinquants en milieu ouvert, de nature à améliorer leurs chances de réinsertion. C’est là une solution de substitution fiable qui, du reste, a fait ses preuves là où les expérimentations ont été mises en œuvre et qui inverse de façon constructive le « tout-prison », que l’administration pénitentiaire ne parvient guère à gérer.
J’ai noté avec intérêt les souhaits que vous avez exprimés, madame le garde des sceaux, en matière de mesures d’aménagement des peines d’emprisonnement : le placement sous surveillance électronique mobile, la semi-liberté, le placement extérieur, le recours à la libération conditionnelle ou aux suspensions de peine, autant de mesures que je ne puis qu’approuver si elles deviennent effectives.
Mais il faudra sans doute bien davantage que des formules pour changer les mentalités, et seule une réelle volonté politique, comme celle qu’avait naguère manifestée notre très estimé collègue Robert Badinter dans son combat pour l’abolition de la peine de mort, pourra venir à bout d’un système dont on mesure aujourd’hui les limites et dont les conséquences pour la réinsertion des détenus sont désastreuses.
Au terme de mon intervention, je mesure l’effort budgétaire particulier programmé par votre ministère. Je ne peux y être insensible, mais, je le répète, l’enjeu est bien plus vaste. Il est d’abord celui du devenir de destins humains ; il est ensuite celui de la dignité d’hommes et de femmes, parfois d’enfants, que nous devons remettre debout, même si la tâche n’est pas facile, j’en conviens ; il est enfin celui d’un équilibre à trouver entre la répression des crimes et l’éducation des peines, c’est-à-dire la définition même de la justice.