Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, avant de parler des crédits de la mission « Justice », permettez-moi de revenir sur le contexte particulier de cette matinée.
Madame le garde des sceaux, je ne peux me satisfaire des éléments de réponse que vous avez apportés tout à l’heure à la suite de la grave affaire mettant en cause les libertés publiques et le droit de la presse, qui vient de survenir.
Je formulerai cinq observations.
Première observation : l’adresse et les coordonnées précises du journaliste, de son journal et de son avocat figuraient au dossier. Par conséquent, était-il bien nécessaire de l’interpeller à six heures quarante du matin, de le menotter, de lui interdire d’appeler son avocat et de lui infliger les traitements qui ont été décrits dans la presse ?
Deuxième observation : un fonctionnaire a-t-il réellement déclaré que ce journaliste est « pire que la racaille » ? Si les faits sont avérés, une enquête s’impose ; s’ils ne le sont pas, que le Gouvernement défende alors ce fonctionnaire !
Troisième observation : le porte-parole de l’UMP, le député Frédéric Lefebvre, a déclaré que le traitement réservé à ce journaliste est « surréaliste ». Il a ajouté que la « méthode utilisée dans une simple affaire de diffamation semble tellement disproportionnée qu’elle nous paraît devoir donner lieu à une enquête ». Le porte-parole de l’UMP viole-t-il l’indépendance des magistrats ?
Quatrième observation : votre collègue Christine Albanel, ministre de la culture et de la communication, a fait part de son souhait « que toute la lumière soit faite sur les circonstances dans lesquelles ce journaliste a été présenté devant la justice ». Mme Albanel demande donc une enquête. Viole-t-elle le principe de l’indépendance des magistrats ?
Cinquième et dernière observation : ce qui est en cause dans cette affaire, c’est la liberté de la presse. Certes, chaque juge d’instruction est libre de recourir aux moyens qui sont à sa disposition ; pour autant, il doit rester dans le cadre de la loi et des principes de la Constitution.
Permettez-moi de rappeler les termes de l’article 9 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 : « Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi. »
Il n’y a jamais eu de mandat d’amener pour une affaire de diffamation. Une affaire de diffamation ne peut en aucun cas entraîner l’emprisonnement d’une personne en vertu de la loi. Par conséquent, il s’agit d’une grave menace aux principes de la liberté de la presse et aux principes fondamentaux qui fondent notre droit.
Madame la ministre, je ne comprendrais pas qu’en votre qualité de garde des sceaux vous ne demandiez pas une enquête précise sur ces faits.
Je reviendrai brièvement sur d’autres éléments du contexte judiciaire qui ont déjà été évoqués par de précédents intervenants.
On constate une perte de confiance de nombre de magistrats et de fonctionnaires dans leur ministre. Elle résulte des incohérences de votre politique pénale, madame le garde des sceaux. Ainsi, par exemple, vous réclamez plus de sévérité pour les mineurs et, dans le même temps, vous fustigez les magistrats ayant décidé l’incarcération d’un mineur qui s’est suicidé durant sa détention.
Je ne reviendrai pas sur les positions prises par le Conseil supérieur de la magistrature le 27 novembre dernier. Il y a eu la forte mobilisation du 23 octobre. Il y a eu le texte signé par 534 magistrats pour dénoncer l’« incohérence des politiques pénales », « les injonctions paradoxales », une politique qui développe les peines planchers tout en demandant des aménagements de peines. Il y a la tutelle sur les procureurs, les mutations de procureurs contre leur gré et contre l’avis du Conseil supérieur de la magistrature, lorsque ces procureurs, voire des procureurs généraux, ne sont pas priés de solliciter leur mutation ! Je pense ne pas inventer.
Dans sa décision du 13 juillet 2008, la Cour européenne des droits de l’homme écrit que, en France, « le procureur de la République n’est pas une autorité judiciaire au sens que la jurisprudence de la Cour donne à cette notion ».
Eu égard à ce contexte, ma question est très simple, madame le garde des sceaux : le temps presse, le malaise existe, que comptez-vous faire pour rétablir tout simplement la confiance ?
J’en viens au projet de budget proprement dit.
Mes collègues évoqueront tout à l’heure la politique pénitentiaire et la protection judiciaire de la jeunesse. Je m’en tiendrai à quelques réflexions sur les actions relevant de la justice.
