Or l’encre de ce dernier texte est à peine sèche que, déjà, les auteurs de la présente proposition de loi suggèrent qu’il faudrait revenir sur les règles nouvelles que les assemblées s’appliquent à mettre en œuvre – avec difficulté, certes, mais consciencieusement. De grâce, monsieur Collin, un peu de patience ! Chaque jour nous révèle les effets des réformes engagées depuis 2008. Permettez-moi donc de m’interroger sur le calendrier dans lequel intervient cette proposition de loi, dont les auteurs donnent le sentiment de rouvrir des débats très récemment tranchés dans chacune des assemblées.
J’en viens au contenu même de la proposition de loi. Je ne vois pas ce qu’apporte l’article 1er, monsieur Collin : les groupes politiques des assemblées participent d’ores et déjà à la vie démocratique de la nation en contribuant à l’exercice des différents pouvoirs attribués au Parlement, comme je l’ai expliqué à l’instant.
Surtout, je crois devoir le souligner, à la différence des droits déjà reconnus aux groupes dans les règlements des assemblées, les innovations que vous proposez auraient trait, pour la plupart d’entre elles, non pas à l’organisation interne des travaux des assemblées, mais à l’affirmation des groupes comme acteurs à part entière des relations entre les pouvoirs publics. Or cela change tout !
Tel est le cas de l’article 2 de la proposition de loi, en ce qu’il permettrait aux groupes de demander l’assistance de tout organisme pouvant les aider à contribuer à l’exercice des missions législative et de contrôle du Parlement, qu’il les investirait du pouvoir d’entendre toute personne et qu’il lèverait le secret professionnel dans le cadre de ces auditions. Or ces prérogatives appartiennent aux commissions permanentes.
Tel est également le cas de l’article 3 de la proposition de loi, en ce qu’il donnerait à chaque groupe un droit de saisine identique de diverses instances, notamment les autorités administratives indépendantes. Au passage, je rappelle que les présidents de groupes peuvent déjà inviter les personnes qu’ils souhaitent auditionner. Aucune règle institutionnelle ne leur a jamais interdit de le faire !
D'ailleurs, le signe tangible que ces innovations sont perçues comme étant d’une nature différente de celles qui sont intervenues en 2009 par la refonte des règlements des assemblées est que leurs auteurs ont déposé une proposition de loi plutôt qu’une proposition de résolution visant à réformer le règlement du Sénat. La démarche que vous avez choisie, monsieur Collin, indique clairement la nature de votre objectif.
Pour toutes ces raisons, cette proposition de loi se heurte à des objections juridiques déterminantes.
Tout d’abord, l’affirmation d’un droit des groupes à requérir l’aide de l’administration est contraire à ce qui paraît constituer un principe à valeur constitutionnelle, à savoir la neutralité de l’administration. Aux termes de l’article 20 de la Constitution, le Gouvernement « dispose de l’administration ».
La loi peut, dans une certaine mesure, aménager cette règle pour offrir au Parlement et à ses instances certaines facilités. Toutefois, il faudrait une habilitation constitutionnelle explicite pour que les groupes puissent disposer de l’administration, qu’il s’agisse des services placés sous l’autorité du Gouvernement ou des autorités administratives indépendantes. Jean-Jacques Hyest ne me contredira pas, tant cette règle complique souvent l’activité des commissions et la vie de leurs présidents ; j’ai exercé assez longtemps des fonctions similaires aux siennes à l’Assemblée nationale pour parler de ce problème en connaissance de cause !
À cet égard, la formulation de l’article 4 de la Constitution est bien trop générale pour que l’on puisse y voir un fondement possible à cette proposition de loi, monsieur Collin. Le lien entre le texte que vous défendez et « la participation […] à la vie démocratique » est beaucoup trop ténu.
Quant à l’article 51-1 de la Constitution, non seulement il est inopérant, mais il révèle, a contrario, l’intention du constituant : en ce qui concerne les groupes, celui-ci a voulu des aménagements internes au fonctionnement des assemblées, et rien de plus.
Aucune des dispositions constitutionnelles relatives aux groupes ne permet donc de considérer que le constituant aurait entendu faire de ces derniers des acteurs à part entière du fonctionnement des pouvoirs publics, au-delà des cas qu’elles déterminent.
Pour ces raisons, la proposition de loi me semble contraire à la Constitution.
Mesdames, messieurs les sénateurs, permettez-moi d’ajouter que, dans ces domaines, tout ne tient pas à la modification des règles dans lesquelles se déroule le travail parlementaire. On le sait, la pratique peut aussi être une source de progrès.
J’en citerai un exemple auquel j’ai modestement participé. En 2006, donc avant même la révision constitutionnelle de 2008, en tant que président de commission, j’inaugurais à l’Assemblée nationale la formule des corapporteurs, associant un membre de la majorité et un représentant de l’opposition pour le contrôle de l’exécution d’une loi, une pratique qui a ensuite été consacrée dans les nouvelles dispositions introduites dans le règlement. Personne ne m’a empêché de le faire ! En effet, je considère, et je ne suis pas le seul, que, s'agissant de l’exécution des lois, l’opposition doit être associée au contrôle exercé par la majorité.
Cette formule a montré tout son intérêt : elle permet de donner aux groupes minoritaires un rôle important dans le contrôle de l’action du Gouvernement. D'ailleurs, la réforme engagée par la révision de la Constitution a confirmé ces dispositions.
Je le répète, selon moi, le problème essentiel de cette proposition de loi est qu’elle risquerait de créer une confusion entre le travail des groupes et celui des commissions. Or ces dernières sont essentielles à l’activité des parlementaires. Si les groupes constituent la pierre angulaire du fonctionnement des assemblées, les commissions sont le garant de leur expression. En effet, c’est à travers elles qu’ils peuvent formuler toutes leurs demandes, à due proportion de leur effectif, bien sûr, car la règle, dans toute assemblée démocratiquement élue, est qu’il y a une majorité et une minorité.