Comme l’ont souligné les rapporteurs, le nombre de magistrats diminue de 22 cette année par rapport à l’année dernière, et il y aura 217 départs à la retraite en 2009.
Le nombre de recrutements à l’École nationale de la magistrature passera de 250 en 2009, à 140 en 2011 et à 40 en 2012.
En ce qui concerne les fonctionnaires de justice, le déficit est flagrant.
Madame le garde des sceaux, vous annoncez la promotion de 150 agents de catégorie C en greffiers de catégorie B. En fait, et vous le savez parfaitement, il s’agit d’un tour de passe-passe, car ces postes sont non pas créés mais déplacés, 150 fonctionnaires de catégorie C devenant des agents administratifs.
Les effectifs des fonctionnaires de catégorie B subiront cette année une perte sèche de huit postes et 280 départs à la retraite.
Le nombre de greffiers de catégorie B et de secrétaires administratifs sera également en baisse.
M. Vincent Lamanda a rédigé, à la demande de M. Nicolas Sarkozy, un rapport intitulé Amoindrir les risques de récidive criminelle des condamnés dangereux. Il préconise, dans sa recommandation n° 15, de renforcer les secrétariats des services de l’application des peines des juridictions : « Chaque cabinet de juge de l’application des peines devrait comprendre un greffier et un agent administratif. » Nous en sommes très loin.
Ma seconde question, après celles qui concernent l’affaire du journaliste de Libération, est simple : comment faire une meilleure justice avec moins de personnels, moins de magistrats, comment réduire les délais de jugement qui sont, encore aujourd’hui, très importants ? Et je ne dis pas cela dans cet hémicycle par hasard.
J’en viens à la carte judiciaire. Les crédits alloués aux opérations immobilières du fait de la réforme de la carte judiciaire n’apparaissent pas très clairement dans votre projet de budget.
Il est indiqué que 14 millions d’euros seront alloués à la carte judiciaire sans que l’on sache s’il s’agit de crédits destinés à indemniser les personnels des juridictions ou de crédits alloués aux aménagements immobiliers. Pourriez-vous nous éclairer sur ce point, madame la ministre ?
Dans le titre « Dépenses d’investissements », il est indiqué que 15 millions d’euros seront alloués en crédits de paiement au titre des dépenses d’investissement liés à la carte judiciaire pour réaliser les travaux immobiliers. Les autorisations d’engagement s’élèveront à 80 millions d’euros. Or, ces sommes sont largement insuffisantes au regard des investissements qu’impose cette réforme.
Madame le garde des sceaux, en septembre 2007, la direction des services judiciaires a considéré que la seule suppression des tribunaux de grande instance nécessitait 247 millions d’euros pendant une durée de six ans.
Dans mon département, deux tribunaux d’instance – Pithiviers et Gien – seront supprimés à compter du 1er janvier 2010. Selon vos représentants, cette décision n’aura pas de conséquences dommageables puisque des maisons de justice et du droit seront créées. Mais pour que les maisons de justice et du droit aient de la crédibilité, il faut qu’au moins un greffier, membre de l’administration du ministère de la justice y soit affecté. Comment pouvez-vous, après avoir supprimé des tribunaux d’instance, créer des maisons de justice et du droit alors que les postes qui seraient nécessaires à leur fonctionnement sont en diminution ? C’est impossible, sauf à demander aux collectivités locales de payer, mais je crains que ce ne soit difficile pour elles. Par ailleurs, cela ne relève pas de leurs compétences. J’ajoute que la justice est par excellence une prérogative régalienne.
Enfin, les crédits de l’aide judiciaire sont en baisse de 14, 45 millions d’euros en crédits de paiement. Le plafond de ressources reste de 884 euros, ce qui est bien bas pour de nombreux justiciables.
J’aurais souhaité aborder d’autres sujets, mais je ne peux le faire faute de temps.
Madame le garde des sceaux, nous ne voterons pas les crédits de la mission « Justice » pour des raisons qui tiennent à trois mots simples.
Tout d’abord, les moyens : on ne peut pas faire une meilleure justice sans moyens complémentaires.
Ensuite, la cohérence : elle manque à votre politique pénale.
Enfin, et c’est peut-être le plus important, la confiance, qui fait malheureusement défaut.